L’ordre public social, notion caractéristique du droit du travail
Le Droit du travail se caractérise notamment par l’importance des normes dites d’origine professionnelle, par opposition aux normes d’origine étatique. Ces sources professionnelles revêtent plusieurs formes : l’accord collectif, l’engagement unilatéral de l’employeur, l’usage, le contrat de travail ou encore le règlement intérieur.
L’ordre public est né de « la coexistence des normes d’origine professionnelle et de normes d’origine étatique qui est une des caractéristiques du Droit du travail » (Lyon-Caen 1973). Et c’est plus particulièrement dans les rapports entre la loi et la convention collective – norme cardinale du droit du travail aujourd’hui – que la notion d’ordre public social prend toute sa place.
En effet, cet ordre public désigne – pour le Conseil d’Etat – le fait qu’un accord collectif peut comporter des stipulations plus favorables aux salariés que celles des lois et règlements en vigueur (CE avis du 22 mars 1973). C’est d’ailleurs ce que prévoit expressément le législateur au travers de l’alinéa 1er de l’article L. 2251-1 du Code du travail qui dispose qu’« une convention ou un accord peut comporter des stipulations plus favorables aux salariés que les dispositions légales en vigueur ».
Il découle de ce qui précède que les dispositions législatives et réglementaires sont susceptibles d’être améliorées, notamment par voie conventionnelle. A ce titre, ces dispositions « ne constituent […] que des normes plancher, qui se confondent avec un minimum commun à tous les salariés » (Borenfreund, Souriac 2003). Cet ordre public social régit aussi bien le domaine des relations individuelles de travail (préavis, indemnité de licenciement, salaire minimum, etc.) que collectives (augmentation du nombre d’heures de délégation de membres du Comité social et économique, de délégués syndicaux, etc.).
Il ne fait aucun doute que cette notion renvoie à « une conception de l’ordre public particulière au Droit du travail » (CORNU 2011). Certains auteurs sont allés plus loin en écrivant que ce concept d’ordre public social représentait la « clé de voûte du droit du travail français » en ce qu’il ouvre « le champ d’une négociation des termes de la relation de travail » (Supiot 2020). D’autres auteurs abondent en ce sens en affirmant que « c’est de sa consécration que l’autonomie collective a tiré juridiquement son existence » (Borenfreund, Souriac 2003).
Il convient, néanmoins, de faire état du caractère polysémique de la notion « d’ordre public » en Droit du travail pour mieux saisir la portée et les contours de l’ordre public social. Aux côtés de cet ordre public social bien particulier – si ce n’est caractéristique – il existerait un ordre public absolu, auxquels se seraient adjoints plus récemment, un ordre public dit « dérogatoire ». Tous deux peuvent se concevoir comme des limites à l’ordre public social.
Ordre public social et ordre public absolu
L’article L. 2251-1 prévoit en son alinéa 2 que les stipulations d’une convention ou d’un accord « ne peuvent déroger aux dispositions qui revêtent un caractère d’ordre public ». L’ordre public tel qu’il ressort de cette disposition est alors qualifié d’absolu en ce sens qu’il ne tolère aucune dérogation à la norme légale de référence relevant de cet ordre, que cette dérogation soit plus favorable au salarié ou non ne revêt aucune importance. Cet ordre public se rapproche de la conception civiliste de la notion – figurant notamment à l’article 6 du Code civil – selon laquelle « on ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre public et les bonnes mœurs ».
Le Conseil d’Etat a conforté l’existence de cet ordre public absolu en en traçant les contours. A la lecture de cet avis, l’ordre public absolu recoupe, d’une part « les dispositions qui, par leurs, termes mêmes, présentent un caractère impératif », d’autre part les « principes fondamentaux énoncés dans la Constitution » et enfin, les « règles du droit interne ou – le cas échéant, International – lorsque ces principes ou règles débordent le domaine du droit du travail ou intéressent des avantages ou garanties échappant par leur nature, aux rapports conventionnels ».
Malgré ces précisions, il est parfois – voire souvent – délicat de déterminer si la norme relève de l’ordre public social ou de l’ordre public absolu (Bonnechere 1988), et ce d’autant plus que l’ordre public absolu a connu des phénomènes de « flux et de reflux » (SOURIAC 1996). On peut prendre pour exemple les règles relatives à la représentation du personnel qui ont longtemps été considérées comme relevant des dispositions légales intangibles et donc de l’ordre public absolu, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui (CANUT 2007).
Ordre public social et ordre public « dérogatoire »
Depuis plusieurs années – la loi du 13 novembre 1982 ayant favorisé considérablement son émergence – la notion « d’ordre public dérogeable », que l’on pourrait presque qualifier d’oxymore a fait son chemin. Cet « ordre public » s’entend comme le droit reconnu aux interlocuteurs sociaux, par le législateur lui-même et dans les conditions qu’il fixe, de conclure des accords dits « dérogatoires », c’est à dire susceptibles de déroger aux normes légales et réglementaires qui relèvent de son champ « in pejus » (POIRIER 1995).
