À la veille du cinquantième anniversaire de la loi du 13 juillet 1973 portant « modification du code du travail en ce qui concerne la résiliation du contrat de travail à durée indéterminée », force est de constater que l’emploi durable en France n’a pas connu, loin de là, le déclin prophétisé dans les années 1990 (Boissonnat 1995). Par sa résistance l’emploi à durée indéterminée représente un fait social, en déjouant l’insistance mise depuis 3 décennies sur sa disparition qui a motivé la succession récente de réformes libérales. Jusqu’à quel point les cadres juridiques que recoupe le travail salarié, c’est-à-dire le « droit du travail », contribuent-ils à faire advenir le travail au cœur de l’emploi ? Au-delà de la narration d’une métamorphose permanente de l’économie et des technologies reconduisant sans cesse la subordination des travailleurs, ne faut-il pas envisager une véritable archéologie du travail comme catégorie de l’entendement social organisant un ensemble de pratiques, à partir de la structuration historique de l’emploi salarié ?
Le travail salarié, un fait social global ?
On pourrait illustrer la situation actuelle par la croissance régulière que connaît la population active mondiale, passant de 2,32 milliards de personnes en 1990 à 3,45 en 2021, (Banque Mondiale à partir des données OIT). Selon les mêmes sources, la part des salariés dans cette population passe sur la même période de 44 % à 53,6 %, résultat à nuancer par les conditions d’enregistrement et d’agrégation de données, en y ajoutant la part de l’informel évaluée par l’OIT à près de 61 % des actifs. Aux États-Unis, la part de travailleurs non-salariés dans la population active est l’une des plus faibles au monde (juste derrière la Suède) autour de 6,3 % de la population en emploi en 2020 selon l’OCDE. Celle des « travailleurs contingents » (contingent workers), c’est-à-dire des travailleurs considérant que leur emploi n’est pas appelé à durer en incluant les « travailleurs temporaires » (temporary workers ou « temps ») selon le US Bureau of Labor, est évaluée à 3,8 % de la population en emploi en 2017, sachant que la dernière enquête régulière sur la question date de 2005. En Europe, la part de l’emploi à durée déterminée dans la population en emploi s’élève à 12,9 % en 2020, celle de l’emploi non salariée s’élève à 15,5 %, ces deux formes d’emploi ayant été très affectées par la crise du covid-19. Ces données permettent de déduire une présence forte de l’emploi à durée indéterminée, tant en Europe qu’aux États-Unis.
En France, il ressort des Enquêtes Emplois de l’INSEE que les emplois en CDI ou en statut de fonctionnaires concernent aujourd’hui environ 70 % de la population active (chômeurs compris). Les emplois « à durée limitée » (CDD, intérim et apprentissage) concernent en priorité les jeunes, qui selon l’enquête Génération du CEREQ accèdent progressivement à un emploi en CDI entre 18 à 30 ans, forme d’emplois concernant autour de 75 % des classes d’âge d’actifs entre 30 et 60 ans. Cette place centrale de l’emploi à durée indéterminée dans la population active s’accompagne d’une stabilité dont témoigne la croissance régulière de l’ancienneté moyenne des salariés dans l’entreprise avec l’âge, culminant à 24 ans pour la classe d’âge 60 ans. L’emploi salarié stable représente donc à ce jour en France un fait social majeur, établi par la régularité de son taux annuel, qui s’inscrit dans une croissance constante de la population active depuis les années 1960 due, en premier lieu, au développement de l’activité féminine (MARUANI, MERON 2012).
Pour saisir la portée du fait salarial sur le travail, un détour historique permet de voir comment le travail, comme catégorie restreinte aux univers scientifique et intellectuel, acquiert l’ampleur sociale et économique dont témoignent les statistiques actuelles.
La préhistoire du travail, l’ouvrage
On parle beaucoup de travail dans le champ de l’économie politique à partir du XVIIIe siècle, en y voyant la substance de la valeur des produits destinés à répondre aux besoins individuels et collectifs. David Ricardo y apparaît comme le théoricien d’une activité productive rapportée à la quantité de travail dépensée, tant pour réaliser les moyens de production, que pour entretenir le travailleur, et évaluer la valeur du produit. Il en résulte que « comme dans tous les cas, ce coût (salaires, capital et revenus, profits) est déterminé par du travail déjà accompli et appliqué à cette nouvelle production, on voit naître une grande série linéaire et homogène qui est celle de la production. » (FOUCAULT, 1990 [1966] p.267). Mais, le travail comme activité d’une personne dont l’économie classique met la durée au centre d’une théorie de la valeur est en tant que tel difficile à cerner dans les sociétés au sein desquelles cette théorie est formulée.
