En droit français des procédures collectives existent diverses protections juridiques des intérêts des salariés. Elles se trouvent tant dans le Code de commerce quand dans le Code du travail : participation des salariés et de leurs représentants à la procédure, en cas de modification ou de résiliation du contrat de travail, paiement des salaires et indemnités diverses… Par ailleurs, des prérogatives sont reconnues aux représentants des salariés pour assurer une information du personnel et leur permettre d’émettre des avis sur le devenir de l’entreprise, voire de les contester.
Mais la dimension européenne de l’entreprise rend plus complexe la détermination des droits applicables aux salariés et à leurs représentants lorsque l’entreprise en difficulté a son « centre des intérêts principaux » (dans la terminologie du droit européen des procédures d’insolvabilité, ordinairement le lieu du siège social) dans un pays autre que la France, membre de l’Union européenne, qu’elle emploie du personnel en France et qu’elle fait l’objet d’une procédure d’insolvabilité ouverte devant la juridiction du pays où se situe le centre de ses intérêts principaux. Cela peut parfois priver les salariés travaillant en France de certaines protections inscrites dans le droit français des procédures collectives.
Concernant l’entreprise en état d’insolvabilité elle-même, le droit européen impose non seulement l’ouverture de la procédure principale au lieu du siège social mais aussi l’application de la loi du juge saisi, qualifiée de « lex concursus ». Dans notre hypothèse, le droit français est donc en principe écarté pour la mise en œuvre de la procédure d’insolvabilité ouverte à l’étranger, alors que pourtant une partie des activités et des emplois est située en France. Toutefois, concernant les salariés, il existe une dérogation. L’article 13 du règlement européen (UE) 2015/848 du 20 mai 2015 prévoit que « les effets de la procédure d’insolvabilité sur les contrats de travail et sur les relations de travail sont régis exclusivement par la loi de l’État membre applicable au contrat de travail ».
Cette dérogation qui paraît d’application simple, est en réalité délicate à mettre en œuvre, particulièrement lorsque le salarié entend contester les décisions judiciaires qui le concernent. Par ailleurs, parce que le droit européen de l’insolvabilité ne traite pas des droits collectifs des salariés dans les procédures d’insolvabilité autrement que par un renvoi implicite à la « lex concursus », les institutions françaises représentatives des salariés ne peuvent être actrices directes des procédures d’insolvabilité étrangères.
La relation individuelle de travail à l’épreuve de la procédure d’insolvabilité
Déjà, lorsqu’une société est in bonis la situation juridique du salarié embauché pour travailler en France par une entreprise implantée en Europe n’est pas simple car c’est au droit européen qu’il faut se référer pour déterminer la loi applicable à la relation de travail et le juge compétent en cas de litige : le règlement de Rome I (CE) 593/2008 du 17 juin 2008 (spec. art. 8) dans un cas et le règlement de Bruxelles I (CE) n°1215/2012 du 12 déc.2012 (spec.art.20 et s.) dans l’autre. Or, ces dispositions ouvrent des réponses multiples aux interrogations. Lorsque l’entreprise fait l’objet d’une procédure d’insolvabilité, il faut y ajouter les dispositions contenues dans d’autres normes européennes qu’il faudra combiner avec les précédentes.
Les juges compétents
La complexité de la situation juridique du salarié tient ici à ce que le juge de procédure d’insolvabilité partage sa compétence avec le juge du contentieux de la relation individuelle du travail.
Le droit européen a le mérite d’être simple et clair pour déterminer le juge de la procédure d’insolvabilité ; c’est celui du centre des intérêts principaux de l’entreprise (Cf. règlement (CE) n°1346 2000 du 29 mai 2000 et règlement n° (UE) 2015/848 du 20 mai 2015). C’est en conséquence auprès de ce juge ou de l’un des praticiens de l’insolvabilité qui l’assiste que le salarié devra s’adresser pour déclarer sa créance salariale, mais c’est aussi ce juge qui décidera de l’avenir du personnel de l’entreprise. C’est en effet à lui que reviendront les décisions de restructuration, de cession partielle ou totale de l’entreprise qui pourront probablement affecter le personnel employé en France. C’est aussi ce juge qui appliquera les règles légales relatives aux éventuels privilèges des salaires, leurs rangs, les garanties légales instituées au profit des salariés licenciés et notamment la prise en charge des salaires impayés et des indemnités chômages. Mais ce juge perdra sa compétence lorsque le salarié entendra contester des décisions qui affectent la relation de travail.
