En France, la protection sociale est une catégorie de pensée à vocation explicative, un concept forgé pour regrouper et nommer un ensemble de protections dont bénéficient les individus au sein d’une société donnée.
L’expression présente l’indéniable avantage de parler à tous de manière intuitive, d’être a priori porteuse de sens dans le langage courant comme dans celui des sphères académiques, institutionnelles ou encore ministérielles.
La prolixité avec laquelle l’expression est employée contraste cependant avec les difficultés d’ordre définitoire qu’elle charrie.
La protection sociale n’est en effet pas une catégorie juridique figurant parmi les discours du droit. Elle ne fait par conséquent l’objet d’aucune définition consacrée, d’aucune règle de qualification, même si elle est parfois utilisée pour nommer des institutions comme le Haut conseil du financement de la protection sociale ou le Conseil de la protection sociale des travailleurs indépendants.
Dans le meilleur des cas, la protection sociale est définie par l’émetteur du discours qui la mobilise, l’analyse de ces définitions faisant bien vite émerger leur absence d’unité (KESSLER, 2022). Au-delà du choix des termes de la définition, propres à chacun, c’est le contenu même de la protection sociale qui varie d’un auteur à l’autre. La protection sociale parle donc à tous, mais renvoie également chacun à sa propre figuration du concept : ne pas la définir, c’est prendre le risque d’entretenir un flou touchant à l’essentiel, au cœur du propos. Remettre l’ouvrage sur le métier, à rebours, revêt un intérêt particulier si l’on tient compte de la richesse bigarrée des définitions existantes ; le propos étant ici circonscrit aux définitions de la protection sociale française proposées par les juristes et les institutions nationales.
Définition fonctionnelle
Parmi les formes que peuvent prendre les définitions (CHAMPEIL-DESPLATS, 2022), la définition fonctionnelle est la plus apte à esquisser la protection sociale française, en raison de son degré élevé de généralité.
À l’image du vocabulaire juridique Capitant, les définitions les plus générales envisagent la protection sociale comme un « ensemble de mesures par lesquelles la société entend protéger les individus contre les risques sociaux » (CORNU, 2002). Au-delà des termes précis retenus par cette définition – par hypothèse controversables –, la protection sociale peut être définie par une fonction assignée aux dispositifs juridiques qu’elle regroupe : prémunir les individus contre la survenance de certains événements, le plus souvent présentés comme des « risques » en raison de leur caractère aléatoire. Ces risques sont qualifiés de « sociaux » à partir du moment où ils font l’objet d’une prise en charge par le biais d’un dispositif relevant de la protection sociale (LAFORE, 2006).
La plupart des définitions de la protection sociale ne se contentent pas d’un tel degré de généralité et deux démarches au moins sont employées afin d’en préciser le sens.
Définition énumérative
La première démarche consiste à articuler une définition fonctionnelle avec une définition énumérative. Cette forme de définition vise à dresser la liste des différentes couvertures considérées comme partie intégrante de la protection sociale (LABORDE, 2014) ; certaines définitions – c’est à noter – se contentant simplement d’une telle énumération.
– Dans le système français, il est classique de considérer que la protection sociale regroupe en premier lieu la sécurité sociale. Cette organisation, à grands traits, prémunit les assurés sociaux contre des risques par la délivrance de prestations, elles-mêmes servies par des régimes financés au moyen de cotisations sociales et de prélèvements fiscaux. Sur le plan juridique, les règles d’affiliation des travailleurs et des résidents à ces régimes, leur financement ou encore les prestations accordées en matière de maladie et maternité, vieillesse, invalidité, décès, risques professionnels, ou encore en lien avec la famille et l’autonomie relèvent d’un code dédié : le code de la sécurité sociale. Mais si la sécurité sociale constitue, indiscutablement, le barycentre de la protection sociale, l’expression a précisément été modelée pour englober davantage de dispositifs.
– L’aide et l’action sociales forment le deuxième pôle usuellement considéré comme relevant de la protection sociale. Elles regroupent schématiquement une série de prestations, subsidiaires, financées par l’impôt à destination des plus démunis en matière notamment de santé, de handicap, d’invalidité ou de réinsertion. Ici encore, les règles de droit applicables en la matière sont inscrites dans un code, le – mal nommé – code de l’action sociale et des familles. Une première particularité, d’ordre juridique, peut dès à présent être soulignée : la protection sociale regroupe, dans une même catégorie de pensées, des couvertures relevant de diverses branches du droit.
