Il est toujours étonnant de constater la vie des expressions et des mots qui irriguent le langage du droit. Si ce langage est à la fois le résultat d’un long processus historique, vestige d’un passé commun, une sorte de « sciure de bois » mâchée par des milliers de bouches, pour reprendre les ressentis de Franz Kafka à l’issue de ses études de droit, ce langage est aussi le résultat d’un processus continuel d’évolution. À l’image du langage commun, celui du droit n’échappe pas à ce renouvellement perpétuel, tantôt en faisant tomber dans l’oubli certains mots et expressions, tantôt en en promouvant d’autres. La langue juridique, étant « la première enveloppe du droit », subit proportionnellement un renouvellement très important dans ses formes compte tenu de l’évolution perpétuelle de son contenu. Certains de ces termes créés, attachés à de nouveaux concepts, à de nouvelles images produites par le droit, tendent à connaître un succès certain et à se développer, d’autres au contraire à disparaître. Mais il existe aussi une autre catégorie que le langage juridique accueille perpétuellement en son sein, la catégorie des mots ou expressions qui sont « tendances ». Le droit social en a connu un certain nombre et, à ne pas en douter, en connaîtra de nouveaux. La notion d’accompagnement fait incontestablement partie de cette dernière catégorie.
Si on retrouve des traces de cette notion dès l’instauration du RMI (Revenu Minimum d’Insertion) avec l’avènement progressif de l’idée d’aider la personne à s’insérer en l’articulant avec le versement d’une prestation financière, l’accompagnement a connu une croissance rapide à partir de l’instauration du PARE (Plan d’Aide à Retour à l’Emploi) et plus particulièrement du PAP (Projet d’Action Personnalisé). Ce dernier avait pour unique fonction d’organiser un suivi personnalisé pour « accompagner » la personne dans son retour à l’emploi. Ainsi, les vingt dernières années ont été rythmées par une généralisation et une intensification de cette logique de suivi individuel, « d’accompagnement », en usant généralement des mêmes outils juridiques : des « projets », « parcours » ou des « plans », avec une volonté toute particulière d’associer les personnes visées, les accompagnées, et les personnes devant organiser le suivi, les accompagnants. La récente annonce d’un « contrat d’engagement jeune », avec une part obligatoire d’accompagnement, est l’illustration parfaite du rôle qu’a pris l’accompagnement aujourd’hui : il doit servir à personnaliser l’action des organismes sociaux, tout en permettant d’orienter, très fortement, le comportement de la personne insérée dans le dispositif.
Si on reprend les grands dispositifs qui viennent d’être exposés, la notion paraît très facilement définissable. D’ailleurs, malgré l’utilisation intensive du terme dans les codes ayant traits aux au droit social en général, le législateur n’a pas jugé nécessaire de lui donner une définition, tout comme le juge. L’accompagnement semble être une notion qui s’incarne plus par des dispositifs et une idée générale que par une définition précise. Sa présence dans le corpus juridique et cette absence de définition semble indiquer que son sens juridique a été calqué sur son sens commun. Il possède donc une double appartenance sémantique parente, où une des significations a été transmise à l’autre sans altération apparente. Il faudrait donc en passer par ce sens commun pour mieux en comprendre le sens juridique.
La détermination du sens « commun » d’accompagnement est intéressante en ce qu’elle n’a rien eu d’un processus facile, à l’inverse de notre constat initial sur le terrain du droit. La montée en puissance de cette notion a interrogé dans un premier temps les champs disciplinaires où la relation humaine occupait une place prédominante. En se répandant comme nouvelle modalité de relation à autrui en situation professionnelle dans les secteurs de l’aide, de la protection et du soin, l’accompagnement a brouillé les repères, notamment en matière de science de l’éducation.
Dans ce processus de détermination du concept qui a été engagé dans ces autres sciences sociales, la difficulté principale rencontrée a déjà été la grande plasticité du concept d’accompagnement. Cette plasticité a brouillé la conceptualisation de la notion en ce que l’accompagnement aurait en réalité, non pas une forme, mais des formes, elle serait donc protéiforme. Ainsi counselling, coaching, sponsoring, mentoring, mais aussi tutorat, conseil, parrainage ou encore compagnonnage seraient des formes d’accompagnement. Ces formes auraient deux identités : une identité spécifique d’une part, souvent contextuelle, c’est-à-dire porteuse d’objets qui divergent, pour des publics différents et des besoins changeants dans le temps ; une identité générique d’autre part, renvoyant à un fond commun, par leur appartenance à l’idée d’accompagnement. Pour illustrer cette versatilité, on peut prendre l’exemple du « coaching » : ayant pour fond la maïeutique socratique, qui est au fondement de tout accompagnement, cette forme se plie aujourd’hui, sans avoir peur des tensions, à un certain pragmatisme. En effet le coaching se matérialise aujourd’hui avant tout par la mise en place d’une relation commerciale, entre un client, le coaché, et le coach, et vise systématiquement à améliorer les performances de l’individu concerné. Elle se développe par ailleurs surtout dans le milieu de l’entreprise. Tout cela constitue son « identité » propre.
