Il n’existe pas de définition a priori de l’État social. La figure de l’État social est apparue en Europe, au XIXe siècle, en réponse aux dégâts causés par la révolution industrielle. Celle-ci a généré une nouvelle classe sociale, la classe ouvrière, dont la seule ressource était la location de sa force de travail. Sa condition précaire l’exposait à la pauvreté. A l’origine, l’État social avait pour objectif de mettre la classe ouvrière à l’abri du besoin. Au XXe siècle, l’État social a élargi son champ d’intervention et les salariés, puis les citoyens, ont relayé la classe ouvrière.
Aujourd’hui, il n’existe pas un modèle unique d’État social, mais une pluralité de systèmes. Ils sont le résultat des conflits d’intérêts pour le contrôle de l’orientation des sociétés et reflètent de ce fait le compromis social, qui permet à chaque société d’exister. Cette approche appelle une lecture historique de l’émergence des premières formes d’État social à travers les étapes stratégiques où les conflits fondamentaux sont parvenus à s’institutionnaliser.
Genèse de l’État social – Diversité historique
La genèse de l’État social s’enracine dans des approches très différentes : politique en Allemagne, économique en Grande-Bretagne et juridique en France.
Les assurances sociales de Bismarck
Les premières lois sociales sont allées de pair avec l’unification de l’Allemagne en 1871 sous la forme d’un État-nation. Elles ont été le résultat d’un combat politique entre le chancelier Bismarck et le parti social-démocrate (SPD). Bismarck a utilisé des mesures sociales pour se concilier les ouvriers et pour désarmer leurs revendications. En créant les assurances sociales dans les années 1880, il a coupé « l’herbe sous les pieds des Socialistes » en ne répondant pas à leurs revendications sur la durée du travail pour ne pas porter atteinte à la liberté absolue des patrons dans les relations avec les ouvriers. En Allemagne, le système des assurances sociales a précédé, dans le temps, la création du droit du travail comme droit protecteur de la classe ouvrière.
Les assurances sociales offrent à leurs membres une couverture en cas de survenance d’un des risques suivants : maladie, accident du travail, invalidité et vieillesse. Elles sont obligatoires pour tous les ouvriers et pour les employés sous condition de revenu. Elles sont basées sur un mécanisme de redistribution par le prélèvement de cotisations sur le salaire et le versement d’un revenu de remplacement en cas de réalisation d’un des risques sociaux. Elles sont gérées directement par les intéressés. Enfin, elles reposent sur un modèle de société, où l’homme subvient aux besoins de la famille par le travail, alors que la femme demeure au foyer et s’occupe de l’éducation des enfants. Cette répartition des rôles, et la dépendance économique qu’elle implique, est concrétisée par la reconnaissance de droits propres au travailleur et de droits dérivés à l’épouse et aux enfants.
Les assurances sociales allemandes ont influencé la plupart des États industrialisés au début du XXe siècle.
Le Welfare State de Beveridge
En Grande-Bretagne, le Welfare State s’est institutionnalisé en 3 étapes : 1834, 1911, 1942.
Dans la première partie du XIXe siècle, la révolution industrielle a entrainé une paupérisation d’une importante partie de la population. La Poor Law de 1834 a créé « un revenu pour tout indigent » en opérant un traitement différencié entre deux catégories de pauvres : les indigents valides, qui devaient séjourner et travailler dans les Workhouses en contrepartie d’un salaire d’assistance, et, les indigents incapables de travailler (les vieillards, les enfants, les invalides), qui bénéficiaient d’une assistance sans contrepartie. A la même époque, des sociétés mutualistes, les « friendly societies », sorte de sociétés mutualistes, étaient l’expression de la tradition libérale hostile à toute intervention de l’État au-delà de la question des indigents. Ils offraient une couverture en cas de maladie, décès et chômage, à des adhérents volontaires, qu’ils recrutaient parmi les travailleurs les mieux payés.