Lorsque le salarié entend contester une décision de modification ou de résiliation des contrats de travail qui a été prise dans le cadre de la procédure d’insolvabilité, ce sont les juridictions de l’État membre dans lequel une procédure d’insolvabilité secondaire peut être ouverte qui sont compétentes « pour approuver la résiliation ou la modification des contrats visés au présent article, même si aucune procédure d’insolvabilité n’a été ouverte dans cet État membre » (Art.13 du règlement du 20 mai 2015 avec sa transposition en droit français aux articles L692-10 et R692-10 du Code de commerce). Si donc il existe un établissement secondaire en France (ce qui est probable dans l’hypothèse où des salariés sont employés en France compte tenu de la définition très large d’établissement secondaire de l’article 2§10 du règlement du 20 mai 2015 et de la jurisprudence européenne) même en l’absence d’ouverture d’une procédure secondaire, le juge français pourra se déclarer compétent pour statuer sur une décision relative au contrat de travail qui aura été prise dans un autre État membre. Les salariés isolés, en mobilité ou détachés, travaillant en France en dehors de tout établissement secondaire ne bénéficieront toutefois pas de cette faculté. Par ailleurs, renforçant cette compétence des juridictions françaises, la Cour de cassation a pu juger que le contentieux de l’application de l’article L1224-1 du Code français du travail entre un salarié et une société faisant l’objet d’une procédure d’insolvabilité ne relevait pas du droit de l’insolvabilité au sens du droit européen (Soc. 8 déc. 2021, n°20-13.905). Ainsi, les règles de compétence juridictionnelle de l’article 19 du règlement Bruxelles I s’appliquent dès lors que le salarié entend engager une action destinée à faire valoir des droits individuels sur le fondement du Code du travail, y compris pour la reconnaissance de sa créance à l’égard de l’entreprise (Soc. 28 oct. 2015, n°14-21319). Dans la plupart des hypothèses, les options offertes par l’article 19 du règlement de Bruxelles permettront au salarié de saisir le juge prud’homal français.
En revanche, le contentieux du rang de la créance salariale et de son désintéressement dans le cadre de la procédure d’insolvabilité qui n’est pas visé par le deuxième alinéa de l’article 13 du règlement du 20 mai 2015 relatif aux procédures d’insolvabilité relèvera de la compétence des juridictions d’appel des décisions du juge étranger de l’insolvabilité.
La loi applicable
En application de sa « lex concursus », le juge de l’insolvabilité pourra prendre des décisions de modification de l’organisation des activités de l’entreprise, d’une cession partielle ou totale de l’entreprise, voire d’une liquidation. Mais ces décisions auront probablement des conséquences sur l’exécution du travail par les salariés employés en France. Dans une telle situation, l’article 13.1 du règlement du 20 mai 2015 relatif aux procédures d’insolvabilité prévoit que « les effets de la procédure d’insolvabilité sur les contrats de travail et sur les relations du travail sont régis exclusivement par loi de l’État membre applicable au contrat de travail ». Et de préciser dans le dernier alinéa du même article que cette règle s’applique également « aux autorités compétentes » en vertu du droit national pour approuver la résiliation ou la modification des contrats de travail. Dès lors, les « autorités compétentes », expression utilisée par le règlement qui désigne le plus souvent le juge de l’insolvabilité, devront respecter les règles de conflit de lois du règlement Rome I CE 593/2008 du 17 juin 2008 à l’article 8 pour gérer les effets de la procédure d’insolvabilité sur les contrats de travail : soit la loi choisie par les parties soit la loi déterminée par l’un des critères alternatifs de l’article 8. En conséquence, cette règle impose, par exemple, au praticien de l’insolvabilité étranger qui envisage de licencier un ou plusieurs salariés travaillant en France de respecter les conditions de forme et de fond du droit français du travail ou éventuellement d’une autre loi déterminée en application de l’article 8 du règlement Rome I.
Dans l’hypothèse où l’employeur et le salarié ont convenu de l’application à la relation de travail d’un droit autre que le droit français, la circulaire du Ministère français de la Justice (DACS n°2006-19 du 15 décembre 2006 relative au règlement européen d’insolvabilité) rappelle que le règlement de Rome impose de vérifier la conformité de l’application de la loi étrangère choisie par les parties à l’ordre public français. La Cour de cassation (Civ. 1, 5 novembre 1991, n°90-40163) a pu préciser que les conventions collectives françaises font partie de cet ordre public français et donc qu’elles doivent s’appliquer à la relation de travail.
