La preuve en justice désigne l’ensemble des opérations et des moyens par lesquels une partie à un procès s’efforce d’emporter la conviction d’une juridiction sur l’exactitude d’une proposition de fait qu’elle a formulée (LECLERC, 2022, n° 3 ; VERGES, VIAL, LECLERC, 2022, n° 5). Malgré son importance pratique pour déterminer l’issue des litiges, la preuve en justice est longtemps restée peu investie dans l’université française. Un éminent spécialiste britannique du droit de la preuve notait perfidement, à propos de son pays, que l’énergie intellectuelle consacrée à un sujet est inversement proportionnelle à son importance pratique, et de plaider pour que la formation des juristes donne toute sa place à l’étude de la preuve et de l’établissement des faits devant les tribunaux (TWINING, 1990). En France, la remarque vaut pour le droit de la preuve en général, qui a fait l’objet d’études particulières dans différentes branches du droit mais a peiné à émerger lui-même comme une branche du droit à part entière. En droit du travail, les thèses consacrées à la preuve sont rares (FAVENNEC-HERY, 1983 ; TERROUX-SFAR, 2012). Une explication tient sans doute au fait que pour rendre compte de la preuve dans les contentieux du travail il est nécessaire de mobiliser des règles et des concepts qui n’appartiennent pas seulement au droit du travail mais concernent aussi la théorie de la preuve et le droit processuel. C’est cet étagement que l’on propose de parcourir, en allant du plus général au plus particulier.
En tant qu’elle désigne des opérations intellectuelles tournées vers l’établissement d’une conviction, la preuve en justice peut d’abord être saisie comme l’une des modalités de la preuve, aux côtés par exemple de la preuve scientifique (SCHAUER, 2022). Quelques exemples permettent de l’illustrer. Dans les situations pratiques de la vie sociale, les individus raisonnent avec les preuves en réalisant des inférences, c’est-à-dire en tirant des conclusions à partir des éléments de preuve disponibles (LECLERC, 2020). Une conséquence de cela est que les débats probatoires peuvent porter aussi bien sur l’établissement des faits eux-mêmes que sur les inférences qui en sont tirées. Dans le contexte de la preuve en justice, cette observation fait ressortir la variété des stratégies probatoires qui s’ouvrent aux parties, celles-ci pouvant aussi bien contester la preuve des faits proposée par l’adversaire que tenter de remettre en cause l’inférence, ou les inférences, suggérées à partir de cette preuve, comme Wigmore l’avait bien montré (1937 : 46). De même, lorsque les faits objets de la preuve sont des faits qualifiés ou évalués (la faute grave, la cause réelle et sérieuse…), l’activité probatoire implique non seulement d’établir des faits propres à caractériser le fait à prouver mais aussi de soutenir des inférences vers la qualification ou l’évaluation recherchée, ce qui peut impliquer un jeu d’inférences combinées selon des modalités variables, et ouvrir ainsi autant de stratégies probatoires pour la partie adverse.
Un deuxième niveau d’analyse est celui de la preuve en justice : la preuve dans les contentieux du travail est envisagée en tant qu’elle constitue une preuve rapportée devant des juridictions appartenant aussi bien à l’ordre judiciaire (civil, social, pénal) qu’administratif. La procédure suivie devant ces juridictions exerce logiquement une marque profonde sur l’activité probatoire. Ainsi, la procédure de mise en état des affaires prud’homales influence la réunion et la présentation des preuves. De même, la présomption d’innocence consacrée par le code de procédure pénale (art. prélim.) et par le code civil (art. 9-1) détermine la manière dont la charge de la preuve des éléments constitutifs des infractions propres au droit pénal du travail est distribuée. La preuve dans les contentieux du travail est ainsi affectée par des évolutions qui concernent la preuve en justice en général et dépassent les contentieux particuliers suscités par le travail. La chambre sociale de la Cour de cassation ne peut en effet rester indifférente aux évolutions de la jurisprudence des autres chambres en matière de preuve. Ainsi, le droit à la preuve consacré par la première chambre civile de la Cour de cassation (Civ. 1e, 5 avr. 2012, n° 11-14.177) s’est progressivement diffusé dans les autres chambres de la Cour, dont la chambre sociale (Soc. 9 nov. 2016, n° 15-10.203). De même, la jurisprudence civile relative à l’obtention d’éléments de preuve avant tout procès sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile trouve dans la jurisprudence sociale un terrain de diffusion particulièrement riche. Mais ces développements communs aux différentes chambres de la Cour de cassation n’excluent pas que subsistent entre elles des nuances, parfois importantes, ainsi que l’illustre la construction jurisprudentielle élaborée par la chambre sociale autour du principe de loyauté dans l’administration de la preuve (Ass. Plén. 7 janv. 2011, n° 09-14.667).