Au tournant du siècle, les réformateurs sociaux pensaient qu’il fallait une main d’œuvre en bonne santé pour faire prospérer l’économie britannique et qu’il fallait pour cela éradiquer la pauvreté. D’où la question : « Pourquoi les gens sont-ils pauvres ; parce que les salaires sont faibles ou parce que l’emploi est instable et ne fournit que des revenus occasionnels ? » C’est dans ce contexte qu’est née, en 1911, la première assurance-chômage au monde sous la plume de William Beveridge. L’originalité de la pensée de Beveridge résidait dans l’approche économique du chômage. L’assurance-chômage avait pour objectif de mettre l’homme à l’abri du besoin par le prélèvement de cotisations forfaitaires sur le salaire et le versement de prestations uniformes en cas de réalisation du risque chômage. Mais elle avait également pour fonction de structurer le marché du travail en exigeant des travailleurs un comportement de travail stable.
Pendant la Seconde Guerre Mondiale, William Beveridge a présidé, au Ministère du Travail, une Commission chargée de réformer la sécurité sociale pour l’Après-Guerre. Dans le rapport, intitulé « Social insurance and allied services », mondialement connu comme le « rapport Beveridge », cette Commission a proposé, en novembre 1942, une réforme d’ensemble du système de protection sociale par la mise en place d’un plan de sécurité sociale. Ce plan devait être fondé sur l’assurance nationale et sur la doctrine des 3U. La sécurité sociale devait être organisée dans un système unifié géré par le Ministère de la sécurité sociale (Unité). Elle devait couvrir toute la population contre tous les risques sociaux tout au long de la vie, c’est-à-dire maladie, accidents, chômage, charges de famille, invalidité, vieillesse (Universalité). Dans la tradition britannique, elle devait garantir des prestations d’un taux bas sans rapport avec le revenu antérieur en contrepartie d’une contribution faible imposée à tous (Uniformité). Il s’agissait de « mettre l’homme à l’abri du besoin de la naissance jusqu’à la mort ». Le plan de sécurité sociale devait être complété par une politique de plein emploi permettant d’assurer son financement et par la création d’un Service National de Santé (NHS).
La doctrine de Beveridge a eu peu d’impact en Grande-Bretagne, où seul subsiste aujourd’hui le NHS. Par contre, elle a eu un impact non négligeable dans les pays, qui avaient construit leur système sur les assurances sociales de Bismarck et qui ont étendu progressivement, par la généralisation des droits, la couverture aux autres catégories professionnelles. Elle a connu son aboutissement dans les pays nordiques, qui ont mis en place des droits universels pour tous les citoyens.
La spécificité française
Il n’existe pas un moment unique de construction de l’État social français. Le plan de sécurité sociale de 1945 peut à juste titre être considéré comme un acte fondateur déterminant, mais il doit être inscrit dans une évolution, qui s’est amorcée à partir de la Révolution française sous le vocable d’État Providence.
Révolution française
Le Comité pour l’extinction de la mendicité a proposé de reconnaître un principe fondamental : « Tout homme a droit à la subsistance. La société a une dette inviolable et sacrée à l’égard de tout homme ». Ce principe devait être mis en œuvre en distinguant entre les indigents inaptes au travail, qui ont droit aux secours, et les indigents valides, à qui devait être garanti le libre accès au travail. Ces travaux ont influencé l’Assemblée révolutionnaire, qui a, d’une part, abrogé les corporations par la Loi le Chapelier de 1791 (« il n’y a plus de corporations dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général de l’État ») et, d’autre part, inscrit les secours comme une « dette sacrée » dans la Constitution de 1793 (« La société droit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler »). Deux types d’État coexistaient : l’État Providence sous forme de « secours » pour les indigents inaptes au travail et l’État libéral, non-interventionniste, pour les indigents valides.
Révolution de 1848
Lors de la Révolution de 1848, la question de l’intervention de l’État à l’égard des indigents valides a été reposée sous l’angle du « droit au travail ». En ouvrant des Ateliers nationaux pour tous les ouvriers sans travail, l’État entendait leur procurer, moyennant un faible salaire, une activité. La fermeture des Ateliers Nationaux a déclenché l’insurrection ouvrière et une répression sanglante, considérée comme le « traumatisme initial » et « le divorce entre l’idéal républicain, réalisé par le suffrage universel, et la démocratie sociale ». La Constitution du 4 novembre 1848, dans son article 8, garantira « aux citoyens nécessiteux » une « assistance fraternelle » de la part de la République. Celle-ci devra assurer leur existence, « soit en leur procurant du travail, dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler ». 1848 a ouvert et en même temps clôt le débat autour du couple droit au travail/droit aux secours. Il réapparaîtra dans la deuxième moitié du XXe siècle avec la création du RMI. Par ailleurs, la famille comme institution s’est glissée entre l’individu et l’État à travers l’obligation alimentaire du Code civil de Napoléon.
