La qualification a fait l’objet de controverses sociologiques, opposant les conceptions de Georges Friedmann (FRIEDMANN, 1956) qui propose de mesurer la qualification par l’analyse du contenu des tâches professionnelles et de la formation, et de Pierre Naville (NAVILLE, 1956) qui définit la qualification comme une opération sociale de classement entre des individus. Les juristes se sont très tôt saisis de cette question (DURAND, 1950 ; DESPAX, 1962) sans qu’elle ait pour autant suscité un réel intérêt de la doctrine. Elle est pourtant au cœur de nombreuses évolutions du droit du travail.
Cependant, de quoi parle-t-on quand on évoque la qualification professionnelle ? Cette notion traduit un rapport entre un individu, le salarié, et des collectifs. La qualification professionnelle traduit alors la profession de chacun. Elle peut s’entendre de deux manières, selon que l’on saisit la qualification individuelle du salarié, au regard de son diplôme par exemple, ou sa qualification contractuelle. Toutefois, le droit du travail ne s’intéresse que très subsidiairement à la qualification personnelle ou individuelle – celle qui résulte de sa formation, de son expérience, des capacités dont attestent les diplômes et certificats obtenus. La qualification professionnelle du salarié s’exprime à travers sa qualification contractuelle, définie comme « l’aptitude du salarié, convenue entre les parties, à occuper un emploi, celui qui lui est confié » (YUNG-HUNG, 1986 ; LYON-CAEN, 1988). Toutefois, parce que la qualification exprime le lien juridique entre une profession, dans son appréhension collective, et un individu, elle dépend à la fois d’une source collective – la convention collective construisant la grille de classification professionnelle-, et d’une source individuelle – le contrat de travail conclu en considération de la convention collective. La qualification est alors l’opération de classement du salarié dans une hiérarchie des emplois établie par une grille de classification. Cette opération, « réputée dominer l’organisation du travail, est la voie principale par laquelle les classifications sont saisies » (LYON-CAEN, préc.).
La qualification professionnelle inscrit d’abord l’individu dans une collectivité professionnelle. Elle trouve alors sa source dans une grille de classification professionnelle (pour une présentation historique approfondie, CAILLAUD, 2022, n°171 et s.). La classification, construite par les partenaires sociaux (ORBAN, 1998) de la branche (v. C. trav., art. L. 2253-1), est « une présentation ordonnée de groupes d’emplois en considération de la similarité ou de l’équivalence de leur contenu » (CATALA, 1980, n° 11 et s.). Ces classifications ont diverses fonctions : elles jouent un rôle de régulation des marchés du travail en ce qu’elles conditionnent l’accès à l’emploi ou construisent le déroulement de carrière ; elles sont en lien avec une hiérarchie des salaires ; elles participent de l’organisation du travail – chaque grille permettant l’identification des métiers, des emplois ou des qualifications propres à la branche professionnelle. Elles assurent l’expression de plusieurs ordres : un ordre de gestion de l’emploi, un ordre salarial et un ordre d’organisation du travail et permettent la communication entre ces différents registres à travers le renvoi et les références entre contrat de travail et grille de classification. Par ce jeu d’articulation des sources, la qualification professionnelle renseigne à la fois le classement du salarié dans une hiérarchie préexistante, le salaire qui y est lié et les perspectives de carrière qui s’ouvrent à lui. Néanmoins, selon le modèle de classification retenu dans la branche professionnelle (grilles « Parodi-Croizat », grilles « Fonction publique aménagée » ou grilles à « critères classants »), la qualification professionnelle privilégiera soit le poste (les tâches à accomplir), soit les qualités requises de la personne (NASOM-TISSANDIER 1999 ; P. CAILLAUD, préc.).
La qualification professionnelle est ensuite « une identité déterminée par un accord » et non « un attribut d’un salarié » (LYON-CAEN, 1992). La qualification contractuelle du salarié peut être définie comme « la relation réputée fixée d’un commun accord entre les qualités de celui-ci et l’activité qu’il exerce » (ibid.). La liberté de l’employeur de déterminer la qualification contractuelle est nécessairement limitée, ne serait-ce que parce qu’il est à la fois tenu d’inscrire l’emploi dans la hiérarchie établie par la classification de la convention collective de branche en respectant son modèle d’organisation du travail et de verser la rémunération minimale correspondante. La qualification professionnelle est alors un élément essentiel du contrat de travail (v. par ex. Soc. 5 mars 2014, n° 12-29.242) qui enserre le pouvoir de direction de l’employeur : il est tenu de fournir un emploi et des tâches correspondant à la qualification (Soc. 2 oct. 2002, n°00-42.003 ; sur le refus du salarié d’exécuter une tâche débordant la qualification contractuelle : Soc. 4 avr. 2001, n°98-45.934 ; Soc. 23 mai 2005, n°02-46.105 ; Soc. 18 mars 2020, n°18-21.700) mais il est en droit d’attendre du salarié une prestation correspondant à celle-ci. L’appréciation de l’aptitude à occuper le poste relève du jugement patronal – sans pouvoir remettre en cause l’accord des parties sur la qualification (S. Vernac, « L’évaluation des salariés en droit du travail », D. 2005. 924) – et peut justifier un licenciement pour insuffisance professionnelle (Soc. 18 mai 2005, n°03-40.579) à condition que celle-ci concerne les tâches relevant de la qualification (Soc. 2 févr. 1999, n°96-40.340).