De surcroît, la Cour de cassation considère que si le juge étranger de l’insolvabilité ou l’un des praticiens de cette procédure décide de transférer les contrats de travail d’un salarié travaillant en France à une nouvelle entité et que le salarié s’y oppose, le droit applicable au contentieux relève aussi du droit français en raison de son appartenance à l’ordre public français (Soc. 8 déc. 2021, n°20-13905). Ainsi, si on considère que le droit français du travail est habituellement plus protecteur que d’autres droits nationaux en Europe, les salariés travaillant en France pourront bénéficier d’une protection juridique plus efficace que celle des salariés du lieu d’ouverture de la procédure d’insolvabilité. Á la condition bien sûr d’avoir veillé à leur respect par le juge étranger de l’insolvabilité.
Le droit au paiement des salaires ayant été reconnu, les organes de la procédure étrangère auront à engager la procédure de désintéressement des salariés en application des règles de la « lex concursus ». Á cet effet, l’article 7 i) du règlement relatif aux procédures d’insolvabilité du 20 mai 2015 prévoit que la distribution du produit de la réalisation des actifs et le rang des créances relève de la loi du juge de l’insolvabilité. Par conséquent, le salarié travaillant en France ne pourra pas invoquer le super-privilège ou le privilège des salaires de droit français pour espérer être désintéressé de ses créances. Il y a là un risque considérable d’impayé compte tenu du décalage entre les protections offertes par le droit français et les autres droits des États membre, qui ne connaissent pas ces privilèges pour la plupart d’entre eux (cf. https://e-justice.europa.eu//447/FRE/insolvencybankruptcy).
Lorsque les créances salariales ne peuvent être honorées par l’entreprise soumise à la procédure d’insolvabilité, la directive européenne 2008/94/CE du 22 octobre 2008 a prévu des règles d’intervention des assurances garanties des salaires. Après quelques hésitations jurisprudentielles, la règle est désormais très claire : c’est le lieu d’exécution du contrat de travail (article 9 de la directive, règle transposée à l’article L3253-18-1 du Code du travail) qui détermine l’assurance à laquelle incombe de se substituer à l’entreprise défaillante. Dans notre hypothèse, ce sera le régime français de garantie des salaires AGS. L’avantage pour le salarié est très net, beaucoup moins pour l’AGS qui devra se tourner vers le juge de l’insolvabilité pour tenter de recouvrer les sommes avancées. Les représentants du personnel en France seront spectateurs de ces tentatives comme pour l’essentiel du déroulement de la procédure d’insolvabilité.
La représentation du personnel à l’épreuve de l’insolvabilité.
Dans la mesure où le droit français est par principe d’application territoriale, il n’est guère surprenant que la chambre sociale de la Cour de cassation ait pu considérer que les lois relatives à la représentation des salariés et à la défense de leurs droits et intérêts sont des lois de police s’imposant à toutes les entreprises y compris étrangères (Soc., 3 mars 1988, n°86-60507 ; v. aussi CE Ass. 29 juin 1973, n°77982). On en déduit que les salariés travaillant en France pour le compte d’une entreprise étrangère peuvent prétendre à être représentés par des syndicats et éventuellement, s’ils sont rattachés à un établissement secondaire, par un comité social d’établissement. Ces représentants exercent l’ensemble des attributions prévues par la loi à l’exception de celles incompatibles avec la présence du siège social à l’étranger (Ch. mixte., 25 février 1986, n°85-60026). Cette règle semble interdire toute intervention des représentants du personnel et des syndicats. Des palliatifs pourraient cependant exister.
La participation des représentants français des salariés à la procédure collective étrangère.
En vertu de la règle du règlement européen relatif aux procédures d’insolvabilité du 20 mai 2015 imposant au juge étranger d’appliquer la « lex concursus », les représentants du personnel français ne peuvent pas être appelés à participer directement à la procédure d’insolvabilité. La Cour de cassation a confirmé que l’absence de participation des représentants du personnel n’a pas d’effets manifestement contraires à l’ordre public français (Com. 27 juin 2006, n°03-19.863). En revanche, trois relais pourraient être utilisés pour faire valoir leurs intérêts et leurs avis collectifs.