Cette malléabilité constitue d’ailleurs la force, mais aussi le danger de cette notion d’accompagnement, sa capacité de mimétisme lui permet à la fois d’avoir toutes les apparences, mais aussi des logiques les plus diverses, des logiques qui peuvent d’ailleurs être étrangères à ce que suppose le fait d’être accompagné. Ainsi pour un auteur comme Maela Paul, chercheuse en sciences de l’éducation, entre « manager et accompagner, entre une logique de placement ou d’accompagnement » il n’y a qu’un pas… (PAUL, 2009).
Si les formes ont été identifiées – la « nébuleuse accompagnement » – quel est le fond de ces formes ? Ce « fond », cette structure, peut être identifiée en puisant directement dans l’étymologie du terme étudié, plus précisément du verbe « accompagner ». Des racines étymologiques du mot, ac(vers)-cum(avec)-pagnis(pain), on peut tirer trois caractères fondamentaux : une idée « d’être avec », une idée « d’aller vers », et une idée d’un mouvement dans le temps. L’accompagnement serait donc le fait de se joindre à quelqu’un, pour aller où il va, en même temps que lui. Cela rejoint d’ailleurs la plupart des définitions lexicographiques qu’on peut trouver dans les dictionnaires.
Dans cette acceptation a minima, l’accompagnement suppose plusieurs principes. Elle suppose déjà qu’il faut une mise en relation avec autrui. Cette mise en relation est initiale à tout accompagnement et est primordiale pour créer la relation. L’idée de « se joindre à » souligne aussi que l’initiative du mouvement vers l’autre appartient à la personne qui accompagne, l’accompagnant, mais que l’action se règle sur autrui, l’accompagné. Ainsi, l’accompagnement suppose que les deux personnes dans la relation avancent de concert, vers une direction qui aura été définie au préalable ou trouvée sur le chemin par la personne accompagnée. L’accompagnement suppose aussi d’accompagner au rythme de l’autre, en prenant en compte les temps d’incertitudes et le processus réflexif que sous-tend la démarche. Ces principes fondamentaux, qu’on peut identifier en analysant la moelle de ce qu’être accompagné, ont d’ailleurs servi à définir dans la science de l’éducation, une véritable « posture d’accompagnement », qui tend à aider à la pratique professionnelle des personnes qui ont pour mission d’accompagner.
Si cette première conclusion sur la signification de la notion d’accompagnement est instructive, elle n’est pas suffisante pour en épuiser le sens, particulièrement rapportée à la question qui nous intéresse : qu’est-ce que l’accompagnement en droit ? Il est vrai qu’on peut généralement observer que « la spécificité juridique de l’emploi charge le terme de tant de particularités que le sens juridique prend relativement au sens commun un caractère très spécial et très technique » (CORNU, 2005) … Peut-on observer un tel changement dans le cas de la notion d’accompagnement ? Son emploi dans les discours et textes juridiques a-t-il transformé son sens ?
L’approche traditionnelle, qui sera ici développée, tend à ne pas faire véritablement diverger le sens juridique de la notion de son sens commun ou professionnel. Cette approche du terme par son sens commun, qu’on peut nommer « approche réelle », conçoit en effet la notion juridique d’accompagnement sur une transposition sémantique simple sans véritable altération. La notion d’accompagnement serait alors incarnée par tout dispositif juridique ayant théoriquement pour objet la mise en relation d’une personne en besoin d’un suivi personnalisé dans le temps avec une autre partie, en position de pouvoir lui fournir. Cela constitue une approche relativement large de la notion, qui propose de distinguer ces différents dispositifs par leurs fonctions, par « types » d’accompagnement : certains accompagnements seraient ainsi « vers l’emploi » et d’autres accompagnements « dans l’emploi ». Cela caractériserait alors une sorte de droit de « l’accompagnement professionnel ». Tandis que coexisterait avec ce droit-là, un droit de « l’accompagnement social », qui regrouperait une nébuleuse de dispositifs et de pratiques, dont les travailleurs sociaux seraient le fer de lance.
Si cette dernière catégorie est relativement indéterminée pour le moment, et que cette dichotomie est en elle-même questionnable, on ne peut que constater que la notion de « droit de l’accompagnement professionnel » a gagné en consistance ces dernières années et semble avoir acquise valeur performative. On se limitera ainsi, dans le cadre de cette définition, à développer cette dernière pour saisir les enjeux principaux de notre notion.
L’accompagnement « vers l’emploi » comprendrait les dispositifs en direction des personnes sans emploi, incarné principalement par le PPAE (Projet Personnalisé d’Accès à l’Emploi), qui vient fixer un ensemble d’obligations et de droits entre Pôle Emploi et le demandeur d’emploi pour permettre à ce dernier de réintégrer un emploi. Cette approche retient également les dispositifs du stage, des contrats en alternance et généralement certains contrats d’insertion à destination de public spécifique comme des expressions de la notion d’accompagnement.