L’objection libérale
La création des assurances sociales en Allemagne dans les années 1880 a généré des discussions très animées sur l’opportunité de créer des assurances sociales en France. Ces débats ont opposé les Libéraux, qui défendaient la liberté de s’assurer à travers des mutuelles, et les Socialistes, qui prônaient l’intervention de l’État et la création d’assurances sociales obligatoires. Ils se sont déroulés sur un terrain juridique opposant les Civilistes aux Publicistes et plus tard les Civilistes aux juristes du Social. Les Civilistes ont emporté la bataille : Charte de la Mutualité (1898), loi sur les accidents du travail (1898), qui a modifié la responsabilité du chef d’entreprise sans pour autant créer une véritable assurance-accidents du travail et loi sur l’assistance (1905).
Après la Première Guerre Mondiale, le retour à la France de l’Alsace et de la Moselle avec les assurances sociales de Bismarck a relancé les débats. Un projet de loi créant des assurances sociales a été voté à l’unanimité en 1928, mais est resté lettre morte en raison notamment de l’opposition des médecins libéraux, qui ont eu gain de cause (Charte de la Médecine Libérale).
Le plan de sécurité sociale de 1945
Pendant la 2e Guerre Mondiale, le Conseil National de la Résistance (CNR) a prévu dans son programme la mise en place d’un plan de sécurité sociale.
Ce plan verra le jour à partir de de la fin de la guerre. Il s’inspirera à la fois des assurances sociales de Bismarck et de la doctrine de Beveridge tout en s’inscrivant dans une approche globale spécifiquement française.
En 1945, il fallait reconstruire la France et, pour cela, mobiliser la force de travail. Dans cette logique, deux objectifs sous-tendent le plan de sécurité sociale. D’une part, il s’agit d’édifier un ordre social nouveau en faisant participer les travailleurs à la vie économique et à la gestion des entreprises, notamment à travers les comités d’entreprise. D’autre part, le plan de sécurité sociale fait partie d’une politique d’ensemble garantissant la sécurité économique des travailleurs à travers des politiques de plein emploi, des salaires, des conditions de travail, d’accès à la santé et de sécurité du niveau de vie. Il s’agira de « garantir à chaque homme, qu’en toute circonstance, il sera mis à même d’assurer dans des conditions convenables sa subsistance et celle des personnes à charge ».
Le plan de sécurité sociale reposera sur le mécanisme des assurances sociales et sur trois principes : l’unité d’organisation à travers à la création de caisses administrées directement par les assurés, sous la tutelle de l’État, la généralisation de la couverture à tous les risques sociaux, sauf le chômage, et à toute la population, en commençant par les travailleurs et leur famille, la sécurité du niveau de vie grâce au prélèvement de cotisations sociales sur les salaires et au versement d’un revenu de remplacement en cas de réalisation d’un risque. L’assistance aux indigents invalides ne fera pas partie du plan de sécurité sociale.
La mise en œuvre du plan de sécurité sociale de 1945 a rencontré de nombreuses critiques et oppositions, principalement sur le terrain de l’unité d’organisation et de la généralisation, dont certaines perdurent jusqu’à aujourd’hui. Quant aux pauvres incapables de travailler, une loi a, dès 1953, institué l’aide sociale tout en réaffirmant la primauté de la famille par rapport à la solidarité nationale. Le débat sur les relations entre travail – famille – aide sociale a repris à la fin des années 1980, lors de la création du RMI, et se poursuit depuis lors à travers les évolutions du RSA.
La typologie d’Esping-Andersen
La diversité des modèles d’État social a été abordée, dans les années 1980, par un sociologue danois, Gosta Esping-Andersen, qui a mesuré la performance des systèmes de protection sociale à partir du « degré de démarchandisation » de la force de travail grâce à l’intervention de l’État social. Quelles sont les possibilités offertes à l’homme pour s’extraire du travail tout en bénéficiant de revenus lui permettant de subvenir à ses besoins ? A partir de ce critère, l’auteur a distingué trois régimes de Welfare State.
