Émergence en droit français
La discrimination systémique est une qualification juridique que l’on retrouve en Amérique du Nord et qui a commencé à faire sa place dans le débat juridique français au moment de l’adoption de l’action de groupe « Discrimination » (Loi n° 2016-1547, 18 nov. 2016 sur la modernisation de la justice du XXIème siècle, art. 62). Selon Laurence Pécaut-Rivolier, la discrimination systémique (dans l’emploi) est « une discrimination qui relève d’un système, c’est-à-dire d’un ordre établi provenant de pratiques, volontaires ou non, neutres en apparence, mais qui donne lieu à des écarts de rémunération ou d’évolution de carrière entre une catégorie de personnes et une autre. Cette discrimination systémique conjugue quatre facteurs : les stéréotypes et préjugés sociaux ; la ségrégation professionnelle dans la répartition des emplois entre catégories ; la sous-évaluation de certains emplois ; la recherche de la rentabilité économique à court terme. La particularité de la discrimination systémique étant qu’elle n’est pas nécessairement consciente de la part de celui qui l’opère. » (PECAUT-RIVOLIER, 2013, p. 27). Elle fait son chemin également dans les juridictions prud’homales (CPH Paris, 17 déc. 2019, n o 17/10051, Dalloz actu, 8 janv. 2020, obs. Peyronnet) : le Conseil des prud’hommes de Paris a en effet reconnu que vingt-cinq ouvriers maliens en situation irrégulière, employés sur un chantier de démolition parisien, avaient fait l’objet d’une « discrimination systémique » en raison de l’origine et de leur situation irrégulière, un critère apparemment neutre, à la suite de deux accidents du travail où l’employeur refusait de faire intervenir les secours. Compte tenu de l’avis du Défenseur des droits, du témoignage au procès d’un sociologue spécialiste et du procès-verbal de l’inspection du travail, est constaté « un système pyramidal d’affectation professionnelle en raison de l’origine, et ce au détriment des travailleurs maliens ». Les responsables de la société plaçaient ainsi les Maliens en bas de l’échelle de l’organisation du travail et les appelaient du même prénom pour les « déshumaniser » et leur montrer qu’ils étaient « interchangeables », selon l’inspecteur du travail. Tous les travailleurs maliens étaient des manœuvres assignés aux tâches les plus pénibles du chantier, à savoir les travaux de démolition consistant à casser les murs et les plafonds à la masse, dans des conditions extrêmement dangereuses. Les salariés d’origine maghrébine étaient leur supérieur direct, leur donnaient des directives, s’assuraient de la bonne exécution des travaux, du respect des délais et payaient les salariés en liquide. Et le jugement de conclure : « chaque groupe est ainsi prédestiné à certaines tâches et cela, non en fonction de ses compétences réelles, mais semble-t-il uniquement en fonction de son origine, origine qui lui attribue une compétence supposée, l’empêchant ainsi de pouvoir occuper un autre positionnement au sein de ce système organisé ». Selon les études du secteur d’activité du bâtiment menées par le sociologue témoin, cette situation caractérise l’existence d’une discrimination systémique en termes de rémunération, d’affectation, d’évolution professionnelle à l’égard de ces travailleurs maliens. En raison de la situation irrégulière des travailleurs, il n’existait pas de points de comparaison possibles avec d’autres salariés dans une situation équivalente et donc la preuve de la discrimination est déduite des effets discriminatoires de l’organisation du travail. Selon le Défenseur des droits, « c’est ainsi l’analyse de la somme et de la répétition des actes visant à stigmatiser, exclure et/ou défavoriser un groupe considéré, lesquels relèvent bien souvent d’un système organisationnel et d’un processus historique, qui va conduire à la reconnaissance de la discrimination systémique. Ce cumul de critères, nationalité et origine, produit pour le groupe stigmatisé – les travailleurs maliens en situation irrégulière– un désavantage qui n’est pas ponctuel mais récurrent permettant de mettre en évidence, au-delà de discriminations multiples, une discrimination systémique ».
Mais l’intérêt de cerner des discriminations systémiques n’est pas forcément seulement de permettre de reconnaitre une nouvelle forme de discrimination plus grave ou de plus ample portée mais davantage de favoriser les moyens juridiques et sociaux pour limiter les discriminations dans l’avenir en s’attaquant aux causes structurelles de celles-ci. Il ne s’agit donc plus de s’en tenir à une vision étroite d’une recherche de sanctions à appliquer aux discriminations individuelles perçues exclusivement comme atteintes à la personne, notamment au travail (M. Mercat-Bruns, Les différentes figures de la discrimination au travail : quelle cohérence ? RDT 2020, p. 26).