– En troisième lieu, la protection sociale rassemble ordinairement les couvertures prévues en cas de chômage. L’on y retrouve un régime d’assurance, destiné aux salariés et aux agents publics, mais également des prestations d’assistance, principalement adressés aux travailleurs indépendants et aux bénéficiaires du régime d’assurance en fin de droit. Dans le système français, ces couvertures ne relèvent pas de la sécurité sociale ou de l’aide sociale, les règles qui les régissent étant inscrites dans la cinquième partie du code du travail et certains décrets non codifiés.
– Il est en quatrième lieu admis que figure, parmi la protection sociale, une composante nommée la protection sociale complémentaire. Dans une acception large, la protection sociale complémentaire regrouperait les dispositifs qui complètent les couvertures de base servies par la sécurité sociale, à l’instar de celles précédemment envisagées. Dans une acception plus restreinte, qui sera ici choisie, la protection sociale complémentaire regroupe les couvertures qui complètent celles servies par les régimes obligatoires de base de la sécurité sociale et de l’assurance chômage.
Contrairement aux trois premières composantes, dont le contenu et les acteurs sont déterminés avec netteté par un code, la protection sociale complémentaire laisse à voir l’exact inverse. Nombreux sont, en effet, les dispositifs qui ont pour fonction assignée de couvrir un risque social et sont en mesure de compléter les couvertures fournies par les régimes de la sécurité sociale et de l’assurance chômage. Relèvent-ils tous, dès lors, de la protection sociale complémentaire ?
Parmi les couvertures complémentaires, certaines sont légalement qualifiées de protection sociale complémentaire – ou supplémentaire – au sein de diverses branches du droit. C’est principalement le cas d’une partie des couvertures des salariés, des travailleurs indépendants, ou encore des agents de la fonction publique.
Est-ce à dire qu’il n’existe de protection sociale complémentaire que lorsque le législateur utilise cette expression ? Tant s’en faut : les auteurs étendent majoritairement cette catégorie. Citons tout d’abord les régimes complémentaires de retraite destinés aux salariés, aux agents de la fonction publique et aux travailleurs indépendants. Ces régimes disposent de caractères proches de ceux des régimes de base de la sécurité sociale, en raison notamment du monopole accordé aux institutions qui les gèrent par répartition et du caractère obligatoire de l’adhésion des bénéficiaires.
Peut ensuite être ajouté le dispositif légalement nommé « protection complémentaire en matière de santé » (CSS, art. L. 861-1), plus connu sous le nom de complémentaire santé solidaire. Cette protection consiste à proposer aux assurés sociaux dont les foyers sont dotés de faibles ressources financières une complémentaire santé gratuite ou à faible coût. Cette prestation est servie par les caisses de la sécurité sociale, qui la finance par une taxe assise sur les contrats d’assurance santé ; certains organismes assureurs pouvant même devenir gestionnaires de cette prestation. La complémentaire santé solidaire a ceci d’original qu’elle correspond à une prestation d’assistance destinée aux personnes démunies, mais complète les prestations de base de la sécurité sociale.
Il faut enfin se tourner vers les protections complémentaires reposant sur des opérations bancaires et assurantielles. Ces protections sont d’une grande diversité, puisque l’on y retrouve tout à la fois les couvertures réservées aux salariés, agents de la fonction publique ou travailleurs indépendants – pour partie qualifiées de protection sociale complémentaire par le législateur –, mais aussi les couvertures que peuvent souscrire ou auxquelles peuvent adhérer les individus en leur qualité de consommateur, comme un contrat individuel d’assurance couvrant le remboursement des frais de santé ou un compte-titres ouvert auprès d’une banque à fin d’épargne retraite.
Un tel recensement aspire à la compendiosité, mais ne saurait être exhaustif tant la protection sociale complémentaire est luxuriante : pensons au maintien patronal du salaire imposé par le code du travail en cas d’arrêt de travail consécutif à une maladie ou un accident, au régime local d’Alsace-Moselle, aux frais de santé gratuitement remboursés à certains agents hospitaliers ou aux couvertures complémentaires souscrites par des associations. L’inventaire suffit néanmoins à illustrer le questionnement : jusqu’où peut-on parler de protection sociale complémentaire et, par voie de conséquence, de protection sociale ? La réponse à cette question dépend en réalité de la définition retenue de la protection sociale complémentaire, laquelle doit, à son tour, tenir compte de celle de la protection sociale. Pour certains auteurs, tous les dispositifs permettant la prise en charge complémentaire des risques sociaux peuvent être classés au sein de la protection sociale complémentaire, même les contrats d’assurance ou bancaires que les consommateurs souscrivent sur le marché. N’est-ce pas là faire peu de cas de la dimension « sociale » de la protection sociale, complémentaire ou non ?