Le Welfare State libéral ou résiduel, basé sur l’assistance, accorde un rôle essentiel aux mécanismes du marché et limite la protection aux plus faibles. Il offre une redistribution verticale des riches vers les pauvres et n’offre qu’un faible degré de démarchandisation. La Grande-Bretagne relève de ce modèle. Le Welfare State corporatiste et conservateur adosse la protection sociale au travail salarié. Il est basé sur les assurances sociales de Bismarck et cible une classe sociale. Il opère une redistribution horizontale des bien-portants vers les malades et des actifs vers les retraités. L’Allemagne et la France appartiennent à ce type de régime, qui n’offre qu’un degré moyen de démarchandisation. Le Welfare State social-démocrate accorde des droits universels, liés à la citoyenneté, à toute la population de la naissance jusqu’à la mort. Il offre un fort degré de démarchandisation. Il repose sur une redistribution verticale, les droits sociaux étant financés par un impôt fortement progressif. Les pays nordiques appartiennent à ce type de Welfare State, qui entend renforcer l’égalité, et plus particulièrement l’égalité entre les femmes et les hommes, et la cohésion sociale. Le Welfare State danois a servi de modèle, lorsque, à la fin des années 1990, les États membres de l’Union européenne ont tenté d’européaniser leurs politiques de l’emploi et de protection sociale en les coordonnant au niveau européen.
Cette typologie a gardé une certaine actualité, même si, depuis lors, tous les Welfare State ont évolué sous le poids de nouveaux défis et des crises successives.
Nouveaux défis et crises
L’État social est aujourd’hui confronté à de nouveaux défis tels que la prise en charge, à domicile ou en institution, des soins de longue durée pour les personnes dépendantes (handicap, âge) ou la gestion de la pénurie des logements et de l’explosion des coûts liés. De même, des discussions passionnées concernant la mise en place d’un revenu d’existence, avec ou sans contrepartie liée au travail, traversent la plupart des sociétés.
Mais la place de l’État social dans les crises récentes a également donné lieu à d’importantes controverses. Lors de la crise économique et financière de 2008, l’État social a été désigné comme une des causes de l’explosion des déficits publics. Les politiques d’austérité, qui ont été prônées dans le cadre de la zone Euro, ont mis à mal les politiques sociales de nombreux États membres, et particulièrement des « bailout countries », qui ont reçu des aides de la part de la Troïka (BCE, Commission européenne, FMI). Lors de la crise migratoire de 2015 et de celle des réfugiés d’Ukraine de 2022, l’État social a été sollicité et a fourni, de façon différenciée, des outils d’intégration pour les populations déplacées. Mais, c’est surtout lors de la crise sanitaire de la Covid-19, que l’État social a retrouvé sa fonction traditionnelle de protection des populations en prenant en charge les malades, en favorisant le télétravail lors des confinements, en offrant du chômage partiel aux entreprises, en aidant les familles et les jeunes précaires.
Le traitement des nouveaux défis et les crises permettent de tester la pertinence et la stabilité des modèles en place, ainsi que leur capacité à s’adapter aux changements et à les accompagner. La crise climatique et environnementale constituera la prochaine épreuve.
Pour la bibliographie concernant le rapport Beveridge et le plan français de sécurité sociale de 1945, voir KERSCHEN, N. (1995), « L’influence du rapport Beveridge sur le plan français de sécurité sociale de 1945 », Revue française de science politique, 45e année, n°4.
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CASTEL R., Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard. L’espace du politique. 1995 Réédition Folio-Gallimard 2000
DONZELOT J., L’invention du social, Points, Essais, 1994
DUPEYROUX J.-J., Droit de la sécurité sociale. Dalloz. Voir la partie historique dans les premières éditions
ESPING-ANDERSEN, G. (1990), The three worlds of welfare capitalism, Cambridge University Press 1990; et Les trois mondes de l’État Providence Traduction révisée. PUF, Le lien social, 2007
LESEMANN F., La politique sociale américaine. Syros, Alternatives sociales, 1998
PALIER B., Gouverner la sécurité sociale, PUF, Le lien social, 2002
Nicole Kerschen
Décembre 2022