Cela tient d’abord à la faiblesse de la production marchande, dans une société très largement rurale dominées par les activités agricoles de subsistance. En France, la Révolution a conforté cette situation à travers la reconnaissance d’une propriété de la terre dégagée de l’hérédité que lui attachait l’ancien régime. Dans le recensement de 1851, sur 1000 personnes actives, on compte notamment 568 personnes dans l’agriculture, 218 dans la petite industrie (ateliers de moins de 10 personnes), 58 dans la grande industrie (ateliers de plus de 10) (DEWERPE 1989).
Cela tient également à la dispersion d’une production marchande qui part de commandes faites par des négociants, pour la réalisation d’opérations par des ouvriers dans le cadre d’un « louage d’ouvrage » c’est-à-dire dans les termes du Code civil un « contrat par lequel une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre partie moyennant un prix convenu » (art. 1710) (MORIN 1998). En effet, une part importante de ces « ouvrages » est réalisée à domicile, leur production sous l’égide d’un chef d’atelier associant les membres de la famille et pouvant donner lieu à l’embauche de compagnons. Cette dispersion de la production dans les campagnes se retrouve en Angleterre, avec notamment les tisserands drapiers des régions du Somerset, Gloucestershire et Devon (WEBB 1897 [1894], p. 32). Loin de se réduire, elle tend parfois à s’étendre comme dans le cas de la soierie lyonnaise sous l’impulsion de fabricants échaudés par les insurrections des canuts (NOIRIEL 1986).
Enfin, cette dimension collective et familiale de l’ouvrage se retrouve également pour les installations plus larges. Dans les filatures organisées autour de la force motrice de cours d’eau ou de machines à vapeur, les fileurs embauchent et rémunèrent « bobineurs » ou « rattacheurs » ainsi placés sous leur responsabilité par les règlements d’atelier élaborés par les directeurs d’usine. Le Capital évoque l’embauche d’enfants pris comme aides par les ouvriers, dans les usines sidérurgiques anglaises. Il est alors fréquent que ces aides, auxiliaires, compagnons, soient issus de la même famille que les ouvriers qui les ont embauchés.
Difficile d’identifier, ici, un rapport entre la durée de l’activité de chaque individu et la rémunération perçue par l’ouvrier ayant contracté avec le commanditaire de l’ouvrage. En effet, la rémunération est liée en premier lieu à l’ouvrage, l’opération réalisée. Elle dépend fréquemment de tarifs préalablement établis (selon l’usage, un accord de fin de grève ou une « série de prix » établie par les municipalités), ainsi que de la qualité évaluée par le commanditaire ou ses commissionnaires. La réalisation de l’ouvrage ne se distingue que rarement des activités familiales, elle obéit à des pratiques qui sont le plus souvent fixées dans le cadre de métiers et l’on y assimile fréquemment l’ouvrier contractant à un « maître » susceptible d’embaucher à son tour un « compagnon » ou un « aide » (un « valet » dans les fermes). Le terme « marchandage » désigne la succession des louages d’ouvrage, comme dans la soierie lyonnaise entre les chefs d’atelier et les compagnons qu’ils embauchent. Cela pose des problèmes de responsabilité en cas de malfaçons, d’accidents voire de faillite de celui que l’on nomme le « marchandeur » ou « tâcheron ». Mais, dans le cas de Lyon, le double louage d’ouvrage fabricant/canut puis canut/compagnon explique le front uni des chefs d’atelier et des compagnons dans la revendication d’un tarif des pièces face aux fabricants.
Le temps du travail
Comme l’a brillamment montré Bernard Friot (2019), il existe un lien fort entre travail et retraite (lien symétrique du lien entre travail et exclusion des enfants hors des usines par la législation de fabrique (factory acts), en Angleterre et la scolarisation en France). La loi du 27 décembre 1890 sur la résiliation du louage de service montre ce que cette relation a de quasiment originaire, avec pour point de départ les congédiements massifs de cheminots lors de grèves ou d’insubordinations au début des années 1870, qui posent alors la question des cotisations de retraite versés par ceux-ci aux compagnies. Elle nomme également un contrat susceptible de qualifier un ensemble large de rapports productifs, en intégrant les employés (par exemple des chemins de fer), les ingénieurs, les artistes ou les journalistes. Mais c’est avec la discussion d’un droit du travail, que se font jour des considérations doctrinales sur la catégorie « travail ». Dans le projet Groussier de code du travail en 1898, « le travail s’entend de toute activité manuelle ou intellectuelle, par laquelle une personne concourt à la production, l’extraction, la transformation, le transport, l’emmagasinement ou la vente des matières et des produits » (art. 4). Ce champ sémantique très large dépasse la dispersion des « métiers », ce qui invite à considérer la proximité du travail « du droit » et de l’emploi comme forme institutionnelle susceptible d’accueillir la plupart des activités humaines (WOLMARK 2016). De plus, le travail est également rapporté dans la définition proposée par Groussier à la personne physique du travailleur en éclairant une dimension cruciale de l’objet du contrat de travail (FABRE-MAGNAN 1998). Il ressort du projet sur le contrat de travail engagé par la Société d’Études Législatives à partir de 1904, dans les débats autour de l’article 4 (sur le « contrat d’équipe ou commandite ouvrière »), que les chefs d’équipe agissent comme mandataires du chef d’entreprise et ainsi que les membres de l’équipe contractent avec ce dernier.