Sur le plan méthodologique, émergent ici les limites propres aux formes de définition présentées jusqu’à présent : la définition fonctionnelle de la protection sociale est à ce point générale qu’elle ne donne guère de limite à une définition par énumération ; énumération qui ne peut, par conséquent, qu’apparaître comme étant arbitraire.
Pour détourer plus finement la protection sociale, il se révèle indispensable de poursuivre le cheminement par le truchement d’une troisième approche : la mise au jour de critères, qui serviront à construire une définition stipulative de la protection sociale.
Définition stipulative
Les définitions stipulatives de la protection sociale proposant des critères ne manquent pas. De manière implicite ou explicite, ces critères se réfèrent aux couvertures que l’auteur de la définition souhaite voir associées à la protection sociale.
– Les définitions stipulatives les plus étroites de la protection sociale relient cette dernière à l’existence d’une solidarité, nationale ou professionnelle, le plus souvent organisée par l’État ou par des régimes. Concept ancien, particulièrement mis en lumière depuis l’avènement du solidarisme, la solidarité trouve désormais une existence dans les énoncés du droit positif. La solidarité mobilisée par la Cour de justice de l’Union européenne lorsqu’elle exclut le caractère économique d’une activité exclusivement sociale n’est pas strictement identique à la solidarité nationale proclamée au fronton du code de la sécurité sociale (CSS, art. L. 111-1). Elle diffère également de la solidarité qui existe en matière de garanties collectives des salariés pour caractériser celles « présentant un degré élevé de solidarité » (CSS, art. L. 912-1), de la solidarité imposée entre agents de la fonction publique (CGFP, art. L. 827-3) ou encore entre membres participants d’une mutuelle du code de la mutualité (C. mut., art. L. 110-1). Comme critère de la protection sociale, la solidarité est en général mobilisée en tant que concept, ne tenant pas nécessairement compte de la diversité de ses manifestations en droit positif.
L’autre aspect à prendre en considération en cas d’usage de ce critère, c’est qu’il n’est l’apanage que d’une partie des couvertures. Par souci de cohérence, il convient alors d’exclure de la protection sociale l’ensemble des couvertures ne présentant pas un caractère solidaire – au sens où le terme aura été défini. Dans le cadre de l’énumération précédemment exposée, la solidarité est, en général, associée à l’aide et l’action sociales, ainsi qu’aux différents régimes, de base et complémentaires. L’exclusion ne concernerait donc, a priori, qu’une partie de la protection sociale complémentaire : sauf à étirer le sens du mot solidarité à toute forme de dépense fiscale consentie par l’État, il est par exemple délicat de l’apercevoir lorsqu’un consommateur souscrit un plan d’épargne retraite individuel auprès d’un établissement bancaire et place une partie de ses revenus sur un support d’investissement. Pareillement, de quelle solidarité parle-t-on lorsqu’un consommateur signe un contrat individuel avec une société anonyme d’assurance en vue de bénéficier d’une complémentaire santé ou lorsqu’un travailleur indépendant adhère à un contrat « Madelin » ?
– Parmi les définitions stipulatives les plus larges, à l’inverse, le Haut conseil du financement de la protection sociale, envisage cette dernière comme « l’ensemble des mécanismes institutionnels de prévoyance collective, publics ou privés ou encore relevant de la solidarité sociale, permettant aux individus ou aux ménages de faire face aux charges résultant de l’apparition d’un certain nombre de risques ou besoins sociaux identifiés » (État des lieux du financement de la protection sociale en France, oct. 2012, p. 9). À la dimension fonctionnelle de la protection sociale est ajoutée l’idée qu’elle correspond à une réponse institutionnelle et collective, pouvant être privée et non plus seulement publique, solidaire ou non. Cette définition ouvre la voie à l’inclusion de toutes les couvertures, pour peu qu’elles soient collectives, ce qui revient à exclure toute protection individuelle et à s’interroger sur les collectifs susceptibles d’être concernés. Un contrat d’assurance de groupe suppose l’existence d’un collectif ayant un lien de même nature avec le souscripteur, tandis qu’un contrat individuel non ; est-ce suffisant pour inclure l’un et exclure l’autre de la protection sociale ? Serait-il, par exemple, judicieux d’écarter le plan d’épargne retraite individuel reposant sur un compte-titres, tout en gardant ce même PERI lorsqu’il est couvert par un contrat d’assurance de groupe ? Il est permis d’en douter.
