Bien que le concept d’action collective ait fait l’objet d’études sociologiques approfondies (CEFAÏ, 2007), en droit, on parle peu d’ « action collective ». En droit français, l’expression renvoie principalement au droit processuel, et en particulier à l’action en justice « exercée par une personne morale à but désintéressé – association, syndicat ou ordre professionnel – pour la défense des intérêts à caractère collectif entrant dans son objet » (GUINCHARD et DEBARD, Lexique des termes juridiques, Dalloz, 2022). Depuis peu, cette expression est employée, alternativement à celles d’ « action de groupe », d’ « action de classe » ou d’ « action populaire », pour désigner l’action en justice intentée par une personne afin de faire juger « à l’égard des autres (par exception à la relativité de la chose jugée) un type de litige caractérisé par la similitude de ses multiples applications potentielles » (CORNU, Vocabulaire juridique, PUF, 2022). Connu des droits anglo-saxons sous le nom de « class action », ce dernier type d’actions en justice a été introduit dans le droit français par la loi du 17 mars 2014 relative à la consommation. Des lois plus récentes, telles que la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de justice du XXIe siècle, ont étendu l’action de groupe à d’autres branches du droit, parmi lesquelles le droit du travail.
Dans cette dernière branche du droit, la notion d’action collective a cependant une signification particulière. En effet, l’une des originalités du droit du travail réside dans la reconnaissance juridique de la spécificité du collectif et, partant, dans l’institutionnalisation d’une série d’actions auxquelles « des classes et des groupes dominés ont eu recours pour exprimer leur révolte, tenter d’améliorer leur sort ou même de changer l’ordre social » (JEAMMAUD, LE FRIANT, LYON-CAEN, 1998). Les canaux d’expression du collectif en droit du travail sont ainsi fort nombreux : action syndicale, représentation du personnel dans l’entreprise, négociation collective, grève, autant d’ « actions collectives », au sens large, qui ont été, progressivement, reconnues et encadrées juridiquement.
La notion d’ « action collective » peut néanmoins être envisagée sous un angle plus étroit. Il est en effet possible d’effectuer une distinction entre, d’une part, la représentation et la négociation collectives et, d’autre part, la grève. Si, dans celles-là, le collectif s’exprime par l’intermédiaire de groupements et d’acteurs habilités à promouvoir et à défendre les intérêts des salariés – syndicats, délégués syndicaux, représentants élus du personnel –, dans celle-ci, tel n’est pas nécessairement le cas. Lors de la grève, le collectif s’exprime sans intermédiaires ou, dans les systèmes juridiques accueillant une conception dite « organique » de la grève, conjointement à eux. En d’autres termes, tandis que la représentation et la négociation collectives reposent essentiellement sur des agents « institués en permanence et investis de prérogatives précisément énoncées » (BORENFREUD, 1991), la grève – qu’elle soit perçue comme un droit de titularité individuelle ou collective – n’a pas de sens sans l’implication active, l’action collective, des salariés eux-mêmes. Elle suppose donc d’appréhender le groupe, non pas seulement dans son organisation, mais avant tout dans son action.
L’action collective émancipée des libertés du marché
Contrairement à ce que l’on pense souvent, les actions collectives des travailleurs ne sont pas le fruit de la révolution industrielle et du capitalisme libéral ; elles constituent un phénomène social aussi ancien que le travail lui-même. Cependant, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les actions collectives font l’objet, dans la plupart des pays de l’Europe de l’Ouest, d’une « répression sans douceur » (JAVILLIER, SINAY, 1984). Les raisons à l’origine de cette hostilité juridique envers l’action collective sont diverses, telles que la nécessité de préserver l’ordre public, le souci des puissances publiques de sauvegarder leur monopole dans la détermination des salaires ou, encore, la multiplication des mouvements revendicatifs, souvent violents, d’une classe ouvrière en pleine croissance. De surcroît, la répression des actions collectives a trouvé une forte assise dans la doctrine économique dominante au cours du XVIIIe siècle : le libéralisme économique. La prédominance des libertés de nature économique – qu’elles soient nommées « liberté du commerce et de l’industrie », en France, ou « freedom of trade », ailleurs – est en effet difficilement contestable, de même que la soumission des actions collectives à ces libertés.
Ce n’est, ainsi, qu’au milieu du XXe siècle que l’action collective a pu s’émanciper des libertés du marché, grâce à des « inventions institutionnelles qui sont en rupture avec les principes et rationalité propres au marché concurrentiel » (LYON-CAEN A., 2008). Cette émancipation n’est pas anodine ; elle implique une reconnaissance juridique du caractère intrinsèquement préjudiciable de l’action collective, qui porte par définition atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie. Toutefois, cette émancipation n’est pas synonyme d’une rupture définitive. En effet, une fois reconnu ou ménagé un espace pour l’action collective, les législateurs et les juges nationaux se sont préoccupés de la question délicate de l’articulation de celle-ci et des libertés du marché, les régimes juridiques actuels de l’action collective reflétant le « jeu de poids et de contrepoids de l’action économique des entrepreneurs et de l’action collective des travailleurs » (SUPIOT, 2001).