Cette dynamique institutionnelle ne se limite pas à la France et se retrouve dans le cas américain, autour de la catégorie d’employee mise en balance devant la Cour Suprême avec celle de contractor au cours du XIXe siècle, avant de prospérer dans l’employment contract encadré par la législation des États au tournant des XIXe et XXe siècle. Elle invite à une relecture de l’organisation du travail, à partir de la remise en cause du rôle des foremen dans l’industrie automobile. Ces derniers disposaient dans la première décennie du XXe siècle d’une ligne budgétaire pour embaucher, équiper et former les ouvriers amenés à réaliser un ensemble d’opérations (mécanique, sellerie, carrosserie…) tout en se rémunérant. Avec le fordisme, l’embauche et la rémunération des ouvriers sont centralisées au niveau d’un service du personnel dans l’entreprise, les contremaîtres deviennent le relais des ingénieurs (VINEL 2014). Le travail se définit alors comme un ensemble d’activités prises dans une organisation, articulant un lieu (l’établissement) et un temps (la durée légale).
Ce constat suggère de compléter le regard sur le contrat de travail, marqué par son identification dans la jurisprudence de la Cour de cassation à partir du critère de la « subordination juridique ». Jusque sur la chaîne de production, l’emploi est la base d’un « travail à soi » que les OS « s’approprient » non sans une certaine fierté (BERNOUX 1982). Dans le même temps, il apparaît comme l’acte-condition ouvrant au travailleur l’entrée dans une collectivité de collègues et le droit à une représentation collective (JEAMMAUD 1989). C’est à partir de cette reconnaissance du travailleur que se conçoit un système de représentation et de négociation collectives, articulant les niveaux de l’entreprise et ceux de la branche (NADAL 1996).
Le travail se présente alors comme la participation à une organisation dans laquelle se coordonnent les membres de la collectivité, organisation rapportée parfois à des « conventions du travail » dessinant des « mondes de production » (SALAIS, STORPER 1993). C’est cette organisation qu’esquissent les classifications professionnelles autour des grandes catégories Parodi-Croizat, en distribuant les salaires sur une échelle définie par des coefficients. La qualification désigne moins ici la maîtrise d’un métier, que la position individuelle dans une collectivité organisée, position susceptible d’évoluer dans une carrière professionnelle (NAVILLE 1956). En ce sens, la qualification renvoie à un niveau dans la maîtrise des dimensions techniques qui caractérisent la branche (LYON-CAEN 1988). Sa progression, au cours d’une carrière professionnelle, témoigne de la dimension « capacitante » de l’entreprise (ZIMMERMANN 2011).
BERNOUX P., Un travail à soi. Pour une théorie de l’appropriation du travail, Privat, 1982
BOISSONNAT J., Le travail dans vingt ans, Odile Jacob, La Documentation française, 1995
DEWERPE A., Le monde du travail en France (1800-1950), Armand Colin, 1989
FABRE-MAGNAN M., « Le contrat de travail défini par son objet » in Supiot A., Le travail en perspectives, LGDJ, 1998, p. 101
FOUCAULT M., Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Gallimard (col. Tel) 1990 [1966]
FRIOT B., Le travail, enjeu des retraites, La Dispute, 2019
JEAMMAUD A., « Les polyvalences du contrat de travail », in Les transformations du droit du travail. Études offertes à Gérard Lyon-Caen, Dalloz, 1989, p. 299
LYON-CAEN A., « Le droit et les classifications », Travail et Emploi, n° 38 : 21
MARUANI M. et MERON M., Un siècle de travail des femmes, La Découverte, 2012
MARX K., Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre 1, Éditions sociales, 2016 [1867]
NADAL S., La profession et la branche : leur rôle dans la conception française de la convention collective, Presses Universitaires du Septentrion, 1996
NAVILLE P., Essai sur la qualification, Marcel Rivière, Paris, 1956
NOIRIEL G., Les ouvriers dans la société française, xixe-xixe siècles, Seuil, « Point », 1986
SALAIS R., STORPER M., Les mondes de production. Enquête sur l’identité économique de la France, Éd. de l’EHESS, 1993
VINEL J.-C., The Employee. A Political History, University of Pennsylvania Press, 2013
WEBB B. et S., Histoire du trade-unionisme , V. Giard & E. Brière, 1897 [1894]
WOLMARK C., « Le travail absent du droit du travail ? », Travailler, 36-2, 2016, p. 155
ZIMMERMANN B., Ce que travailler veut dire. Une sociologie des capacités et des parcours professionnels, Economica (col. « Études sociologiques »), 2011
Claude Didry
Décembre 2022