Précautions langagières
Contrairement à certaines notions voisines comme l’égalité, aucun système juridique ne revendique l’invention de la discrimination, tant cette notion est inhérente à la dynamique de fonctionnement des sociétés humaines, qui recrée sans cesse des distinctions, des ségrégations, des hiérarchies (CHEVALIER, 2003). L’existence de sociétés statutaires ou de castes en Côte d’Ivoire avant ou après le contact avec l’Europe d’une part ( DIOUF, 2019 ; DUGAST, 1995) et l’observation de la société française depuis l’Ancien régime jusqu’à la cinquième République, d’autre part, confirme l’affirmation qui fait de la discrimination une notion dépourvue de nationalité. C’est donc le mot pour la désigner qui peut changer d’un système à un autre, pas la chose.
Conception originelle
Que ce soit en France ou en Côte d’Ivoire, la discrimination a d’abord été comprise comme une simple opération de distinction, de séparation d’avec d’autres choses ou êtres humains, dans la seule perspective d’engendrer la pluralité contraire à l’unité ou à la confusion. Sous cet angle, la discrimination a été pensée comme un synonyme de la non-identité, de la différence non connotée, gage de la complémentarité et de l’échange, indispensable à la vie en communauté. Dans cette occurrence originelle, l’ambition n’est pas d’opposer les catégories ainsi distinguées en les hiérarchisant ou en les mettant en concurrence. Au contraire, elle est d’affirmer leur interdépendance et complémentarité en tant que maillon essentiel donc indispensable d’une chaine. C’est comme si l’on était en présence de deux catégories juridiques comme l’employeur ou l’inspecteur du travail, dont il n’est pas nécessaire d’affirmer l’importance de l’une par rapport à l’autre puisque non seulement l’une ne peut jouer le rôle de l’autre, mais en outre, le droit du travail ne peut se passer du rôle joué par chacune d’elle sans perdre sa cohérence d’ensemble. Cette conception originelle neutre de la discrimination est très prégnante dans l’analyse des castes en Afrique où les auteurs expliquent comment l’interdépendance et l’égale dignité ont été à l’origine des castes ou des classes dans les sociétés africaines en général et ivoirienne, en particulier (DIOUF, 2019 ; DUMONT, 1966).
Approches contemporaines
Certes, de nos jours, en droit du travail, la discrimination n’est pas pensable en l’absence de séparation avec d’autres. Toutefois, la raison qui la fonde a radicalement changé. A la séparation congénitale non connotée destinée à engendrer des catégories juridiques nécessaires au commerce juridique, a été substituée une autre, cette fois-ci, hiérarchisante reposant sur des raisons, critères ou motifs, que la loi n’admet pas. La discrimination épouse alors dorénavant une conception exclusivement négative qui consiste à traiter moins bien une personne en se fondant sur un critère interdit et ce en l’absence de toute justification. Il en ressort que trois éléments sont nécessaires à la définition de la discrimination. Il s’agit d’abord du motif. Il ne peut exister de discrimination sans motif discriminatoire, c’est-à-dire une raison préalablement identifiée par le législateur qu’il est interdit de prendre en compte dans le traitement des personnes. La discrimination, dit-on, serait exclusivement une affaire de motifs (LYON-CAEN, 2004). Le nombre de motifs caractéristiques de l’épaisseur de la discrimination varie selon les disciplines, les systèmes juridiques et les époques. La discrimination suppose ensuite un effet défavorable de la mesure pour un groupe de personnes par rapport à un autre. C’est la dimension collective inhérente à toute discrimination. Il peut s’agir du groupe de personnes ayant la même nationalité, les mêmes sexes ou orientations sexuelles, les mêmes handicaps. La discrimination requiert enfin que la différence de traitement visant le motif interdit n’ait pas d’explication rationnelle. Le vocable explication rationnelle, synonyme de justification, doit être compris. Les motifs étant préalablement déterminés par la loi, seule la loi peut préciser dans quel cas une différence de traitement peut être fondée sur un motif discriminatoire sans basculer dans la discrimination. Dans la langue de la discrimination, le vocabulaire est important. Il ne peut exister de discrimination justifiée ou autorisée, mais des différences de traitement revêtant ces qualités. Par conséquent, dès que la différence de traitement fondée sur un motif discriminatoire a une explication rationnelle, elle ne peut être qualifiée de discrimination, mais de différence justifiée. Dans ces conditions, la justification renvoie à la preuve que la différence de traitement fondée sur l’un des motifs discriminatoires est elle-même prévue par la loi. La distinction subtile faite par le Code du travail français dans le Titre III sur « la discrimination » entre un chapitre II consacré au « principe de non-discrimination » et un chapitre III intitulé « Différences de traitement autorisées » participe de cette précision sémantique dans le discours sur la discrimination. Il en est de même dans l’article L. 1133-1 du même Code dans lequel l’utilisation du motif discriminatoire est justifiée lorsqu’il constitue « une exigence professionnelle essentielle et déterminante ». La même logique est repérable en droit ivoirien lorsqu’en dépit de l’article 4 du Code du travail qui érige le sexe en motif de discrimination, le législateur dans l’article 23.1 se réserve le droit d’interdire aux femmes d’exercer certaines activités réservées aux hommes. Ce qui signifie que lorsque le législateur reste silencieux sur un critère discriminatoire, il ne peut jamais être justifié.