Ce jeu de poids et de contrepoids de l’action collective et des libertés du marché transparaît clairement dans la définition des limites imposées à l’exercice du droit – ou de la liberté, selon les conceptions nationales – de mener des actions collectives. Ainsi, si dans certains pays européens une action collective ne peut être déclenchée qu’après avoir satisfait à une série d’exigences procédurales – dépôt de préavis, information de l’employeur sur l’ampleur et la teneur de la grève, procédure de vote préalable –, dans d’autres, les actions dites « surprises » sont parfaitement licites. De même, tandis que l’action collective ne peut, dans certains droits nationaux, être engagée qu’après l’échec des négociations collectives ou l’épuisement des procédures de résolution pacifique des conflits, dans d’autres, tel n’est pas le cas dans d’autres. Enfin, alors que dans certains ordres juridiques les effets de l’action collective sur le fonctionnement de l’entreprise sont exempts de tout contrôle, dans d’autres, ils sont soumis à divers examens, le préjudice subi par l’employeur étant parfois mis en balance avec les avantages obtenus par les grévistes.
En définitive, en dépit de leurs divergences, les régimes juridiques nationaux de l’action collective se rejoignent sur un point : ils ont tous canalisé et intériorisé les tensions historiques entre action collective et libertés du marché, et sont ainsi parvenus, chacun à sa manière, à une certaine stabilisation des rapports entre l’action collective des travailleurs et l’action économique des entrepreneurs.
L’action collective soumise aux libertés du marché intérieur ?
Les droits nationaux étant parvenus à concilier action collective des travailleurs et action économique des entrepreneurs, les équilibres ainsi réalisés semblaient inébranlables. Les arrêts Viking et Laval, rendus par la Cour de justice de l’Union européenne en décembre 2007, ont toutefois montré qu’il n’en était rien. On le sait, si la Cour de Luxembourg a reconnu, pour la première fois, le droit de mener des actions collectives en tant que droit fondamental, elle ne lui a appliqué aucun traitement de faveur. Bien au contraire, la « fondamentalisation » du droit de mener des actions collectives a permis l’intégration de ce droit dans l’ordre juridique de l’Union européenne, puis sa soumission aux libertés du marché intérieur. Le droit de mener des actions collectives est ainsi perçu comme une simple barrière aux libertés de circulation économique, son exercice n’étant admis qu’au terme d’un double contrôle de justification et de proportionnalité.
Si les arrêts Viking et Laval constituent des exemples typiques d’« intégration négative » (RODIERE, 2008), le raisonnement suivi par la Cour de Luxembourg n’en reste pas moins dangereux. Comme l’écrivit l’un des promoteurs les plus enthousiastes du Droit du travail européen, avec ces arrêts, « les fantômes de la domination des libertés du marché du XIXe siècle sont revenus hanter le droit du travail européen du XXIe siècle » (BERCUSSON, 2009). En soumettant l’action collective des travailleurs aux libertés économiques des employeurs, la Cour de Luxembourg ne commande donc pas un simple réajustement des limites dans lesquelles ce droit peut s’exercer ; elle oblige les juges et les législateurs nationaux à revisiter une question déjà réglée à l’intérieur même des différents régimes de l’action collective, et ce bien souvent depuis plus d’un siècle.
Toutefois, le droit de l’Union européenne ne constitue pas le seul droit que les législateurs et les juges nationaux sont tenus de respecter. Les États membres de l’Union font également partie du Conseil de l’Europe et de l’OIT. Or, au sein de ces ordres juridiques supranationaux, le caractère fondamental du droit de mener des actions collectives revêt une signification toute particulière. Ainsi, pour la Commission d’experts de l’OIT, si l’on peut admettre des restrictions légitimes à l’exercice du droit fondamental de grève, ce n’est pas au nom d’une atteinte aux libertés économiques : les limitations pouvant être imposées à ce droit ne peuvent jamais être fondées sur « la nécessité d’évaluer la proportionnalité des intérêts en ayant à l’esprit une notion de liberté d’établissement ou de liberté de fournir des services » (Rapport de la Commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations, Conférence internationale du Travail, 99e session, 2010, Rapport III (Partie 1A), p. 212). De façon plus explicite, le Comité européen des droits sociaux a estimé que les libertés du marché intérieur ne peuvent pas être traitées comme « ayant a priori une valeur plus grande que les droits essentiels des travailleurs, en ce compris le droit de recourir à l’action collective » (CEDS, LO et TCO c. Suède, réc. n°85/2012, 3 juillet 2013). Plus récemment encore, la Cour européenne des droits de l’Homme a rappelé avec force que les libertés de circulation économique ne constituent pas des libertés fondamentales au sens de la Convention, et ne peuvent donc pas être mises sur un pied d’égalité avec le droit fondamental de mener des actions collectives (CEDH, LO et NTF c. Norvège, req. n°45487/17, 10 juin 2021).
En définitive, depuis les arrêts Viking et Laval, l’action collective des travailleurs constitue un véritable laboratoire pour l’étude des rapports qui se nouent entre divers ordres juridiques. Pour autant, l’intérêt de la question ne se limite pas à l’observation de la multiplication des espaces de production normative, ni même à l’étude de la complexité des liens qui se tissent entre les différents ordres juridiques concernés : l’action collective des travailleurs a d’abord été le champ d’une véritable « bataille » entre des valeurs opposées.
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JAVILLIER J.-C., SINAY H., Droit du travail. Tome 6 : La grève, publié sous la direction de G.-H. Camerlynck, Dalloz, 2e éd., 1984.
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Konstantina Chatzilaou
Décembre 2022