Appréhendée essentiellement aux fins de déterminer les caractères de la règle de droit par rapport aux autres règles, la sanction a été définie par la contrainte et le droit par la sanction. La sanction se voit également saisie par une typologie de ses différentes manifestations et des mesures que l’on évoque habituellement sous ce terme.
Il est vrai que la notion est d’une grande fluidité. Envisagée dans un sens restreint, la sanction est une « punition », une « peine infligée par une autorité » ; dans un sens plus large, elle consiste en « toute mesure – même réparatrice – justifiée par la violation d’une obligation ». Plus généralement encore, elle désigne « tout moyen destiné à assurer le respect et l’exécution effective d’un droit ou d’une obligation », définition qui intègre l’action en justice elle-même et les mesures d’exécution de la décision de justice.
C’est ici principalement la sanction civile qui retient l’attention dès lors que les sanctions pénale et administrative, lorsqu’elles sont mises en œuvre dans un contentieux du travail, ne présentent pas de singularité par rapport aux branches du droit pénal ou du droit public. Au contraire de la sanction civile qui se distingue particulièrement dans cette branche du droit.
Au-delà de la diversité de ses manifestations, la sanction civile ne saurait se résoudre dans la mesure prononcée par le juge afin de rétablir la légalité ou de réparer le préjudice. Envisagée comme la réaction de l’ordre juridique à la violation d’une règle, elle inclut la reconnaissance et la détermination de la qualité de l’illicéité née de la violation de la règle.
Aussi lorsqu’un acte ou une situation perturbe l’ordre juridique, deux impératifs se combinent : d’une part reconnaître et caractériser l’atteinte portée à la règle et, par là-même, identifier la nature et le degré de l’illicéité ; d’autre part rétablir la légalité, à tout le moins réparer le préjudice né de la violation de la règle.
Reconnaître et caractériser l’atteinte portée à la règle
Cette démarche conduit à rechercher la source de l’illicéité, à partir de laquelle peuvent être caractérisés sa nature et son degré. L’illicéité, qui constitue ainsi la matrice du raisonnement, se décline à travers différentes figures telles que la nullité, l’irrégularité, l’inopposabilité… De ce point de vue, plusieurs situations sont susceptibles d’être distinguées. L’illicéité peut résulter de la non-conformité externe ou interne d’un acte à une règle, ; elle peut également trouver sa source dans la violation d’une règle impérative qui prescrit une obligation de faire ou de ne pas faire, ou encore qui prohibe un acte juridique. Également peut-être en cause l’usage abusif d’un droit…
Cette manière d’appréhender la sanction permet de saisir ce qui en constitue le substratum.
La confrontation de la sanction civile, ainsi envisagée, aux dispositions législatives et orientations jurisprudentielles, met en lumière des contradictions, à tout le moins des insuffisances nées de la trop faible attention portée à la sanction en droit du travail. L’illustrent par exemple les incertitudes persistantes de la jurisprudence sur la sanction du licenciement prononcé en méconnaissance de l’article L. 1224-1 du code du travail, entre licenciement abusif, irrégulier ou nul, en raison des interrogations qui subsistent sur la source même de l’illicéité, et dès lors sur la signification et la portée de la règle méconnue.
Rétablir la légalité, à tout le moins réparer le préjudice né de la violation de la règle
Une distinction cardinale s’impose entre d’un côté les mesures qui tendent à rétablir la légalité par la suppression de l’acte ou de la situation juridique illicite comme l’exécution forcée de l’obligation méconnue, de l’autre celles qui réparent le seul préjudice subi, en nature ou par équivalent.
Le rétablissement de la légalité est une dimension de la réparation qui échappe au législateur, ce dernier privilégiant la réparation indemnitaire du préjudice subi, tandis qu’il rencontre l’hostilité de la Cour de cassation dans les relations collectives et, plus encore, les relations individuelles de travail. Si le rétablissement de la légalité a pu parfois s’imposer, ce fut longtemps dans le seul domaine des libertés publiques ou des droits fondamentaux, singulièrement le statut protecteur des représentants du personnel, ce au prix d’une longue controverse judiciaire et doctrinale. Et s’il avait pu être observé un certain développement de ce mode de réparation dans les années 1990, de manière remarquée dans le contentieux judiciaire du licenciement collectif pour motif économique, force est de constater que ce mouvement ne s’est pas durablement installé.
Il est vrai qu’est en jeu la question cardinale en droit du travail de l’autorité patronale. L’atteinte portée à cette autorité par le rétablissement de la légalité est trop significative pour que ce mode de réparation ne rencontre pas de résistance. Ainsi en va-t-il évidemment de la réintégration du salarié dans son emploi. Aussi le rétablissement de la légalité se voit écarté par l’affirmation implicite de la primauté du droit de résiliation. L’autorité patronale est protégée par la prééminence donnée au droit de résiliation sur celui du salarié à être rétabli dans ses droits.