Singularité française
Mais là s’arrête l’accord sur le sens à donner à la discrimination dans les systèmes juridiques analysés. Ni la summa divisio, consacrée en droit français, ni le processus de catégorisation des différents types de discriminations résultant de la conjugaison de plusieurs critères discriminatoires, soutenu par la doctrine dans ce système juridique, ne font l’unanimité.
A propos de la summa divisio, depuis 2008 (Loi n°2008-496 du 27 mai 2008, art. 1er), le droit français inspiré par le droit de l’Union européenne (CJCE, 12 février 1974, Gionvani Maria Sotgiu, aff. 152/73 ; CJCE, 31 mars 1981, Jenskins, aff. 96/80 ; CJCE, 13 mai 1986, Bilka-Kaufbauss, aff. C-170/80) fait une distinction nette entre discrimination directe et discrimination indirecte. Dans ce système juridique, il y a discrimination directe lorsque la mesure en cause se fonde explicitement sur un motif consacré de discrimination. Dans cette acception, la discrimination directe est-elle toujours une différence de traitement formellement prohibée. C’est ce qu’avait très tôt insinué une plume autorisée de la doctrine française (LOCHAK, 1989) lorsqu’elle a affirmé que la discrimination est une « différence de traitement illégitime », même s’il aurait été préférable de proposer à la place du vocable illégitime sujette à interprétation, l’expression illégale qui renvoie à une raison qui tombe sous le coup d’une règle de droit écrite. En revanche, la discrimination est dite indirecte lorsque le motif, introuvable dans la lettre de la mesure, se révèle dans ses effets. Autrement dit, la discrimination indirecte existe que lorsque la disposition ou la pratique incriminée est neutre en apparence, et oblige à concentrer toute l’attention sur l’effet défavorable engendré qui, malheureusement ne se justifie guère, ni au regard du but visé, ni en ce qui concerne les moyens mis en œuvre. La réception de la conception de la discrimination indirecte en droit français est la preuve que la discrimination n’est pas toujours une différence de traitement. Elle peut résulter d’une identité de traitement.
Les subtilités du droit français de la discrimination ne se s’arrêtent pas à la consécration de cette summa divisio. Elles s’étendent à la question du cumul des motifs discriminatoires que l’on veut voir saisi par le droit. Le rôle de la doctrine qui reproche au législateur et au juge de ne pas s’empresser de saisir toutes les subtilités qui se côtoient à ce propos est impressionnant. Sans que la liste ne soit limitative, elle distingue entre discrimination « systémique » (WOLMARK, 2020 ; SORENO, 2020), discrimination par « association », « multiple », « composée », « intersectionnelle », « intersectorielle » (MMERCAT-BRUNS, 2022). En réalité, et c’est sans doute, ce qui justifie la prudence du législateur et du juge français ; l’impression qui se dégage est qu’il y a autant de déclinaisons des types de discriminations que d’auteurs qui s’intéressent à la question.
