Les règles qui concernent le non-travail constituent la « province la plus étendue du Droit du travail ». Paradoxalement, celle-ci est aussi la plus mal connue (LYON-CAEN, 1995). Le constat établi dans les années 1980-1990 demeure d’actualité (CASAUX-LABRUNEE, 1996 ; DOMERGUE, 1997 ; WILLMANN, 1998) : le chômage n’est pas un sujet prisé des spécialistes de droit du travail et ce manque peine à être comblé en droit de la protection sociale.
Le droit du travail ne va pas sans un droit du chômage ou un droit du non-emploi, puisque le statut du chômeur est bien le corollaire de celui de salarié (et celui d’autres statuts d’emploi : travailleur indépendant, agent de la fonction publique). Les certitudes semblent toutefois s’arrêter là. En effet, qu’est-ce qu’un chômeur au sens du droit ? Il est délicat de le cerner, car le chômeur possède une « identité juridique », mais il ne répond pas à une définition unique dans le droit (WILLMANN, 1998). S’il en est ainsi, c’est parce que « la définition de son objet même – le chômage – peut donner lieu à des contestations sans fin. Or c’est la pointe de la toupie. Tout le reste, ou peu s’en faut, en dépend. Si on ne peut s’entendre sur la définition même du chômage – et comment le pourrait-on ? – on ne peut s’entendre sur rien » (DUPEYROUX, 2001). Catégorie de l’action publique constamment travaillée par les politiques publiques, le chômage se manifeste sur le plan juridique par une réglementation fluctuante et complexe qui réceptionne les différentes orientations assignées aux dispositifs. Le processus de réformes récemment engagé par les pouvoirs publics renforce ces caractères. Ces dernières années, les mécanismes de prise en charge du non-emploi ont considérablement évolué ; cette mutation s’est opérée à marche forcée, essentiellement par voie de décrets, dans un contexte institutionnel où la place des interlocuteurs sociaux s’est grandement étiolée au profit de celle de l’État (WILLMANN, 2018 ; ISIDRO, 2021). Guidées par une recherche d’individualisation à l’extrême des obligations et des droits des personnes privées d’emploi (CAMAJI, 2022), les réformes appréhendent les dispositifs de prise en charge du chômage comme des instruments de régulation du marché du travail et visent un objectif économique de réduction des dépenses publiques consacrées au chômage. Elles charrient aussi des enjeux plus politiques, articulés autour d’une certaine image des chômeurs, d’une certaine représentation de ce qui est attendu d’eux dans la société. La conjugaison de ces approches donne lieu à un renforcement du contrôle social exercé à l’encontre des bénéficiaires, à l’instar des évolutions que connaissent d’autres domaines de la protection sociale (DUBOIS, 2021). Dans cet environnement juridique en manque de repères, les juristes ne doivent pas baisser les bras : des mutations de grande ampleur, que l’on peut qualifier de « profonde déstabilisation du droit du chômage » (TOURNAUX, 2022), doivent être soulignées. Les cadres de pensée du droit de la protection sociale aident à les mettre en lumière.
Politiques d’activation de la protection sociale
En arrière-plan des réformes, une idéologie est à l’œuvre : l’activation de la protection sociale a profondément renouvelé les principes de l’action publique en matière de chômage dans les vingt dernières années en France (EYDOUX, 2018). Cette orientation, qui consiste à mettre les dépenses de protection sociale au service de l’engagement des bénéficiaires sur le marché du travail, a trouvé sa traduction la plus emblématique au cours des années 2000 avec l’introduction du « plan d’aide au retour à l’emploi » (PARE) et du « projet d’action personnalisé » (PAP) puis du « projet personnalisé d’accès à l’emploi » (PPAE). Empruntée au domaine de l’aide sociale, plus précisément au contrat d’insertion dont était assorti le RMI, la contractualisation a été progressivement déployée dans le champ juridique du non-emploi. Elaborée dans le giron du régime d’assurance-chômage, elle a d’abord concerné « les travailleurs involontairement privés d’emploi », c’est-à-dire les allocataires de ce régime. Elle a ensuite été élargie aux usagers du service public de l’emploi (c’est-à-dire à tous les « demandeurs d’emploi »). Au cours de la même période, le service public de l’emploi a été reconfiguré sous l’effet de deux mesures structurelles, dans un double mouvement d’ouverture et de concentration des acteurs : la libéralisation de l’activité de placement, d’une part, la mise en place d’un guichet unique en charge du suivi, de l’accompagnement et de l’indemnisation sous la bannière de Pôle emploi, d’autre part.