L’accompagnement « dans l’emploi » quant à lui retient également une conception assez souple de la notion d’accompagnement. Ici, il s’agit surtout de dispositifs qui visent à permettre à la personne de se maintenir en situation d’emploi. Ainsi, à ce titre, l’obligation de reclassement de l’employeur à l’issue d’un licenciement pour motif économique serait une « obligation d’accompagnement au profit du salarié ». De même est souvent repris l’obligation tirée de l’arrêt Expovit, à savoir l’obligation de l’employeur « d’assurer l’adaptation des salariés à l’évolution de leurs emplois » (BAUGARD, 2012). Il s’agirait alors d’un accompagnement pour permettre au salarié de s’adapter à l’évolution de son emploi, notamment par des formations. Dans le cadre des obligations patronales s’inscrivant aussi dans une idée d’accompagnement, il y aurait également l’obligation patronale de veiller au maintien de la capacité d’emploi de ses salariés, tirée de l’article L. 6321-1 du code du travail. Pour finir, on retrouve également dans cette idée de préservation de « l’employabilité », les dispositifs relatifs à la formation professionnelle, notamment le conseil en évolution professionnelle qui a pour mission principale d’accompagner la personne à formaliser et à mettre en œuvre ses projets d’évolution professionnelle. Ce conseil est, depuis la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel, la « cheville » d’articulation entre les différents comptes personnels existants afin d’essayer de fluidifier au maximum les différentes transitions professionnelles de la personne en situation d’emploi.
On peut néanmoins à titre conclusif s’interroger sur l’existence effective d’une divergence entre le sens commun et le sens juridique. Juridiquement, les relations d’accompagnement semblent en effet principalement s’exprimer à travers l’existence de « figures contractuelles », en usant des vertus traditionnellement associées au contrat avec l’institution « d’obligations d’accompagner » pour les personnes accompagnantes et des « obligations d’être accompagné » pour les personnes accompagnées. Pourtant, il n’est plus à prouver que ces dispositifs d’aspirations contractuelles sont bien éloignés des intentions affichées et que les relations juridiques nouées sont au contraire empreintes d’unilatéralité et d’inégalité. La décision très attendue du 28 décembre 2018 rendue par le Conseil d’État (CE 28 déc. 2018, n° 411846) sur l’accompagnement des demandeurs d’emploi par Pôle Emploi est révélatrice de cette ambiguïté concernant notre notion : si elle tend à réinstaurer une forme d’équilibre en sanctionnant l’obligation d’accompagnement de Pôle Emploi, notamment en reconnaissant une prérogative aux demandeurs d’emploi, elle vient également conditionner, ironiquement au nom de cette même logique d’accompagnement, l’engagement potentiel de la responsabilité de l’organisme d’accompagnement à l’analyse du comportement du demandeur dans la réalisation de ses propres obligations de personne accompagnée. Cette décision vient, en quelque sorte, révéler la véritable fonction de ce « colloque singulier ». En effet, le PPAE, mais aussi généralement toutes les relations d’accompagnement qui se nouent, notamment en matière de politiques de l’emploi, n’ont pas tant pour objet l’échange et la création d’un véritable processus réflexif commun que celui de principalement responsabiliser le comportement de la personne visée par le dispositif pour au mieux l’insérer. L’accompagnement, sous couvert de personnalisation des prestations, ne serait-il pas l’un des avatars modernes de l’impératif de responsabilisation ?
Dans ces conditions, le sens commun et le sens juridique de la notion d’accompagnement ne tendent-ils pas à diverger, voire à s’opposer ? Si le sens commun est celui d’une posture axée sur l’échange, le partage, le fait de s’accorder au rythme d’autrui, « en concert » et pour ses intérêts, le sens juridique, pour sa part, tend à dépeindre une relation bien différente. Pour un même signifiant, n’y aurait-il pas finalement deux signifiés contradictoires ?
BAUGARD D., « L’accompagnement dans l’emploi », RDSS 2012, p. 993
CAMAJI L. « Financement des formations des demandeurs d’emploi : des contradictions de Pôle emploi aux ambiguïtés de l’accompagnement des chômeurs », Droit ouvrier 2019, p. 652.
CORNU G., Linguistique juridique, Domat, 3ème édition, 2005
JACQUEY-VAZQUEZ B., « L’accompagnement social », IGAS, septembre 2018
MAGGI-GERMAIN N., « L’accompagnement des travailleurs », Droit social 2018, p. 99
PAUL M., La démarche d’accompagnement : repères méthodologiques et ressources théoriques, Louvain-la-Neuve, Coll. Perspectives en éducation et formation, 2016.
PAUL M., « Autour du mot accompagnement », Recherche et formation, n° 62, 2009, p. 92
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ROCHFELD J., « Le PARE ou les virtualités du « contrat pédagogique » », Revue des contrats, n°2, 2005, p. 257
ROMAN D., « La « responsabilisation » de l’individu : quel équilibre entre droits et devoirs ? », in M. Borgetto, A.-S. Ginon et F. Guiomard (dir.), Quelle(s) protection(s) sociale(s) demain ?, Dalloz, 2016, p. 249
VERICEL M., « L’accompagnement vers l’emploi », RDSS 2012, p. 985
Theo Dagan
Décembre 2022