Spécificité ivoirienne
Le droit ivoirien n’en est pas là. Certes, depuis quelques années, la doctrine (SILUE, 2011) a repéré les traces d’une summa divisio à l’image du droit français à partir de l’interprétation du droit positif international notamment la Convention n°111 de l’OIT, le Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, la Convention de l’ONU sur l’interdiction de toutes les formes de discriminations faites aux femmes de 1989. Mais ce discours n’a jusque-là pas convaincu le législateur encore moins le juge en droit du travail.
Il est vrai que le droit pénal du travail peut être considéré comme une atténuation au propos qui vient d’être tenu puisque la réforme du Code pénal intervenu en 2018 a consacré toute une section à la « discrimination raciale et religieuse » et en a profité pour donner une définition de ces deux types de discriminations dans un article 226. Mais, pour les autres sources de droit du travail, seul le vocable discrimination, en l’absence de toute autre précision, est utilisé.
C’est le cas par exemple des Constitutions ivoiriennes de 2000 (art. 17 alinéa 3 : « est prohibée toute discrimination dans l’accès ou l’exercice des emplois, fondée sur le sexe, les opinions politiques, religieuses ou philosophiques ») et de 2016 (art. 4 alinéa 2 : « nul ne peut être privilégié ou discriminé en raison de sa race, de son ethnie, etc… », art. 14 alinéa 2 : « est interdite toute discrimination dans l’accès aux emplois ou dans leur exercice, fondée sur le sexe, l’ethnie ou les opinions politiques, religieuses ou philosophiques »), qui consacrent le vocable discrimination sans le définir. Le décret n°2018-456 du 9 mai 2018 relatif à l’emploi des personnes en situation de handicap dans le secteur privé s’inscrit dans la même logique. Ce décret se contente d’interdire la discrimination sans dire ce qu’elle renferme. Selon l’article 3 de ce texte, « toute discrimination de quelque nature que ce soit en matière d’accès à l’emploi et à la formation professionnelle à l’égard des personnes en situation de handicap est interdite ». Et aussi surprenant que cela puisse paraitre, le Code du travail ne mentionne pas le vocable discrimination. Il se contente de l’approche classique héritée du Code de travail des territoires d’outre-mer de 1952 reprise par tous les Codes du travail qui se sont succédés (1964, 1995, 2015), qui consiste à énumérer des critères qu’il est interdit de prendre en considération en droit du travail.
La jurisprudence sociale, à travers les deux seules décisions repérées à propos du contentieux de la discrimination, ne déroge pas à cette observation implacable. Dans la première décision (Abidjan, 1ère ch. civ., arrêt n°23 du 28 janvier 2011, inédit), alors que l’article 4 du Code du travail épicentre des critères sur lesquels l’employeur ne peut se fonder, le juge a estimé que ce texte consacrait une règle de non-discrimination fondée sur la nationalité du salarié sans dire en quoi consiste cette discrimination : « Considérant qu’il en résulte que pour arrêter sa décision de rupture du contrat, l’employeur a tenu compte de sa qualité d’étranger ( …) ; Que cette discrimination prohibée par l’article 4 précité joint au fait que l’innovation technologique, évoquée au soutien dudit licenciement, n’a pas conduit à la suppression du poste, mais plutôt à son attribution à un national, rend fallacieux le motif invoqué et par conséquent abusif conformément à l’article 16.11 du code du travail »
Dans la deuxième décision qui a infirmé une décision du tribunal, le salarié avait saisi le juge pour discrimination ethnique de la part de son employeur, pour avoir fondé sa décision sur sa religion et son origine sociale. La cour d’appel lui en a donné acte sans donner une définition de la discrimination. Deux étapes ont meublé son raisonnement.
Dans un premier temps, la cour a procédé à des constatations qui ont consisté à restituer le questionnaire d’audit auquel a été soumis le salarié. Ce questionnaire a démontré à suffisance que certaines questions visaient de façon très explicite la religion et l’origine sociale du salarié. Par exemple : « vous êtes musulman ? », « Mais, vous êtes dioula ?», « vous connaissez donc l’esprit dioula ? », « vous êtes de quel village ? ». Et à l’Auditeur A d’expliquer à son collègue : « En fait, ils ne sont pas dioula, mais ils sont à côté des dioula ».