– En sa qualité de concept, de catégorie abstraite permettant de désigner une partie des couvertures contre les risques, la protection sociale se prête à une définition stipulative, c’est-à-dire une définition ni vrai, ni fausse, mais « opératoire », pour reprendre le terme de Michel Troper (TROPER, 1989). La définition de l’expression n’a, conséquemment, d’intérêt que si elle permet de saisir et de comprendre les évolutions que connaissent les couvertures contre les risques ainsi rassemblées. Or, l’une des tendances de fond qu’il est possible de constater dans la période récente tient justement à l’essor des couvertures proposées de manière complémentaire et de leur réglementation. Une définition large de la protection sociale permet aux juristes d’envisager les évolutions normatives à cette aune, de penser un droit de la protection sociale en tant que discipline, mais une trop grande largesse risque de diluer la pensée avec le champ possible de la réflexion. Pour parvenir à trouver cet équilibre, la définition de la protection sociale doit donc être suffisamment précise pour effectuer un tri, tout en étant assez inclusive pour comprendre les couvertures ayant des traits communs et dont la vision groupée permet de produire une pensée utile à leur entendement. Plus concrètement, le ou les critères définissant la protection sociale doivent permettre d’accueillir une partie des couvertures complémentaires et de respecter la diversité des techniques existantes de couverture des risques.
Ce ne sont ainsi pas tous les dispositifs permettant de couvrir les risques qui doivent être sélectionnés, mais ceux dont la fonction assignée par la règle de droit est de couvrir un risque. Sans quoi, la protection sociale intégrerait tous les procédés qui permettent, indirectement, de couvrir un risque, à l’exemple de l’engagement de la responsabilité civile de la personne fautive, d’un placement immobilier effectué en vue de la retraite ou de l’épargne accumulée sur un livret A.
Ce ne sont pas non plus tous les risques qui relèvent de la protection sociale, mais les risques qualifiés de sociaux. Le risque social serait celui auquel le législateur entend donner une réponse par l’entremise de la protection sociale. Une ligne de partage devrait ainsi être tracée entre les risques qui relèvent de la protection sociale et ceux qui n’en relèvent pas. Il faut toutefois se garder d’épouser, en la matière, un raisonnement circulaire. Si la protection sociale donne au risque pris en charge son caractère social, alors le risque social ne peut contribuer à définir la protection sociale autrement qu’en faisant ce constat. Sans quoi, cela reviendrait à dire, de façon giratoire, que les risques sociaux sont ceux pris en charge par un dispositif relevant de la protection sociale, alors que la protection sociale se définirait au regard des risques sociaux pris en charge.
Pour autant, les risques pris en charge par un dispositif relevant de la protection sociale doivent faire l’objet d’une caractérisation minimale. Sans cela, n’importe quelle couverture du risque répondant aux autres critères pourrait relever de la protection sociale. Le bon sens le plus élémentaire conduit par exemple à exclure de la protection sociale toute forme d’assurance ou de fonds de garantie prémunissant la personne contre l’endommagement de ses biens. En l’état actuel, il est considéré que les couvertures relevant de la protection sociale prennent en charge des risques qui pèsent sur la personne humaine et non sur les biens qu’elle possède.
Plus précisément, c’est l’altération physique – et psychique – de la personne qui fait l’objet de la majeure partie des couvertures, en raison d’une maladie, d’un accident, d’un handicap, d’une maternité ou de sa sénescence ; les couvertures faisant en sorte de compenser les baisses de revenus ou les coûts provoqués par ces altérations pour la personne ou ses ayants droit en fonction de leur origine et de leurs conséquences. Les risques pris en charge vont cependant bien au-delà. Il en est ainsi du risque lié aux charges de famille ou au chômage, qui sont, là encore, compensés par des prestations. L’altération physique de la personne, les charges liées à sa famille et au chômage constituent les trois principales catégories de risques actuellement pris en charge par les différents dispositifs de la protection sociale.