Le premier peut consister dans l’implication des institutions représentatives nationales étrangères dans la procédure d’insolvabilité. En application du droit européen, des conventions de l’OIT mais aussi des législations nationales, il existe dans tous les pays européens un droit à la représentation collectives des intérêts des salariés dans la vie des entreprises. Ce droit est parfois plus avancé qu’en France. C’est le cas en particulier en Allemagne où dans les entreprises de grande taille, les représentants des salariés participent directement aux prises de décision des organes dirigeants. Dans certaines situations les comités d’entreprise (Betriebsrat) disposent en effet d’un droit de veto (Widerspruchsrecht) et d’un pouvoir de codétermination (Mitbestimmungsrecht). Ces institutions représentatives du personnel ainsi que les syndicats du lieu de la procédure ont compétence à défendre aussi les intérêts des salariés employés en France dans la mesure où ils font partie du personnel de l’entreprise.
Le deuxième relais pourrait être le comité d’entreprise européen, qui a vocation à informer et consulter le personnel d’entreprises ou de groupes de dimension européenne. Mais, seules les entreprises européennes employant un grand nombre de salariés (1000 salariés dont au moins 150 employés dans un établissement selon la directive européenne 94/95 du 22 septembre 1994) sont tenues à sa création. Cette institution représentative du personnel tire aussi ses prérogatives de multiples normes européennes telle que la directive 98/59 (CE) du 20 juillet 1998 sur les licenciements collectifs, la directive 2001/23 (CE) du 12 mars 2001 relative aux transferts d’entreprise, la directive 2002/14 (CE) du 11 mars 2002 relative à l’information des salariés sur la situation économique et l’emploi et enfin, la directive 2019/1152 (UE) du 20 juin 2019 sur la gestion des conditions de travail des salariés. Par ailleurs, l’accord collectif qui fixe le mode de fonctionnement du comité d’entreprise européen peut avoir imposé à l’employeur une information/consultation dans le cadre d’une procédure d’insolvabilité.
Enfin, le dernier relais envisageable peut consister pour les salariés français à saisir de leurs situations et revendications, les organisations syndicales européennes, comme par exemple, la Confédération européenne des syndicats (CES), dont l’intervention peut avoir un impact juridictionnel éventuel devant la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) ou même simplement un écho médiatique.
Les palliatifs français
L’éloignement géographique du juge de l’insolvabilité peut aussi inciter les salariés à utiliser les ressources du droit applicable en France. Leur ampleur dépendra de la nature et de la dimension de l’implantation française. Si celle-ci peut être qualifiée d’établissement alors le droit français imposera la constitution d’un comité d’établissement assorti de toutes les prérogatives reconnues à cette institution (CE 29 juin 1973, n°77-982). Ce comité se réunira en France et devra en particulier être destinataire des informations relatives au devenir de l’entreprise en difficulté. Dans une jurisprudence similaire, la Cour de cassation a pu considérer que le droit syndical français devait bénéficier aux salariés travaillant en France (Soc. 3 mars 1988, n°86-60507). Les représentants syndicaux de l’établissement pourront aussi se faire l’écho des revendications des salariés.
Enfin, dans la mesure où l’existence d’un établissement peut révéler la localisation d’une partie du patrimoine de l’entreprise en France, le droit européen de l’insolvabilité permet d’envisager l’ouverture d’une procédure d’insolvabilité secondaire territoriale à l’initiative des salariés créanciers (Art. 34 et s. du règlement du 20 mai 2015 et C.com., art. L. 692-1à L. 692-6) Certes, cette procédure ne peut concerner que le patrimoine localisé en France. Mais elle permettra tout de même aux salariés et à leurs représentants d’intervenir avec les prérogatives légales françaises reconnues au personnel français dans cette procédure.
Conclusion
La révélation de la complexité et des incertitudes des règles applicables à la situation d’une procédure d’insolvabilité d’une entreprise étrangère employant des salariés en France incite à s’interroger sur la façon dont il serait possible de simplifier le droit et par voie de conséquence d’en faciliter la compréhension et la mise en œuvre. On rejoint ici une préoccupation plus générale du Ministère français de la Justice, à l’initiative d’un projet de codification du droit international privé (JAULT-SESEKE et PATAUT, 2022)
Remerciements : la relecture et les observations critiques de Jean Luc Vallens, magistrat honoraire, ancien professeur associé de la faculté de droit de Strasbourg ont été précieuses et je lui en suis reconnaissant.
Jault-Seseke F., Pataut E., « La détermination de la loi applicable aux rapports collectifs de travail, Á propos du projet de codification du droit international privé », RDT 2022, p. 330
Robin-Olivier S., Manuel de droit européen du travail, Bruylant, 2016
Rodière P., Droit social de l’Union européenne, LGDJ, 2022
Quentin Urban
Décembre 2022