« Universalisation » : inclination de la protection sociale moderne.
Tandis qu’en 1944 la communauté internationale reprend l’idée formulée au lendemain de la première guerre mondiale qu’« une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale » (Déclaration de Philadelphie de l’OIT), au sortir de la seconde guerre, la vocation universelle de la protection sociale est affirmée, aussi bien à l’échelle interne qu’internationale. En France, les fondateurs de la sécurité sociale entendent réaliser « un plan qui couvre l’ensemble de la population du pays contre l’ensemble des facteurs d’insécurité » (exposé des motifs de l’ordonnance du 4 oct. 1945 portant organisation de la sécurité sociale). Adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10 décembre 1948, la Déclaration universelle des droits de l’homme proclame que « toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale » (art. 22).
Depuis lors, la poursuite d’un objectif d’universalité guide le devenir de la protection sociale en France. Rares sont les réformes, en particulier depuis les années 1990, qui ne convoquent expressément l’universalité, qui ne prétendent universaliser la protection sociale. Mais rares également sont les réformes qui y parviennent réellement. Certes, l’universalité est-elle d’abord un idéal, supposant un écart quasi inéluctable entre le projet et sa réalisation. Pour autant, l’universalisation de la protection sociale est un programme qui mérite d’être pris au sérieux. Elle n’emporte pas l’uniformité de la protection sociale, en ce sens que toutes personnes devraient bénéficier exactement des mêmes prestations, mais, telle que l’ambition est exprimée en 1945, elle implique de mettre en place la couverture la plus large possible dans le respect du principe de solidarité qui veut alors que chacun donne selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. La protection maladie et la couverture des charges familiales constituent des exemples d’une telle universalisation mise au service du collectif, sous réserve toutefois de la situation des personnes étrangères. L’universalisation de la protection sociale ne se réduit cependant pas à ces deux domaines, à tout le moins dans les discours. D’autres pans du système de protection sociale sont traversés par l’universalisation. À l’analyse toutefois, l’appel à la poursuite de l’universalité emprunte une autre direction. Dans les années les plus récentes, répondant à la volonté affichée de « sécuriser les parcours », l’accent est davantage mis sur l’autonomie des personnes et l’universalisation n’est plus référée au collectif mais à l’individu.
L’universalisation au service du collectif
L’universalisation engagée à partir de la création de la sécurité sociale est particulièrement associée à deux branches du régime général, la famille et la maladie. Dans la première, le terme « universel » est employé comme élément de description doctrinale : depuis que les prestations familiales ont été officiellement déconnectées de l’exercice d’une activité professionnelle, en 1975, celles-ci sont usuellement qualifiées d’universelles. Dans la seconde, l’universalité se présente plus encore comme un élément de définition issu du droit positif, ainsi en va-t-il de la couverture maladie universelle mise en place en 1999, approfondie par la protection universelle maladie en 2016 (v. l’art. L. 200-1 du code de la sécurité sociale). En matière de prestations familiales comme de protection maladie, la poursuite de l’universalisation est passée par la promotion du critère de résidence sur le territoire français comme condition essentielle d’accès aux prestations. La résidence constitue en effet une clé permettant d’identifier les « membres de la société », autrement dit de tracer les contours du collectif. La sécurité sociale « assure, pour toute personne travaillant ou résidant en France de façon stable et régulière, la couverture des charges de maladie, de maternité et de paternité ainsi que des charges de famille », énonce en ce sens l’article L. 111-1 du code éponyme. L’universalisation a ainsi été achevée, ou presque. La résidence en France se doit en effet d’être stable et régulière. Si la condition de stabilité renvoie à la notion même de résidence en tant qu’inscription sur un territoire, l’exigence de régularité (qui devrait au demeurant être rapportée au séjour et non à la résidence) conduit à exclure de la sécurité sociale certaines personnes résidant en France – les étrangers démunis d’un titre ou document de séjour – pour des raisons tenant à des préoccupations qui, relevant d’une volonté de « maîtriser l’immigration », devraient rester extérieures à la protection sociale.
Il reste que la maladie et la famille font figure de terrains d’élection de l’universalisation. Ces branches constituent l’incarnation d’une sécurité sociale fondée sur une solidarité appelée à se déployer entre tous les membres du cercle des bénéficiaires de la protection sociale, appréhendés comme un collectif. L’universalisation dans ces champs répond au vœu exprimé en 1945 de refaire société par la mise en place d’une « vaste organisation nationale d’entraide obligatoire qui ne peut atteindre sa pleine efficacité que si elle présente un caractère de très grande généralité » (exposé des motifs, préc.).
Les perturbations de différents ordres intervenues à partir des années 1980-1990, en particulier la montée du chômage et la précarisation de l’emploi, ont toutefois conduit à une reconfiguration du programme d’universalisation.
L’universalisation référée à l’individu
Dans un contexte plus récent, bien différent de celui d’après-guerre, l’universalisation a continué d’être invoquée à propos d’autres pans du système de protection sociale, objets de réformes incessantes. Dans la lignée du « plan de 45 », l’universalisation est mise en avant comme porteuse de plus grande justice et d’équité ; or, ce que les réformes visent en réalité, est une maîtrise, voire une réduction, des dépenses publiques, objectif difficilement conciliable avec l’idée d’universalisation. Loin de rendre la protection sociale plus inclusive, c’est partant à une « rupture qualitative » (BUCHARLES B., « L’″universalisation″ : une notion à interroger ? », RFAS 2018/4, p.126) que les discours et les réalisations aboutissent. La prétention à l’universalisation décrit alors moins un mouvement caractérisant le système de protection sociale qu’elle ne constitue un élément de langage pour légitimer une certaine conception des politiques de protections.
En matière de chômage, l’universalisation annoncée a finalement accompagné l’amorce d’un changement de logique du système, rendant celui-ci moins solidaire : suppression de la cotisation salariale à l’assurance chômage au profit d’une fiscalisation grandissante du régime, reconfiguration de la gouvernance à travers l’imposition d’un cadrage gouvernemental contraignant, extension de l’allocation à des salariés démissionnaires en reconversion professionnelle, création d’une allocation de type assistanciel au profit de travailleurs indépendants en cessation d’activité, réduction des droits des salariés en emploi discontinu. En définitive, la protection du risque de perte involontaire d’emploi en ressort amoindrie.
Dans d’autres champs, l’universalisation est présentée comme participant d’une réponse à l’instabilité des bases socio-professionnelles de la protection sociale en ce qu’elle invite à rattacher les droits sociaux non plus aux statuts mais aux personnes. En matière notamment de retraite et de formation professionnelle (si on inclut celle-ci dans une acception large de la protection sociale), s’est diffusée l’idée de mettre en place des régimes universels par le biais du recours à la technique du compte (alimenté en points, en heures, en euros). Ce qui se joue ici est un resserrement de la couverture sur les individus, la spécificité des comptes étant de constituer des outils dont l’activation relève d’abord de la responsabilité des personnes, érigées en actrices de leurs parcours, entrepreneuses d’elles-mêmes. Marquant un recul de la solidarité, l’universalisation est ici référée à l’individu, plus encore à l’individu actif.
L’universalisation, une notion versatile
L’universalisation est donc loin de constituer une inclination univoque de la protection sociale moderne. Le passage du collectif à l’individu est révélateur d’une forme de versatilité de la notion d’universalisation. Pareille conclusion appelle à une mise en garde : le visage progressiste de l’universalisation n’en cache pas moins de possibles usages rétrogrades.
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Lola Isidro
Décembre 2022