Perspectives nord-américaines
Au Canada, le concept a commencé à circuler à la suite du rapport Abella remis au gouvernement fédéral canadien (ABELLA, 1984) qui, après de vastes consultations sur le terrain et des rapports d’experts, a pu comparer les causes et les conséquences des désavantages récurrents subis par différents groupes (les femmes, les personnes handicapées, les personnes autochtones, les minorités visibles) et qui a conclu à la nécessité concrète de mettre en place des programmes d’équité, sorte d’action positive pour remédier à l’ampleur et la transversalité des discriminations systémiques (Loi sur l’équité en matière d’emploi amendée, L.C. 1995, ch. 44). Selon le Rapport Abella, « la discrimination systémique en matière d’emploi, c’est la discrimination qui résulte simplement de l’application des méthodes établies de recrutement, d’embauche et de promotion, dont ni l’une ni l’autre n’a été nécessairement conçue pour promouvoir la discrimination. La discrimination est alors renforcée par l’exclusion même du groupe désavantagé, du fait que l’exclusion favorise la conviction, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du groupe, qu’elle résulte de forces naturelles », par exemple que les femmes « ne peuvent tout simplement pas faire le travail » (Rapport Abella, p. 9, 10). La question n’est pas de savoir si la discrimination est intentionnelle ou si elle est simplement involontaire, c’est-à-dire découlant du système lui-même. Si des pratiques occasionnent des répercussions néfastes pour certains groupes, c’est une indication qu’elles sont peut-être discriminatoires. Voilà pourquoi il est important d’analyser les conséquences des pratiques et des systèmes d’emploi (Rapport Abella, p. 2).
S’en est suivie la construction jurisprudentielle de la Cour Suprême Canadienne sur cette question et plus tard dans les différences provinces canadiennes. L’arrêt phare qui identifie la discrimination systémique à l’encontre des femmes salariées dans la compagnie des chemins de fer canadiens (Action Travail des Femmes c. Canadien National (1987) 1 RCS 1114. 1139 (1987) 8CHRR D/4210 (SCC)) décrit la discrimination systémique comme le résultat d’une combinaison de discriminations directes et indirectes et ne requiert pas précisément d’identifier l’une ou l’autre qualification. « Ce sont davantage les conséquences de la discrimination que le caractère volontaire ou involontaire des mesures qui permettent de conclure à la discrimination systémique » ( arrêt Action Travail, précité). Dans le cas de la discrimination indirecte, c’est l’application d’une norme en apparence neutre qui entraîne l’effet discriminatoire ; de même pour la discrimination systémique, c’est l’application des pratiques et des systèmes d’emploi qui sont en apparence neutres qui entraîne l’effet discriminatoire. La preuve prima facie d’une situation de discrimination systémique se fait donc en examinant les conséquences des pratiques et des systèmes d’emploi. Selon une chercheuse canadienne, du point de vue macro-économique, la discrimination systémique dans l’emploi serait « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction sur le marché du travail, de pratiques, de décisions ou de comportements individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres de groupes visés » (CHICHA-PONTBRIAND, 1989). Cependant, « pour combattre la discrimination systémique, il est essentiel de créer un climat dans lequel tant les pratiques que les attitudes négatives peuvent être contestées et découragées » (CN c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), p. 1138‑1139).
Aux Etats-Unis, la discrimination systémique au travail semble davantage relever d’une pratique collective de discriminations cumulées et conjuguées sans que le choix de la nature de la discrimination directe ou indirecte soit pertinente (liées au développement des actions de groupe, EEOC v. Global Horizons (2014). En effet, selon l’autorité en charge de lutte contre les discriminations, la discrimination systémique dans l’emploi serait « une combinaison, une dynamique de comportements récurrents, de pratiques, de politiques d’entreprise ou de décisions qui touchent un groupe à travers lequel la discrimination dénoncée a un impact qui peut concerner un secteur professionnel, un métier, une entreprise ou une zone géographique » (P. Kim, “Addressing systemic discrimination: public enforcement and the role of the EEOC”, Boston University Law Review, Vol. 95, 2015, p. 1133).
Cependant, certains juristes américains expliquent que les discriminations systémiques sont plus difficiles à déceler dans certains types d’organisation du travail : « lorsque les structures hiérarchiques ou bureaucratiques cèdent la place à une gouvernance plus souple, il est plus difficile d’identifier une politique discriminatoire transversale ou uniforme » (T. Green, “Discrimination in Workplace Dynamics: Toward a Structural Account of Disparate Treatment Theory”, Harv. C.R.-C.L. L. Rev. 2003, Vol 38 p. 91). Les cadres dirigeants et les organes stratégiques des entreprises ne sont pas forcément blanchis du fait qu’un auteur subalterne a été désigné comme auteur de la discrimination individuelle (T. Green, Discrimination laundering : the rise of organizational innocence and the crisis of equal opportunity law, Cambridge University Press, 2017, p. 116)
Ces analyses résonnent avec la situation française et européenne. En effet, le phénomène du plafond de verre à l’encontre des femmes dans certaines entreprises ou la ségrégation sexuée des emplois dans certains secteurs d’activité semble illustrer le phénomène de discrimination systémique fondée sur le sexe (BOUSSARD VERRECCHIA, MERCAT-BRUNS , 2015 ; MERCAT-BRUNS, 2015). Très tôt, la CJUE offre aussi une analyse qui emprunte une logique systémique : « une mise en œuvre intégrale de l’objectif poursuivi par l’article 119, par l’élimination de toutes discriminations entre travailleurs féminins et travailleurs masculins, directes ou indirectes, dans la perspective non seulement des entreprises individuelles, mais encore de branches entières de l’industrie et même du système économique global, peut impliquer, dans certains cas, la détermination de critères dont la mise en œuvre réclame l’intervention de mesures communautaires et nationales adéquates » (CJCE, 8 avril 1976, Defrenne, Aff C-43/75, pt. 19).
