Notion évolutive, la précarité sera appréhendée dans le temps et dans l’espace.
Le vocable précarité tire sa racine de l’adjectif précaire qui lui-même provient du latin juridique precarius (Le Petit Robert 2020). Dans son usage premier, le terme « précaire » vise à qualifier un droit ou un état obtenu par la prière ou qui ne s’exerce que grâce à une autorisation révocable. L’idée qui transparaît dans cette définition est celle de dépendance du bénéficiaire vis-à-vis de l’auteur du droit, l’idée de fragilité de son droit car celui-ci peut disparaître à tout moment.
Dans son approche moderne, l’adjectif précaire permet de caractériser ce qui est incertain, instable, court, éphémère. Deux caractéristiques peuvent être dégagées dans cette deuxième acception : l’instabilité du présent et l’imprévisibilité de l’avenir (HELARDOT, 2005 ; KONE-SILUE, 2011). Ces deux dimensions évolutives de l’adjectif précaire sont importantes et doivent être prises en compte dans toute approche de la précarité. Cette dernière notion exprimerait alors le caractère de quelque chose « dont on ne peut garantir la durée, la solidité, la stabilité ; quelque chose qui, à chaque instant, peut être remis en cause » (Trésor de la Langue Française informatisé). Cette compréhension fait de la précarité, le résultat d’un processus d’instabilité et d’insécurité. Appréhender sous cet angle, certains auteurs estiment que l’expression ne traduit pas suffisamment le changement ou le processus qui conduit à cette situation ou à cet état. C’est pourquoi, au concept de précarité, ils préfèrent celui de « forme de précarisation » qui permet de prendre en compte les différents changements. Cela implique évidemment, d’être attentif aux processus, aux modes de changement, ou même au caractère évolutif des situations précaires qui, par définition, sont appelées à se transformer (HELARDOT, 2005).
Apparition de la notion en France
En France, cette conception moderne de la précarité a été repérée pour la première fois en sociologie de la famille à la fin des années 1970 mais dans un sens assez restreint. Dans cette acception, la précarité est assimilée à la pauvreté. Elle fait référence à l’apparition de la nouvelle pauvreté qui frappait les familles. Celle-ci se caractérisait par un manque de réseau de solidarité, d’aide familiale, ce qui rendait les familles vulnérables à tout incident. Les travaux de A. Pitrou, sont précurseurs dans le domaine (PITROU, 1978). La précarité est ainsi présentée comme le processus qui conduit ces familles à cette situation ou à cet état de pauvreté qui se transmet au fil des générations (WRESINSKI, 1987).
Apparue dans un contexte où le chômage de masse n’existait pas, la dimension « emploi » n’est pas mise en avant ; mieux, l’emploi apparaît à côté de six autres causes de précarité, à savoir le logement, la vie de couple, les revenus irréguliers, les problèmes de santé, l’incertitude sur le nombre d’enfants à venir, le manque de liens sociaux (BORDELOUP, 1988).
Évolution de la notion de précarité en France et diffusion du phénomène
Dans les années 1980, le concept de précarité va s’émanciper de l’idée de pauvreté, de fragilité pour évoluer vers celle de l’emploi. Certes, elle reste connectée à la pauvreté par l’idée d’instabilité mais la dimension familiale qui lui était accolée va se réduire.
Plus tard, le vocable sera utilisé pour qualifier le statut des emplois que l’on appelle emplois précaires ou emplois sans statut. L’article de D. Schnapper éclaire sur la compréhension des statuts d’emplois issus des réformes et de leur implication à cette époque (SCHNAPPER, 1989). En faisant sa connexion avec l’emploi, la précarité va investir le champ du droit du travail et de la sécurité sociale à travers une kyrielle de réformes qui ont fait l’objet de vives critiques. En effet, en étant le catalyseur des contrats précaires, ces réformes ont contribué à diffuser la précarité de l’emploi à travers l’incertitude et l’insécurité là où le CDI à temps plein avait apporté stabilité et sécurité de l’emploi (SUPIOT, 1995 ; LYON-CAEN, 1998 ; PAUGAM, 2017 ; CASTEL, 2009).
En réalité, les réformes qui ont conduit à l’instauration de l’emploi précaire ainsi dénoncé résultaient de la politique de lutte contre la crise et le chômage. L’objectif était de maîtriser la montée du chômage en donnant du travail, notamment, aux catégories de personnes vulnérables telles que les chômeurs en fin de droit, les jeunes en quête de leur premier emploi et plus généralement, les personnes exclues ou en marge du système classique de la protection sociale. Les contrats précaires sont apparus comme la meilleure formule face au CDI à temps plein dont la réglementation rigoureuse était considérée comme un obstacle à l’embauche de la catégorie de la population susvisée. A côté du CDI, subsiste désormais une diversité de forme de contrats précaires qui est repérable à trois niveaux :
– au niveau de la forme du contrat : alors que le CDI à temps complet était considéré jusqu’à présent comme la forme normale d’emploi, on assiste à une forte croissance des emplois à durée déterminée (CDD, intérim, contrats aidés, stage, apprentissage) (ELBAUM, 1988) ;
– au niveau du temps de travail, on observe un recours accru au travail à temps partiel contraint et des temps de travail flexibles, discontinus, décalés ;
– au niveau du mode d’exécution de la prestation de travail : l’externalisation de l’emploi connaît ses années de gloire avec les formes d’emplois précaires tels que la sous-traitance, le portage salarial. Désormais, l’entreprise ne conserve que le cœur de son métier avec une concentration de son activité autour des emplois aux fonctions considérées comme essentielles pour sa pérennité et son développement puis elle externalise les autres activités considérées comme non essentielles. Ce faisant, on assiste à deux catégories de travailleurs sur le même site ou au sein des entreprises. Les uns, étant les salariés de l’entreprise, bénéficient de toutes les garanties que confère leur contrat de travail tandis que les autres, travaillant en sous-traitance, sont exclus des garanties du contrat de travail au sein de l’entreprise utilisatrice. Il en est ainsi de la syndicalisation car ils peuvent hésiter à participer aux activités syndicales de l’entreprise utilisatrice de crainte que leur employeur ne mette fin à leur mission (PAUGAM, 2007).