Le contentieux relatif à la contestation de la qualification conventionnellement définie permet d’illustrer (brièvement) les enjeux pratiques qui ont toujours été liés à la qualification contractuelle (DESPAX, 1962. ; J. MOULY, 2014). Il recouvre deux hypothèses. D’abord, en cas de sous-classement (c’est-à-dire lorsque la qualification attribuée est inférieure à la qualification correspondant aux fonctions réellement exercées), le salarié peut saisir le conseil des prud’hommes d’une demande de reclassement assortie d’un rappel de salaire, dans la limite de la prescription triennale. C’est donc le positionnement dans la grille de classification que le salarié va contester et il lui appartient de démontrer que les fonctions réellement exercées imposent une qualification supérieure à la qualification contractuelle : le juge n’est alors pas tenu par la lettre du contrat et va privilégier la qualification résultant de la convention collective, plus favorable. Selon la Cour de cassation « sauf classement contractuel, la qualification d’un travailleur doit être appréciée en considération des fonctions effectivement remplies dans l’entreprise » (Soc. 13 oct. 1992, n°89-43.714). Ensuite, le contrat de travail peut opérer un surclassement du salarié (c’est-à-dire que la qualification attribuée est supérieure à la qualification correspondant aux fonctions réellement exercées). Encore faut-il que l’employeur ait manifesté une « volonté claire et non équivoque de surclasser le travailleur « (Soc. 21 mars 1985, n°82-43.833 ; 12 janv. 2010, n°08-42.835) – à défaut, le juge s’en tient aux fonctions réellement exercées. Si le surclassement résulte d’une erreur, la jurisprudence autorise l’employeur à la rectifier (Soc. 7 mars 2012, n°10-16.611). D’autres contentieux pourraient également illustrer la place de la qualification professionnelle comme élément de mesure de l’aptitude professionnelle : modification de la qualification contractuelle, licenciement économique et catégories professionnelles, obligation de réintégration ou priorité de réembauche et droit à l’obtention d’un poste correspondant à la qualification…
Notion ancienne, subjective, car objet d’un accord, la qualification n’en connait pas moins des évolutions. Longtemps limitée à l’aptitude du salarié à occuper l’emploi qui lui est confié, elle tend à s’enrichir pour saisir les capacités du salarié au-delà de celles requises pour le poste – ses compétences. Il suffit pour s’en convaincre de lire l’article L. 6323-1 du code du travail qui impose tant à l’employeur d’assurer « l’adaptation des salariés à leur poste de travail » (V. pour l’obligation jurisprudentielle antérieure, Soc. 25 févr. 1992, n°89-41.634) que de veiller « au maintien de leur capacité à occuper un emploi ». La logique à l’œuvre, qui irrigue tout le droit de la formation professionnelle, est fort différente puisqu’elle est centrée sur l’appréciation de la capacité personnelle du salarié qu’il appartient à l’employeur d’évaluer, de repérer et de faire évoluer (MAGGI-GEMAIN, 2009). C’est alors la qualification personnelle, largement ignorée en droit du travail, qui trouve une nouvelle voie.
CAILLAUD P., Qualification professionnelle, Rep. Dr. trav. 2022
CATALA N., L’entreprise, t.4 du Traité de droit du travail ss la dir. De G.-H. Camerlynck, Dalloz, 1980
DESPAX M., « La qualification professionnelle et ses problèmes juridiques », JCP 1962, doct. 1710
DURAND P., Traité de droit du travail, t. II, Dalloz, 1950
FRIEDMANN G., Le travail en miettes, Gallimard, 1956
LYON-CAEN A., « Le droit et les classifications », Tr. et Emploi 1988 n°38, p. 21
LYON-CAEN A., « Le droit et la gestion des compétences », Dr. soc. 1992, p. 573.
MAGGI-GEMAIN N., « la capacité du salarié à occuper un emploi », Dr. soc. 2009, p. 1234
MOULY J., « Qualification professionnelle et fonctions réellement exercées : quelques précisions », Dr. soc. 2014. 959
NASOM-TISSANDIER H., Recherche sur la notion juridique de profession, Thèse Nanterre, 1999.
NAVILLE P., Essai sur la qualification du travail, Paris, Lib. Marcel Rivière, 1956
ORBAN S., Contribution à l’analyse juridique des grilles de classification, Thèse Nanterre, 1998
YUNG-HUNG J., Aspects juridiques de la qualification professionnelle, Thèse Toulouse, Éd. CNRS, 1986.
Hélène Nasom-Tissandier
Décembre 2022