Les politiques d’activation de la protection sociale interrogeaient la pertinence du modèle de la contrepartie fondé sur la cotisation salariale. Plus qu’une interrogation, c’est une mise en cause de ce modèle qui est désormais à l’œuvre. Un « délitement de la logique salariale de l’assurance chômage » (CAMAJI, 2020) a été orchestré par le législateur à différents niveaux, de manière fulgurante. Sur les plans institutionnel et financier, des institutions phares du salariat ont été mises à distance de cette couverture sociale. La cotisation salariale d’assurance chômage a été supprimée (LFSS pour 2018) et le pouvoir de négociation collective des interlocuteurs sociaux a été assujetti à des objectifs économiques définis par le gouvernement (loi n°2018-771 du 5 septembre 2018). Le paritarisme dans ce régime est probablement voué à perdre encore de sa force. En autorisant le pouvoir réglementaire à adopter de nouvelles règles d’indemnisation, la dernière séquence législative (loi « portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi », automne 2022) est venue renforcer la mainmise de l’État, laquelle se manifeste par ailleurs par la fiscalisation des ressources, la participation de l’Unédic au financement de Pôle emploi et le transfert du recouvrement des cotisations d’assurance chômage au réseau des Urssaf. Dans le même temps, les droits à un revenu de remplacement ont été réorientés, précipitant la couverture d’assurance chômage du côté de l’assistance.
De l’assurance sociale en cas de chômage à l’assistance sociale
La dualité entre assurance et assistance structure l’indemnisation du chômage depuis les origines de 1958. Si la ligne de partage entre une prise en charge assurantielle et assistancielle du risque de privation d’emploi a toujours été mouvante (BORGETTO, 2001), la dernière réforme en date semble bien faire un grand pas en arrière, « vers un retour à un régime unique relevant de l’assistance » (TOURNAUX, 2022). Les nouvelles règles de l’assurance chômage, entrées en vigueur le 1er décembre 2021 au terme d’un processus normatif chaotique et très décrié (ISIDRO, 2021), portent atteinte au lien entre le salaire et la prestation sociale, pourtant caractéristique des assurances sociales. Pour les salariés en emploi discontinu (alternant des périodes de chômage et d’emplois de courte durée), la nouvelle définition du « salaire journalier de référence » (SJR) produit une allocation qui ne correspond plus à un pourcentage des revenus d’activité perdus (GREGOIRE, 2021). Autrement dit, la notion de salaire ne constitue plus le point d’ancrage indéfectible du régime géré par l’Unédic. Le changement de nature du régime est aussi un changement d’objet : délaissant les enjeux d’indemnisation et d’accompagnement, le droit du chômage tend désormais au seul retour à l’emploi. Le comportement des chômeurs s’est imposé comme la cible centrale des dispositifs juridiques relatifs au non-emploi, ainsi qu’en témoignent le caractère expressément incitatif des prestations sociales dans ce domaine (voir, déjà dans les années 2000 : JOLY, 2009), le renforcement des contrôles et des sanctions, ou encore les restrictions apportées au droit des salariés privés d’emploi d’en refuser un.
La prise en charge collective du risque de privation d’emploi a ainsi bel et bien basculé. Le mot d’ordre autour duquel s’articulent les dispositifs est désormais celui de la « responsabilisation » des chômeurs (LYON-CAEN, 2021). Il fragilise jusqu’au principe même des droits sociaux en cas de chômage, en particulier le droit individuel à un revenu de remplacement, car désormais l’indemnisation servie par le régime dit « d’assurance chômage » n’est plus principalement fonction du salaire et de l’activité professionnelle antérieure, elle n’est plus garantie par une réglementation claire et lisible, et elle ne protège plus les personnes les plus exposées au risque.