La terre d’élection de l’ordre public dérogatoire a été le domaine du temps de travail mais il irrigue désormais bon nombre de domaines, y compris celui des relations collectives de travail.
Ainsi, là où l’ordre public social, en prévoyant qu’il ne peut être dérogé aux normes qui relèvent de son champ qu’ « in melius », véhicule la vision d’un droit du travail – et plus particulièrement d’une négociation collective – protectrice et progressiste à l’égard de la partie faible qu’est le salarié (Bonnechere Op. cit. ; Lyon-Caen Op. cit.), l’ordre public dérogatoire traduit une vision tout autre.
Certes, il serait réducteur de penser que la dérogation – dans le sens de l’ordre public dérogatoire – conduit nécessairement à ce que les accords conclus en ce domaine soient nécessairement moins favorables. Pour autant, l’émergence de l’ordre public dérogatoire – en ce qu’il favorise « l’adaptabilité » du droit du travail –, et la place grandissante qu’il occupe traduisent le fait que les finalités vers lesquelles la puissance publique oriente la convention collective se diversifient. Plus exactement, la limitation de « l’ordre public social » au profit de cet « ordre public dérogatoire » démontre l’existence d’une négociation de plus en plus « gestionnaire » où « l’emploi fait figure de contrepartie principale de la flexibilité » (MORIN 1998), voire même d’une bilatéralisation de cette dernière (Borenfreund, Souriac Op. cit.). En conséquence, « dès lors que l’objet [nous parlerions plutôt de finalité] de cette négociation change, le rapport avec la loi se modifie aussi » (MORIN Op. cit.).
Ordre public social et principe de faveur, concurrence ou complémentarité ?
Pour certains auteurs, la référence au terme « d’ordre public social » galvaude l’idée même d’ordre public. Selon eux, parler d’ordre public social déforme la notion d’ordre public qui vise –traditionnellement, au sens civiliste du terme – les dispositions auxquelles on ne peut normalement pas déroger, peu importe le sens plus ou moins favorable de cette « dérogation ». Si l’on suit cette logique, parler d’ordre public social conduirait à une « relativisation trop importante du concept d’ordre public » (Couturier 2001). En ce sens, il faudrait davantage parler de principe de faveur plutôt que d’ordre public social.
Pour d’autres, confondre ordre public social et principe de faveur serait au contraire réducteur. Pour ces derniers, la notion d’ordre public social a du sens et se doit d’être distinguée de celle de « principe de faveur ».
D’une part, « lorsque le contrat ou la convention collective prévoient plus que le planché fixé par la loi, il n’y a donc pas la moindre dérogation à l’ordre public. » (Gaudu 2001). Dans le même sens, il a pu être écrit qu’ « un accord plus favorable ne déroge pas au minimum d’ordre public, il le respecte » (MORIN 1998).
D’autre part, au contraire du principe de faveur – principe fondamental du droit du travail – selon lequel en cas de conflit de normes, c’est la plus favorable qui doit s’appliquer (Soc., 17 janvier 1996, n°95-41313), l’ordre public social intervient au moment de l’édiction des normes et non au moment du conflit. A ce titre, il s’agit alors d’une norme d’habilitation intervenant en amont de l’édiction d’une norme professionnelle et non simplement un mécanisme d’éviction visant à assurer a posteriori la conformité des conventions collectives aux lois d’ordre public « social » (Chalaron 1998).
En outre, l’ordre public social et le principe de faveur n’ont pas le même champ d’application puisque le premier couvre les rapports entre norme légale et norme conventionnelle alors que le second s’applique dans bien d’autres hypothèses (rapport entre conventions collectives de même niveau, entre contrat de travail et convention collective, etc.).
BONNECHERE M., « L’ordre public en droit du travail, ou la légitime résistance du droit du travail à la flexibilité », Droit ouvrier, 1988, p. 171.
BAUGARD D., « L’ordre public social », Archives de philosophie du droit, vol. 58, n°11, 2015, p. 129.
BORENFREUND G., SOURIAC M.-A., « Les rapports de la loi et de la convention collective : une mise en perspective », Droit social, 2003, p. 72.
CANUT F., L’ordre public en droit du travail, LGDJ, 2007, p. 14.
CHALARON Y., « L’accord dérogatoire en matière de temps de travail », Droit social, 1998, p. 355.
COUTURIER G., Traité de droit du travail, PUF, 2001.
GAUDU F., « L’ordre public en droit du travail », Mélanges en l’honneur de J. GHESTIN, LGDJ, 2001, p.363.
LYON-CAEN G., « Négociation collective et législation d’ordre public », Droit social, 1973, p. 89.
MORIN M.-L, « La loi et la négociation collective : concurrence ou complémentarité », Droit social, 1998, p. 419.
POIRIER M., « La clause dérogatoire in pejus », Droit social, 1995, p. 885.
SACHS T., « L’ordre public en droit du travail, une notion dégradée », RDT 2017, p. 585
SOURIAC M.-A, « Le contrôle de la légalité interne des conventions et accords collectifs », Droit social, 1996, p. 395.
SUPIOT A., Critique du droit du travail, 3e édition, PUF « Quadrige », 2020.
Kamel Fallouch
Décembre 2022