Les discriminations systémiques au-delà de l’emploi
L’intérêt de la grille de lecture systémique est aussi de réfléchir aux solutions systémiques à la lutte contre les discriminations qui dépasse l’emploi (J. Anderson, B. Siim, Introduction: the politics of inclusion and empowerment: gender, class and citizenship, NY Palgrave, 2004, p. 2), à l’instar de l’action positive qui est, cependant uniquement reconnue en droit européen comme une exception à la non-discrimination (C-158/97 Badeck).
Même l’inaction des décideurs (entreprises, autorités publiques), pour retirer les obstacles à l’exclusion, notamment dans l’emploi ou l’éducation, peut perpétuer les inégalités que dévoile la discrimination systémique (C. Sheppard, Inclusive Equality: The relational dimensions of systemic discrimination in Canada, McGill-Queen’s University Press, 2010, p. 22). Les institutions publiques ne peuvent pas être épargnées de toute action si elles ignorent ou contribuent à l’exclusion collective ou à des différences de traitement récurrentes au détriment de certains groupes de personnes protégées par les règles de non-discrimination. Hormis le contentieux stratégique devant la Cour EDH (Cour EDH, 13 nov. 2007, D.H. et autres c. République tchèque, Req. n° 57325/00), la Cour de cassation a pu statuer implicitement sur la discrimination institutionnelle dans l’accès à l’éducation des enfants roms, considérant l’inaction des autorités publiques (Crim. 23 jan. 2018, n° 17-81369), ou sur le profilage racial lié aux contrôles d’identité (Civ.. 1ère. 9 novembre 2016, n° 15-25.873). Le Défenseur des droits a pu révéler le défi institutionnel de l’accès au logement plus souvent refusé à des femmes à la tête de familles monoparentales (https://www.defenseurdesdroits.fr/fr/communique-de-presse/2017/12/enquete-acces-aux-droits-ndeg5-discriminations-et-acces-au-logement).
En somme, compte tenu de l’existence de certains phénomènes persistants d’exclusion auxquels est confrontée la protection sociale et, de façon plus positive, de l’ambition éventuelle de l’inclusion réelle que propose la lutte contre la discrimination systémique, il est donc également possible d’y voir une grille de lecture pertinente, sans en faire une notion juridique inscrite dans la loi, à la fois pour: mieux comprendre la difficulté de distinguer la qualification de discrimination directe et indirecte (article L 1132-1 du Code du travail mentionne l’alternative « un mesure discriminatoire, directe ou indirecte » et souvent les arrêts aussi) et appréhender plus finement les effets conjugués des discriminations directes et indirectes, reflétant à terme la portée du droit de la non-discrimination (M. Mercat-Bruns, Le droit de la non-discrimination : une nouvelle discipline en droit privé ? » D. 2017, p. 22) dans différents domaines comme l’emploi, l’accès au logement, à la santé, à l’éducation ou le maintien de l’ordre public.
ABELLA R., Rapport de la Commission sur l’égalité en matière d’emploi, Ottawa, 1984
BOUSSARD VERRECCHIA E., MERCAT-BRUNS M., « Appartenance syndicale, sexe, âge et inégalités : vers une reconnaissance de la discrimination systémique », Rev. Droit Travail, 2015, p. 660
CHICHA-PONTBRIAND M-T, Discrimination systémique : fondement et méthodologie, Commission des droits de la personne du Québec, éd. Yvon Blais, 1989, p. 85
MERCAT-BRUNS M., Discriminations au travail : dialogue avec la doctrine américaine, Dalloz A droit ouvert, 2013
MERCAT-BRUNS M., « L’identification de la discrimination systémique », RDT, 2015, p. 672
MERCAT-BRUNS M., « L’histoire de la construction juridique de la discrimination systémique au Canada : l’émergence d’un droit de l’inclusion ? », RDT 2022, p. 184
PECAUT-RIVOLIER L., Lutter contre les discriminations au travail : un défi collectif, Rapp. Pour les Ministères de la Justice, du Travail, et des Droits des femmes, 17 déc. 2013
WOLMARK C., « Discrimination systémique : de nouvelles perspectives à la lutte judiciaire contre les discriminations », SSL n°1925, 19 oct. 2020
Marie Mercat-Bruns
Décembre 2022