Dans un second temps, la cour d’appel a reproché au premier juge « d’avoir imputé la responsabilité de la rupture du lien contractuel au salarié en relevant qu’il ne justifie pas avoir été victime de discrimination ethnique » en dépit du caractère méprisant et tribaliste de l’audition. Le raisonnement du juge à ce propos mérite d’être rappelé : « En effet, le caractère méprisant de ces propos dont dame A, auditeur chargé de la mission, en donne la vraie teneur : « En fait, il ne sont pas Dioula, mais ils sont à côté des dioula », pour dire qu’ils ne sont pas dioula mais c’est comme s’ils l’étaient, ils sont les mêmes, est incontestable ; En n’ayant tiré aucune conséquence de ces propos dont le caractère particulièrement méprisant et tribaliste n’a pu raisonnablement lui échapper, le premier juge a forcément mal jugé » (Abidjan, 2ème Ch. soc. A, arrêt n°253, du 18 décembre 2009, inédit).
De l’analyse de ces décisions, plusieurs observations peuvent être faites. Tout d’abord, le juge ivoirien ne se hasarde pas sur le terrain de la définition de la discrimination. Il se contente de la constater dans les rapports de travail, comme s’il existait en la matière une sorte de consensus sur l’idée que l’on doit en avoir. Cette attitude peut surprendre puisque le Code du travail qui fonde son propos n’emploie pas ce vocable et à plus forte raison ne le défini. Il n’est pas discutable que la rareté et la mauvaise qualité du contentieux de la discrimination tire sa source de l’absence de définition de la discrimination. Ensuite, dans la deuxième espèce, deux motifs – l’origine sociale et la religion – ont été visés. Or, ni le salarié qui s’en plaignait, ni le juge n’en ont tenu compte ; pour le premier dans l’établissement du préjudice et la formulation de la demande des dommages et intérêts, pour le second dans le prononcé des droits de rupture du contrat, faute de précisions normatives sur chacun de ces points.
Enfin, les arrêts rapportés sont relatifs à des hypothèses dans lesquelles les motifs étaient explicites dans les décisions des employeurs. C’est ce que l’on appelle en droit français la discrimination directe. Le droit ivoirien permet-il d’aller au-delà pour sanctionner les discriminations qui se cachent derrière des mesures neutres qualifiées dans ce système juridique de discrimination indirecte ? La réponse n’est pas évidente. La lettre du droit ivoirien ne permet pas de répondre par l’affirmative. Seule une interprétation suffisamment audacieuse peut arriver à cette conclusion. Il n’est donc pas excessif d’affirmer que le droit ivoirien ne sanctionne que les discriminations explicites, c’est-à-dire les discriminations directes, à l’exclusion des discriminations indirectes et multiples. Ce qui est dommage.
CHEVALIER J., « Lutte contre les discriminations et État- providence », in D. Borrillo (Dir.), Lutte contre les discriminations, Paris, La découverte, 2003
OCKES E., JEAMMAUD A., LYON-CAEN A., PELISSIER J, Grands arrêts de la jurisprudence du travail, Dalloz, 2004
DUMONT L., Homo hierarchicus, Essai sur le système des castes, Paris, Gallimard, 1966
MERCAT-BRUNS M., « Travail domestique et discrimination intersectorielle », Dr. Soc., 2022, p. 716
LOCHAK D., « Sur la notion de discrimination », Dr. soc. 1987, p. 778
PORTA J., « Egalité, Discrimination et égalité de traitement – A propos des sens de l’égalité dans le droit de la non-discrimination », RDT 2011, p. 290 et 354 (deux parties)
SILUE N., L’égalité entre l’homme et la femme en Afrique noire francophone. Étude sur la condition juridique de la femme en droit social ivoirien, EUE, 2011
SORENO S., « La lutte contre les discriminations dans l’accès à l’emploi en quête de sens », Dr. Soc. 2020, p. 409.
WOLMARK C., « Discrimination systémique : de nouvelles perspectives à la lutte judiciaire contre les discriminations », Sem. Soc. Lamy, 2020, n°193
Décembre 2022