Ces risques ne sont pourtant pas figés. La protection sociale peut évoluer et accueillir de nouveaux risques, qui prendront la qualité de risques sociaux ; peut-être même l’idée de risque social pourrait-elle être repensée (VERKINDT, 2017), voire dépassée au profit par exemple de celle de besoin (CHAUCHARD, 2012). L’enjeu présent est plutôt de savoir si certains risques faisant d’ores et déjà l’objet de protections ne pourraient pas être rattachés à la protection sociale, en raison notamment de leur proximité avec ceux déjà pris en charge. C’est par exemple le cas des prestations servies afin de se loger, telle l’aide personnalisée au logement du code de la construction et de l’habitation, effectivement assimilables à une prestation d’assistance. C’est également le cas, de manière plus discutable, s’agissant de la formation professionnelle, qui participe, d’une part, au maintien dans l’emploi ou de l’employabilité et, d’autre part, au retour à l’emploi – voire à la réinsertion – des personnes inscrites à Pôle emploi, en parallèle du bénéfice de prestations comme celle de l’assurance chômage ou du revenu de solidarité active. Certes, les bénéficiaires des dispositifs de formation se sont élargis avec le compte personnel de formation, mais cette condition n’est ni nécessaire, ni suffisante. Pour l’heure, les aides à la formation sont construites comme des droits accessoires aux protections dont bénéficient les travailleurs et les bénéficiaires de prestations sociales ; des droits qui prennent parfois des allures de contraintes, d’obligations de se former. Faute de correspondre à un corpus de protections autonomes et faute de risque univoque auquel l’associer, la formation professionnelle ne peut être accueillie sans faire perdre à la définition de la protection sociale une partie de son caractère opératoire.
Il faut enfin considérer que ne relèvent pas de la protection sociale l’ensemble des procédés visant à couvrir les risques ainsi caractérisés. Cette dimension de la définition est certainement la plus périlleuse à manier – la plus polémique peut-être –, puisqu’elle conduit à distinguer, parmi les couvertures complémentaires, celles qui relèvent de la protection sociale complémentaire, et, partant, de la protection sociale. Afin de tracer cette ligne de frontière, il peut être proposé que relèvent uniquement de la protection sociale les couvertures auxquelles le législateur a attaché un avantage pour les bénéficiaires par comparaison avec d’autres couvertures du même risque. Le terme avantage se veut générique et désigne tout aussi bien l’organisation d’une solidarité au sein d’un groupe déterminé d’individus, l’obligation de financement d’une couverture par l’employeur, ou encore les dépenses fiscales et sociales consenties par le législateur à des fins incitatives ou d’allégement du coût des couvertures obligatoires. Les avantages mentionnés sont pour le moins divers, d’inégale importance, et peuvent s’apprécier, selon les cas, à l’échelle d’un individu, ou – le plus souvent – d’une collectivité d’individus. L’avantage tiré de la solidarité, par exemple, ne peut être apprécié qu’à l’échelle du collectif qui la met en œuvre, tandis qu’une déduction fiscale sera aisément quantifiable pour un individu. En contrepartie ou en parallèle de ces avantages, le législateur attache des conditions au bénéfice de ces couvertures et des sujétions particulières, au premier rang desquelles figurent la soumission des individus à une obligation d’adhésion ou de financement.
Armé de ces différents éléments de définition, il est alors possible de reconsidérer l’énumération préalablement entamée. Les résultats sont proches, mais non identiques. L’on y retrouve la sécurité sociale, les prestations d’aide et d’action sociales, l’assurance chômage et les prestations d’assistance liées à la perte d’emploi ou au logement. La définition permet également d’inclure des couvertures ordinairement reléguées en périphérie de la protection sociale, à l’image du fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d’autres infractions ou encore du fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages, tous deux régis par le code des assurances. La protection sociale complémentaire, enfin, voit son contenu raffiné. Ce n’est en effet plus qu’une partie des opérations d’assurance ou bancaires qui sont incluses parmi la protection sociale : celles qui ont été sélectionnées et avantagées par le législateur parmi l’ensemble des couvertures complémentaires. À grands traits, l’on retrouve parmi la protection sociale complémentaire les couvertures des travailleurs – salariés, travailleurs indépendants et agents de la fonction publique, principalement –, la complémentaire santé solidaire, tandis qu’un simple contrat d’assurance de personne souscrit par un consommateur n’en relèverait pas. À ceci près que, dans la période récente, le législateur a choisi d’avantager fiscalement certains contrats souscrits par les personnes en dehors de leur activité professionnelle, comme le plan d’épargne retraite populaire – dorénavant le plan d’épargne retraite individuel – ou les contrats d’assurance santé « solidaires et responsables », qui concourent aux politiques publiques touchant à l’assurance maladie. Par ces réformes, le législateur a étendu d’autant le champ de la protection sociale ainsi définie.