Plateformisation du service public de l’emploi
Le mouvement de dématérialisation du service public de l’emploi est en étroite convergence avec ces orientations contemporaines des politiques de l’emploi. Salué de toutes parts, le virage numérique est pris par Pôle emploi au début des années 2010. Il concerne aussi bien les relations entre les usagers et l’institution (via l’espace numérique personnel du demandeur d’emploi), les échanges de données entre administrations et avec les employeurs, que le développement de l’offre de services numériques. La « responsabilisation » des demandeurs d’emploi va de pair avec la promotion de leur « autonomie » : la stratégie numérique de Pôle emploi est ouvertement associée à l’idée d’autonomie des demandeurs d’emploi, que ce soit pour l’accomplissement des démarches administratives ou dans la recherche d’emploi. Toutefois, ces dispositifs sont-ils vraiment au service de la liberté des travailleurs ? Il est permis d’en douter, tant l’hétéronomie et le contrôle sont prégnants. Non seulement la transformation digitale de Pôle emploi génère de nouveaux obstacles à l’accès aux droits, mais l’outil numérique modifie la source des droits sociaux et la manière de les exercer. Le déploiement des outils numériques s’avère donc cohérent avec la trajectoire du droit du chômage décrite ci-dessus : prenant place dans un mouvement de libération du placement, il participe à la plateformisation du service public de l’emploi et est particulièrement en phase avec les politiques d’activation des demandeurs d’emploi (DIRRINGER, 2022). Le recul du principe de solidarité collective face au chômage met plus que jamais à l’épreuve les principes directeurs de la sécurité sociale (principes de dignité, de solidarité et de participation, selon SUPIOT, 2006). Il questionne aussi la portée du droit à l’emploi (DURLACH, 2006) : s’il est vrai que « le droit d’obtenir un emploi ou droit au travail qui figure dans le préambule de la constitution n’est que le droit d’être assisté dans la recherche d’un emploi et d’être (conditionnellement) secouru par un revenu de remplacement en cas de privation d’un emploi » (LYON-CAEN, 1995), qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
BORGETTO M., « La réforme du système d’indemnisation du chômage : vers un retour en force de la logique d’assistance ? », Droit social 2001, p. 355
CAMAJI L., « Le délitement de la logique salariale de l’assurance chômage », Droit ouvrier 2020, p. 284
CAMAJI L., L’individualisation des droits sociaux. Étude de droit de la sécurité sociale, HDR, Université Paris-Saclay, 2022, https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-03852258
CASAUX-LABRUNEE L., « Qu’est-ce qu’un chômeur ? », Droit social 1996, p. 577
DIRRINGER J., « À la découverte du Lab Pôle emploi », RDSS 2022, p. 804
DOMERGUE J.-P., « Le droit du chômage ou du non-emploi », Droit social 1997, p. 463
DUBOIS V., Contrôler les assistés. Genèses et usages d’un mot d’ordre, Raisons d’agir, 2021
DUPEYROUX J.-J., « La nouvelle assurance-chômage », Droit social 2001, p. 345
DURLACH E., Droit à l’emploi et droit du travail, thèse de doctorat en droit, Université Paris X-Nanterre, 2006
EYDOUX A., « Demandeurs d’emploi : du devoir de s’activer au droit à la solidarité et à l’emploi », Droit social 2018, p. 282
GREGOIRE M., « Réforme de l’assurance chômage : vers la fin de la couverture assurancielle de la privation d’emploi », RDT 2021, p. 364
ISIDRO L., « La réforme de l’assurance chômage, en trois dimensions », RDT 2021, p. 581
JOLY L., « L’incitation au retour à l’emploi », RDT 2009, p. 436
LYON-CAEN A., « Responsabilité des assurés », RDT 2021, p. 213
LYON-CAEN G., Le droit du travail. Une technique réversible, Dalloz, 1995
SUPIOT A., « Esquisse d’un accord-cadre relatif à l’extension de la protection sociale », Semaine sociale Lamy, n° 1272, suppl., 2006, p. 91
TOURNAUX S., « La profonde déstabilisation du droit du chômage », RDSS 2022, p. 147
WILLMANN C., « Réformer l’assurance chômage », Droit social 2018, p. 620
WILLMANN C., L’identité juridique du chômeur, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit social, 1998
Décembre 2022