L’étude de la preuve dans les contentieux du travail révèle enfin certaines constructions originales. Ainsi, les aménagements de la charge de la preuve prévus par le droit du travail sont particulièrement nombreux (LECLERC, 2022, n° 25 et s.). De même, la preuve des discriminations a permis l’émergence d’une jurisprudence fine sur la constitution de panels destinés à comparer la situation d’un salarié qui s’estime victime d’une discrimination avec celle de salariés placés dans une situation analogue à la sienne (CHAPPE, 2011). On relèvera aussi que les salariés peuvent, pour réunir des preuves, compter sur le renfort d’un certain nombre d’acteurs dotés de pouvoirs d’investigation plus ou moins énergiques : les agents de contrôle de l’inspection du travail, le Défenseur des droits, les institutions représentatives du personnel. Plusieurs raisons expliquent le visage particulier que prend la preuve dans les contentieux du travail (DEPELLEY, VERKINDT, 2017). Les salariés qui agissent en justice pour contester une mesure prise par l’employeur ignorent parfois les (véritables) raisons qui ont présidé à la décision qui les affecte, justifiant ainsi d’aménager la charge de la preuve. Lorsque les relations de travail s’inscrivent dans la durée, les salariés peuvent hésiter à témoigner en justice dans un litige opposant leur employeur à un autre salarié, ce qui justifie que la chambre sociale protège particulièrement « la liberté fondamentale de témoigner » (Soc. 29 oct. 2013, n° 12-22.447). Le fait que les salariés exercent leur activité dans un cadre organisationnel dessiné par l’employeur peut rendre plus difficile l’accès à certaines preuves, ce qui justifie la production en justice par un salarié de documents appartenant à l’entreprise « lorsque cela est strictement nécessaire à l’exercice des droits de sa défense dans un litige l’opposant à son employeur » (Soc. 30 juin 2004, n° 02-41.771). En somme, l’état de subordination juridique où se trouvent les salariés liés par un contrat de travail justifierait une variété d’aménagements probatoires à leur profit. Le droit de la preuve pourrait alors être analysé comme un moyen de compenser, voire de corriger, l’asymétrie de la situation des parties au contrat de travail (HENRIOT, 2018). Cette idée est séduisante à première vue. Il est vrai en effet que le droit de la preuve peut jouer, en faisant peser certaines charges probatoires dans le cadre d’un éventuel futur litige, comme un aiguillon pour guider le comportement des parties au contrat de travail. Ainsi, la répartition entre l’employeur et le salarié de la charge de la preuve des heures de travail effectuées (C. trav., art. L. 3171-4) peut être lue comme un moyen de pousser l’employeur à recueillir le temps de travail du salarié comme la loi lui en fait l’obligation (C. trav., art. L. 3171-2). De même, l’exclusion des preuves obtenues par l’employeur à l’insu des salariés peut renforcer l’effectivité du droit au respect de la vie personnelle de ces derniers au temps et au lieu du travail. Cette idée mérite cependant d’être nuancée. D’abord parce que les règles de preuve ne sont pas établies au bénéfice de la seule partie subordonnée. Par exemple, l’employeur aussi bien que le salarié peut se prévaloir du droit à la preuve (Soc. 30 sept. 2020, n° 19-12.058). Ensuite, parce que le droit de la preuve – dont la nature substantielle ou processuelle est discutée (VERGES, VIAL, LECLERC, n° 26 et s.) – est loin de se réduire à un moyen de rétablir l’égalité des armes entre salariés et employeurs : il endosse une variété de fonctions, parmi lesquelles la recherche de la vérité occupe une place éminente, et qui ne ressortent pleinement qu’en replaçant la preuve dans les contentieux du travail au sein de l’édifice bien plus large qu’est le droit de la preuve.
CHAPPE V.-A., « La preuve par la comparaison : méthode des panels et droit de la non-discrimination », Sociologies pratiques, 2011/2, p. 45.
DEPELLEY S., VERKINDT P.-Y., « Les dérogations au droit commun de la preuve dans le droit du contrat de travail », Dr. soc., 2017, p. 705.
FAVENNEC-HÉRY F., La preuve en droit du travail, Thèse Université Paris X Nanterre, 1983.
HENRIOT P., « Le droit à la preuve, au service de l’égalité des armes », RDT, 2018, p. 120.
LECLERC O., « Les inférences dans les raisonnements probatoires », Droit & Philosophie, 11/2020, p. 133.
LECLERC O., « Preuve dans les contentieux du travail », Rep. Dalloz Droit du travail, 2022.
SCHAUER F., The Proof: Uses of Evidence in Law, Politics, and Everything Else, The Belknap Press, 2022.
TERROUX-SFAR F., Les règles de preuve et les évolutions du droit du travail, thèse Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2012.
TWINING W., « Taking Facts Seriously », in W. Twining, Rethinking Evidence. Exploratory Essays, Northwestern University Press, 1990, p. 12.
VERGÈS E., VIAL G., LECLERC O., Droit de la preuve, Presses universitaires de France, 2e éd., 2022.
WIGMORE J. H., The Science of Judicial Proof as Given by Logic, Psychology, and General Experience and Illustrated in Judicial Trials, Little, Brown & Cie, 1937.
Décembre 2022