La formule « mise au travail » compte peu d’occurrences dans le langage juridique. Dans le code du travail, elle n’apparaît qu’à une unique reprise, au titre d’un article L. 5132‑15 attribuant aux ateliers et chantiers d’insertion conventionnés par l’État la mission, notamment, d’ « assurer l’accueil, l’embauche et la mise au travail sur des actions collectives des personnes sans emploi rencontrant des difficultés sociales et professionnelles particulières » (nous soulignons). Du côté de la jurisprudence, on ne dénombre qu’un seul arrêt – inédit – de la Chambre sociale qui s’en saisisse, approuvant une cour d’appel d’avoir retenu, pour condamner l’employeur pour licenciement illégal, qu’il n’avait « pas fait l’essai d’une mise au travail du salarié dans les conditions prescrites par le médecin du travail » (nous soulignons à nouveau) (Cass. Soc., 7 février 1994, n° 90-45.940).
Un concept de tradition orale
Tout en y demeurant relativement discrète, l’expression « mise au travail » connaît plus de succès en doctrine. Son usage, du reste, est principalement le fait d’auteurs issus de l’IRERP, puisqu’on la trouve employée par Barbara Gomes, Frédéric Guiomard, Pascal Lokiec, Elsa Peskine, Jérôme Porta, Tatiana Sachs ou Stéphane Vernac. Mais de tous, c’est à n’en pas douter Antoine Lyon-Caen qui y recourt de la manière la plus régulière. Surtout, c’est à lui, en partie, qu’en revient la paternité.
L’expression « mise au travail » a été forgée par Messieurs Antoine Lyon-Caen et Antoine Jeammaud, en réaction à la publication d’un article que son auteur, l’économiste Hugues Puel, avait consacré à ce que ce dernier nommait « formes d’emploi » (H. Puel, « Emploi typique et représentation du travail, Dr. Soc., 1981, p. 489). Au moyen de cette appellation, Monsieur Puel entendait désigner aussi bien les « intérimaires, vacataires, contrats à durée déterminée, travail à temps partiel, multiactivité, travail à domicile, emplois d’utilité collective, formules de partages de l’emploi », qu’il qualifiait de « formes d’emploi atypiques ». Parallèlement,l’emploi salarié, reposant sur « un lien salarial ferme », stable, à plein temps, qui procure l’essentiel du revenu familial, relève d’un seul employeur, s’exerce sur un lieu de travail spécifique et individuellement affecté, constitue pour l’auteur la forme d’emploi typique. Or, ces objets juridiques ne correspondent pas à des statuts d’emploi différents, mais bien plutôt à des manières différentes de travailler, des manières différentes d’exécuter une activité de travail. Aussi Messieurs Lyon-Caen et Jeammaud proposèrent de retenir, en lieu et place de la formule de « forme d’emploi », celle de « forme de mise au travail ». Cette réflexion sur les notions d’emploi et de mise au travail, et la perspective d’élaboration d’une typologie des formes de mise au travail, ne fit finalement pas l’objet d’une publication de la part des deux auteurs.
De ce retour aux origines de la notion, il ressort que la mise au travail a à voir avec la manière dont le travail est réalisé. Plus précisément, la mise au travail correspond au « processus d’exploitation du travail d’une personne » (LYON-CAEN, 2019).
La connotation du concept
Il apparaît ainsi que la notion de mise au travail permet de mettre l’accent sur une dimension particulière du travail effectué par une personne, qu’est son exploitation.
À suivre l’Académie française, la notion d’« exploitation » correspond, dans un sens courant, à « l’action d’exploiter un objet [ici le travail, quoi que l’appréciation juridique du travail en termes d’objet ne soit pas neutre et soit loin de faire l’unanimité], de le faire valoir, de le gérer en vue d’en tirer un profit ». C’est dire que le travail ne serait pas, en lui-même, source de richesses, et qu’au contraire, c’est uniquement au travers de son exploitation qu’il deviendrait capable de créer des valeurs marchandes nouvelles. En ce sens, la mise au travail devient synonyme de mise en valeur du travail, concept au sein duquel l’action d’exploiter occupe une place aussi importante que celle de travailler (le travail sans exploitation n’étant ainsi guère autre chose qu’une activité). À ce titre, et si l’action de travailler peut être comprise comme supposant de la part de celui qui l’accomplit qu’il déploie une activité, l’action d’exploiter, elle, suppose pour son auteur qu’il guide, oriente ce déploiement d’activité vers la création de valeurs marchandes nouvelles. En somme, l’action d’exploiter, inhérente à toute forme de mise au travail, implique un commandement, une prise de décisions appelées à cadrer l’activité afin qu’elle devienne productive.
Ainsi, mettre au travail, c’est déterminer, orienter le travail pour en faire la source de valeurs marchandes nouvelles. Tout processus qui s’inscrirait dans une pareille démarche mériterait la qualification de « mise au travail ». Et ils sont nombreux, tant l’exploitation du travail réalisé par une personne peut adopter des figures diverses. L’on songera bien entendu, et en premier lieu, à l’opposition classique entre le travailleur exploitant lui-même son travail en prenant seul les décisions qui orienteront son activité pour la transformer en une source de profit (indépendance), et le travailleur soumis à un tiers exploitant prenant à sa place les décisions en question (salariat). Considérant le second cas, viendront à l’esprit tant l’hypothèse du travailleur exploité par celui qui le recrute et le rémunère (relation de travail salariée bipartite), que celle du travailleur exploité par une autre personne, déchargée de l’obligation de lui verser une rémunération (prêt de main-d’œuvre). En tout état de cause, l’on pensera au travailleur exploité pour une période temporellement déterminée ou au contraire indéterminée, de jour ou au contraire de nuit, gratuitement ou contre une contrepartie financière, dans l’entreprise ou en d’autres lieux, à temps complet ou à temps partiel… Les déclinaisons sont multiples, et si beaucoup ont déjà été imaginées, certainement que d’autres sont encore susceptibles d’être inventées. Chacune, elles constituent autant de « formes de mise au travail ».
La notion de mise au travail se donne ainsi à voir comme une catégorie englobante, rassemblant sous la même bannière la très grande variété de processus permettant l’exploitation du travail d’une personne. Comprise de la sorte, la notion apparaît, d’une part, comme un outil du droit. Terrain pour la conception de classifications ou de typologies, elle est la prémisse de tout effort de mise en ordre du droit positif des relations individuelles de travail, de sorte que tout projet d’ordonnancement de ce pan du droit du travail aura nécessairement pour terme premier la notion de mise au travail. Mais encore, et d’autre part, la notion de mise au travail telle qu’elle a ici été définie se fait révélatrice de la grande diversité des outils juridiques offerts à l’employeur qui souhaite embaucher. Plus loin, elle permet de mettre en lumière une conception instrumentale d’un droit du travail envisagé comme technique d’organisation de l’entreprise.
LYON-CAEN A., Entretien, 24 octobre 2019
Cécile Langaney
Décembre 2022