Les années 1990 marquent un autre tournant dans la précarité de l’emploi avec la doctrine néocapitaliste de flexibilité. Outre ces formes d’emplois précaires, le CDI, considéré comme la forme normale d’emploi et autour duquel a été bâti le droit du travail en termes de garanties et de protections en faveur du salarié, est remis en cause. Les modifications du contrat de travail ainsi que les licenciements sont facilités au nom de l’efficacité économique, de même, l’intervention du juge est encadrée (BLANCHARD, TIROLE, 2003 ; CAHUC, KRAMARZ, 2005). Cependant, la théorie de la flexisécurité qui accompagnait ces différentes réformes en vue de contrecarrer les effets néfastes desdites réformes en apportant un certain nombre de garanties aux salariés détenteurs des contrats précaires, n’a finalement pas tenu ses promesses. Au contraire, la précarité de l’emploi s’est généralisée et s’est même enracinée avec l’essor des contrats précaires. Elle n’apparaît plus comme un phénomène conjoncturel ; elle est devenue structurelle en faisant ainsi renaître des incertitudes et des vulnérabilités là où la société salariale avait apporté stabilité et sécurité (CASTEL, 2003).
Aujourd’hui, le débat autour de la restructuration de l’assurance chômage dans le sens de sa réduction avec pour objectif d’inciter le retour « forcé » à l’emploi, surtout pour les chômeurs de longue durée, risque de porter un nouveau coup d’accélérateur à la précarité de l’emploi.
La précarité dans les pays du Sud
Dans les pays d’Afrique noire francophone en général et la Côte d’Ivoire en particulier, c’est à la fin des années 1980 que l’idée de précarité a fait son apparition dans les discours avec les mesures d’ajustement structurel. D’inspiration libérale, ces mesures étaient des politiques d’assainissement financier imposées par les institutions de Bretton Wood que sont la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International dans le but de maitriser la conjoncture économique qui frappait les pays en développement et de rétablir leur équilibre financier (BAMBA, 1992). Si ces mesures ont réussi à relancer l’économie de ces pays, leur revers sur le plan social a été catastrophique : on a assisté, d’une part, à l’augmentation du chômage en raison de la fermeture de nombreuses entreprises d’Etat, et d’autre part, à un accroissement de l’économie informelle. Cette dernière se caractérise par l’absence de contrat de travail et par conséquent, l’absence des garanties que confère l’emploi formel à savoir : la protection sociale, le droit au travail et aux conditions de travail décent (KONE-SILUE, 2011). L’économie informelle représente un pan important de l’économie des pays en développement. Elle a été évaluée à 85,8% des emplois en Afrique en 2018 (BONNET, 2018). En Côte d’Ivoire, elle se chiffrait à 88,4 % des emplois en 2019 (Afristat, UEMOA, 2019).
En droit du travail ivoirien, la référence à la notion de précarité est intervenue avec la réforme du code du travail de 1995 dont l’une des finalités était d’implémenter la doctrine de la flexibilité de l’emploi qui avait cours dans les pays du Nord. Cette réception s’est traduite par la consécration de formes de contrats précaires tels que le travail à temps partiel, le contrat de travail temporaire ou intérim mais également par la remise en cause des garanties du CDI en matière de licenciement, de modification du contrat, de restructuration. Ces formes précaires font parties désormais de l’architecture du droit du travail ivoirien.
Ici également, la précarité de l’emploi semble se généraliser. Sur le plan formel, la notion a même été consacrée par le code du travail de 2015 avec l’institution de la prime de fin de contrat, un autre nom de la prime de précarité qui existe en France, au profit des détenteurs de contrats précaires à la fin de leur contrat. De même, on note une absence de régime d’assurance chômage en faveur des chômeurs qui se retrouvent sans ressources à la fin de leur contrat de travail à durée déterminée. S’agissant des travailleurs de l’économie informelle dont le nombre s’est accru en raison de la longue période d’instabilité qu’a connu la Côte d’Ivoire du fait de la crise politico-militaire, ils sont confrontés à la forme extrême de la précarité dès lors qu’ils sont exposés à toutes les formes de vulnérabilité sans pouvoir bénéficier des garanties du contrat de travail. Certes, quelques réformes ont été engagées ces dernières années avec l’institution de la Couverture Maladie Universelle (CMU) qui est un système de protection contre le risque de maladie, obligatoire pour l’ensemble des populations vivant en Côte d’Ivoire à un coût soutenable (loi n°2014-131 du 24 mars 2014 instituant la Couverture maladie Universelle). La CMU est officiellement entrée dans sa phase opérationnelle le 1er janvier 2021. Les travailleurs de l’économie informelle pourront bénéficier de cette protection sociale au même titre que les travailleurs du secteur formel, tout comme les salariés détenteurs de contrats précaires. Toutefois, beaucoup reste à faire pour sortir cette catégorie de travailleurs de la précarité qui caractérise leur domaine d’activité.
Au demeurant, l’analyse des réalités auxquelles renvoient la notion de précarité en général et de précarité de l’emploi en particulier permet de soutenir que la notion a deux visages interdépendants que sont l’instabilité du présent et l’insécurité pour l’avenir.
BIBLIOGRAPHIE
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Assata Koné-Silué
Décembre 2022