Certains particularismes dont est empreinte la réparation du préjudice en droit du travail retiennent également l’attention.
Il en est ainsi de la réparation en nature. Parce qu’elle s’inscrit dans une problématique proche du rétablissement de la légalité, ce mode de réparation revêt un caractère équivoque. Soulignée en droit civil, cette équivoque apparaît davantage encore en droit du travail, comme l’illustre la question de la réintégration du salarié dans son emploi, envisagée par les dispositions légales relatives au licenciement sans cause réelle et sérieuse mais de facto jamais ordonnée dès lors qu’elle requiert dans ce cas l’accord des deux parties.
Si la réparation en nature n’est pas tout à fait inconnue, c’est assurément la réparation indemnitaire du préjudice qui domine en droit du travail. Ce mode de réparation a été retenu généralement comme mode exclusif de réparation, exceptionnellement comme alternative à une mesure de réparation en nature du préjudice ou de rétablissement de la légalité.
La réparation indemnitaire du préjudice est également marquée par des traits singuliers. Outre l’absence de réflexion sur la notion de préjudice, la réparation forfaitaire ou plafonnée du préjudice causé par la méconnaissance de nombreuses règles s’inscrit dans une conception « tarifaire » qui contribue à normaliser les actes illicites de l’employeur. En outre, à force de rechercher une adaptation des dispositions à des situations particulières, l’essentiel est perdu de vue : le droit du salarié à une réparation – adéquate – du préjudice causé par l’acte ou la situation illicite.
Assurément le « barème Macron » constitue l’apogée de cette orientation qui s’inscrit dans la théorie économique du droit. Archétype d’une « régulation » des rapports sociaux par des statistiques et des cases, à rebours de toute expression des valeurs fondamentales qui gouvernent les relations de travail, ce barème a pourtant été considéré compatible avec les stipulations de l’article 10 de la Convention n° 158 de l’OIT par la Cour de cassation dès lors que les dispositions en cause seraient « de nature à permettre le versement d’une indemnité adéquate ou une réparation considérée comme appropriée au sens de » ce texte. Et si le comité européen des droits sociaux a estimé que ce barème est contraire à l’article 24 de la Charte sociale révisée qui impose également le droit à une réparation adéquate ou appropriée du préjudice, la Chambre sociale a neutralisé par avance cette décision en déniant tout effet direct au texte, faisant ainsi obstacle à son invocabilité d’exclusion. Outre les critiques que suscite une telle lecture de ces normes internationales, la Cour n’a pas saisi l’occasion qui lui était donnée de corriger les effets désastreux du barème, tout particulièrement pour les salariés ayant de petites anciennetés et/ou de faibles salaires, en reconnaissant la faculté pour le juge d’écarter son application lorsque celui-ci fait obstacle à la réparation adéquate de leur préjudice. Il est également regrettable que la « violation efficace de la loi » que permet le barème, en ce qu’il fixe le coût maximal du licenciement fautif auquel s’expose l’employeur, et l’atteinte portée à l’office du juge – apprécier l’étendue du préjudice effectivement subi – soient ainsi confortées. Car au-delà de cette conception de la « sanction », qui en perd toute sa substance, c’est non seulement le droit à la protection du salarié contre le licenciement injustifié mais, dès lors, l’ensemble des règles du droit du travail protégeant celui-ci dans l’exécution du contrat, en particulier le droit de la modification du contrat, qui s’en trouvent fragilisées.
La corrélation entre la sanction civile et la règle
Le rapport qui se noue entre la sanction civile et les règles évoque un jeu de miroir : parce que la sanction reflète certaines dimensions de la règle méconnue, elle éclaire la nature et la signification de celle-ci.
Ainsi de l’enchevêtrement des règles de procédure et de fond, comme l’illustre le droit du licenciement. Alors qu’un cloisonnement entre ces règles a longtemps prévalu, le caractère indissociable de la motivation et de la justification de l’acte a été progressivement reconnu au travers de la sanction civile du défaut de motivation de la lettre de licenciement. D’une façon plus générale, la méconnaissance de l’obligation d’énoncer les motifs de la rupture unilatérale du contrat de travail affecte la licéité même de l’acte en interdisant à l’employeur de se prévaloir d’un motif. Si la portée de cette règle est relative (cf. la jurisprudence sur le défaut d’information sur les critères de l’ordre des licenciements ou sur les motifs qui s’opposent au reclassement du salarié inapte en raison d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle), et a été affaiblie par l’ordonnance 2017-1387 du 22 septembre 2017 (cf. C. trav., art. L.1235-2), il demeure un lien étroit entre la conformité interne de l’acte aux règles de droit et sa conformité externe.