À l’heure du bilan, la définition stipulative de la protection sociale exposée ici peut se résumer comme un ensemble de couvertures, obligatoire ou non, individuelles ou collectives, dont la fonction assignée par la norme juridique est de prémunir les individus contre des risques relatifs à leur santé, aux charges de famille, au logement ou au chômage. Ces couvertures, directement créées par le législateur ou par les acteurs économiques et sociaux, tirent de la loi des avantages en faveur de leurs bénéficiaires, qu’il s’agisse de la solidarité nationale exercée au sein de régimes, des prestations gratuites, d’un financement patronal ou simplement d’avantages fiscaux et sociaux. En contrepartie de quoi, le législateur impose des exigences, des modalités de financement, rend obligatoire l’adhésion des bénéficiaires, organise et gouverne la couverture des risques fournie par ces dispositifs. La protection sociale se décline ensuite en une série de couvertures qu’il est possible de résumer à quatre sphères que sont les régimes obligatoires – de base et complémentaires –, l’assistance, l’indemnisation des victimes (de terrorisme, de l’amiante, d’accidents de la route, etc.) et les produits de marché, situés aux antipodes des précédents.
Usages de la définition
Pareille définition stipulative aspire, avec ses inévitables défauts, à proposer un cadre propice à la réflexion sur les évolutions de la protection sociale et les déplacements qui sont opérés parmi et entre ces quatre sphères ; cadre qui pourra, à son tour, servir à interroger les frontières du droit de la protection sociale en tant que discipline juridique.
Il est de longue date acquis que la sécurité sociale ne repose plus uniquement sur une logique d’assurance sociale, mais délivre nombre de prestations d’assistance, financées par des ressources fiscales (BORGETTO, 2003). La création de la branche autonomie de la sécurité sociale a d’ailleurs encore renforcé l’intrication entre ses régimes et les acteurs traditionnels de l’aide et de l’action sociales (CASF, art. L. 14-10-1 et s.). Acquise également la création de fonds extérieurs aux régimes de la sécurité sociale comme moyen de renforcer l’indemnisation contre certaines atteintes à la santé, jugées particulièrement dignes d’intérêt : l’amiante hier, les pesticides aujourd’hui (art. 70 de la loi n° 2019-1446 du 24 décembre 2019 ; KESSLER, 2016).
La protection sociale a également évolué sur le terrain de la protection sociale complémentaire, laquelle s’étend désormais à trois des sphères de la protection sociale. Elle regroupe, tout d’abord, des couvertures qui s’ajoutent à celles de la sécurité sociale tout en reposant sur une logique d’assistance, comme la complémentaire santé solidaire ; elle regroupe, ensuite, de véritables régimes complémentaires de retraite obligatoires, assimilés à ceux de la sécurité sociale ou de l’UNEDIC ; elle regroupe, enfin, une partie des produits d’assurance ou bancaires destinés à couvrir les risques sociaux, le législateur manifestant un souci croissant pour le développement de ces marchés, sans abandonner pour autant sa réglementation.
Au travers de cette promotion des opérations de marché, c’est la protection sociale qui peut être perçue comme étant en extension et non plus simplement en repli s’agissant des prestations servies par les régimes obligatoires de base ; une extension effectuée au prix d’une altération de l’ancien modèle de l’État social et d’une contraction des avantages qui prévalaient au sein de cette sphère de la protection sociale : contraction de la solidarité nationale, en forçant le trait, au profit d’une montée en force du financement de produits bancaires ou assurantiels et de ceux qui peuvent les souscrire.
Borgetto M., « Le droit de la protection sociale dans tous ses états : la clarification nécessaire », Droit social 2003, p. 636.
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Décembre 2022