Envisagée dans une perspective sensiblement différente, la sanction civile livre un message sur l’autorité de la règle transgressée.
La corrélation entre la sanction civile et cette autorité se fait jour de façon particulièrement nette en matière d’atteinte à des principes et droits fondamentaux. La sanction est ici un signe de la nature de la règle méconnue, la nullité de l’acte révélant une telle atteinte. Il en va ainsi du droit de grève, de la liberté syndicale, de la prohibition des discriminations…, la jurisprudence établissant de surcroit au sein de cette catégorie une gradation dans la valeur des droits et libertés en cause, qui s’exprime à travers les modalités de la remise en état attachée à la nullité, en particulier la déduction ou non des revenus de remplacement de l’indemnité due au titre de la période d’éviction en cas de licenciement nul.
La sanction civile cristallise également certaines questions qui irriguent l’ensemble de la matière, révélant une nouvelle fois, dans une perspective plus large, la corrélation entre la règle et la sanction.
À travers le prisme de la sanction, c’est un regard renouvelé sur les prérogatives patronales qui peut être suggéré. Tout en se trouvant au cœur de certaines tensions, la sanction civile reflète également des exigences nouvelles qui en cadrent l’exercice de ces prérogatives.
La sanction cristallise ainsi une tension entre l’affirmation de cette source normative propre au droit du travail qu’est l’accord collectif et l’exercice par l’employeur de ses prérogatives. Cette tension prend une dimension particulière lorsque la règle conventionnelle méconnue a pour objet de paralyser l’exercice d’un droit considéré comme de l’essence même du pouvoir de direction – le droit de résiliation unilatérale -. Tel est le cas lorsqu’est en cause la violation d’un accord sur l’emploi comportant un engagement de ne pas licencier, la jurisprudence apparaissant d’une grande prudence quant à la possibilité de paralyser le droit de rompre par un tel accord. Et cette réticence trouve son prolongement dans la sanction civile du licenciement prononcé en violation de l’engagement conventionnel, la jurisprudence écartant toute nullité.
D’une façon plus diffuse, certaines évolutions trouvent un reflet dans la sanction civile. Ainsi la licéité des actes de l’employeur est parfois regardée à l’aune d’une exigence de transparence comme en témoigne la jurisprudence sur le défaut des mentions obligatoires devant figurer sur le contrat à durée déterminée. La sanction civile de la méconnaissance de ces règles suggère, au-delà de l’obligation d’information, une exigence de transparence. L’opacité des termes du contrat de travail se voit ainsi sanctionnée de façon radicale : l’irrégularité du contrat Sont en jeu non seulement l’information du salarié mais encore l’encadrement des prérogatives de l’employeur afin de limiter les risques d’arbitraire dans leur exercice.
Sur un autre plan, la sanction civile éclaire certains aspects de la complexité et de la singularité du droit du travail, en particulier sa double dimension, individuelle et collective. Or la sanction met à jour les rapports qui se nouent dans cette branche du droit entre l’individuel et le collectif, soit qu’elle permette une conciliation entre ces deux dimensions, soit qu’elle contribue au contraire à obscurcir leurs rapports.
Ainsi l’inopposabilité au salarié de la clause conventionnelle instituant un préavis de grève constitue le mécanisme à travers lequel sont articulés la titularité individuelle du droit de grève et les conditions d’exercice collectif de ce droit.
A l’inverse les réformes successives du droit du licenciement collectif pour motif économique depuis 2013 ont particulièrement obscurci les relations entre ces deux dimensions. Ont surgi des interrogations procédurales – qui peut agir, devant quelle juridiction, sur quel objet ? – mais aussi sur le point de départ de la prescription des différentes actions comme sur les conséquences des irrégularités entachant la procédure collective sur la régularité du licenciement (not. C. trav., art. L1235-11 et L1235-16), qui soulignent l’absence d’articulation entre l’individuel et le collectif en la matière.
Si l’on admet que, par-delà l’ambivalence du droit du travail, les règles qui ordonnent les relations de travail ont vocation à protéger le salarié, à corriger l’inégalité intrinsèque des parties, alors est en jeu la question de la protection de ses droits. Et si ces règles fondent et garantissent un certain équilibre, leur transgression le rompt brutalement. Plus qu’un instrument de satisfaction des intérêts privés, la sanction civile s’affirme ainsi comme le garant d’une certaine intégrité de l’ordre juridique dont le juge constitue la figure emblématique. Lorsque cet ordre est atteint par un acte ou une situation illicite, reconnaître et caractériser la nature et le degré de l’illicéité fait figure d’exigence fondamentale tant au regard de l’ordre juridique lui-même que de l’atteinte portée aux droits du salarié. En saisissant dans toutes ses dimensions la transgression de la règle, l’ordre juridique redonne à cette dernière toute son intensité.
Décembre 2022