L’égalité en droit pourrait apparaître comme une idée force de notre système juridique : elle est affirmée dans les textes les plus solennels et élevés de la hiérarchie des normes. Cette idée connaît des expressions différentes : principe d’égalité dans les jurisprudences constitutionnelles et administratives, qui se distinguent des règles de non-discrimination, à distinguer enfin du principe d’égalité de traitement dégagé par la Cour de cassation. Ces différentes expressions de l’égalité ne se confondent pas : le principe d’égalité constitutionnel et administratif repose pour l’essentiel sur une méthode formaliste, assise sur les catégories juridiques, alors que le principe d’égalité de traitement du juge judiciaire repose sur une méthode concrète et permet de renverser des distinctions posées par des normes juridiques (convention collective ou décision unilatérale de l’employeur, surtout). Les règles de non-discrimination participent de l’idée de l’égalité, mais selon une autre grammaire : elles varient selon le motif discriminatoire en cause, certains d’entre eux ne pouvant fonder une distinction valable en droit (désavantager une femme parce qu’elle est femme, ou défavoriser un délégué syndical en guise de mesure de rétorsion), d’autres au contraire nécessitent d’être prise en compte afin de compenser le désavantage matériel dont souffrent certains groupes de personnes (nécessité de mise en place d’aménagements raisonnables pour adapter l’environnement de travail à la situation de handicap d’un salarié ou de prendre des mesures en faveur de l’emploi de jeunes sans emploi, par exemple). Si la richesse des déclinaisons de l’idée d’égalité en droit français est indéniable, elle ne traduit pas pour autant sa force. En effet, la grammaire définie par les juges de ces différentes expressions de l’égalité peut apparaître dans sa conception même, aux yeux de certains, comme modeste. En pratique, si l’égalité est fréquemment invoquée, elle n’aboutit que rarement à une victoire de celui qui la mobilise dans un litige.
Il existe une approche typiquement française dans la conception des principes d’égalité (constitutionnel, administratif et judiciaire) : ils ne s’appliquent qu’en cas d’une différence de traitement entre deux situations – à charge pour les juges de déterminer si ces situations peuvent être tenues pour différentes au regard de l’objet de la mesure. En revanche, les juges français n’appliquent pas ces principes lorsqu’une mesure a été appliquée uniformément à des situations radicalement différentes. Or, cette seconde hypothèse fait partie intégrante de l’égalité telle que reconnue par la CEDH, la CJUE et certains juges étrangers (Allemagne ou Italie, notamment).
Plus particulièrement en droit social, la chambre sociale de la Cour de cassation a reconnu dans un premier temps le principe « à travail égal, salaire égal » (Soc. 29 oct. 1996, n°92‐43.680 – Ponsolle), avant de l’élargir dans un second temps au principe d’égalité de traitement qui s’applique à tous les avantages (Soc. 1er juillet 2009, n°07-42.675). Ce principe cohabite avec les règles de non-discrimination, mais les deux ne se confondent pas (Soc. 27 octobre 1999, n°98-40.769 et s.).
Le principe d’égalité de traitement suppose de la part de celui qui se plaint d’une inégalité qu’il apporte d’abord la preuve d’une défaveur, c’est-à-dire de son exclusion du bénéfice d’un droit ou d’un avantage. Il doit ensuite, surtout, démontrer qu’il se trouve dans une situation similaire, au regard de l’objet du droit ou de l’avantage, à un comparateur qui bénéficie de l’avantage. C’est l’opération de comparaison. Une fois l’équipollence des situations établies, il appartient à l’employeur de justifier la distinction opérée. Revenons sur ces deux étapes constitutives du principe d’égalité de traitement.
Tout d’abord, la comparaison. La chambre sociale donne peu d’indications méthodologiques sur cette opération, car elle est renvoyée à l’appréciation souveraine des juges du fond. Néanmoins, le caractère concret de l’approche recèle des potentialités très grande de mobilisation du principe : contrairement à la méthode formaliste, les catégories juridiques ne suffisent pas en elle-même à justifier une différence de traitement (cf. à propos de formateurs en CDI et de vacataires, Soc. 15 mai 2007, précité). Le principe d’égalité de traitement autorise des comparaisons en dehors des catégories juridiques (légales, conventionnelles, etc.) pour comparer les situations concrètes des salariés au regard de l’avantage.
La chambre sociale, au gré des arrêts, a dessiné un certain cadre pour l’opération de comparaison : celui de l’unité d’action. La comparaison ne peut se faire qu’entre salariés du même employeur (Soc. 12 juill. 2006, n°04‐46.104 – exceptionnellement entre salariés d’entreprises différentes d’une même UES). La jurisprudence impose également, en principe, une unité de temps (ainsi un salarié licencié dans le cadre d’un second PSE ne peut revendiquer les avantages du premier PSE, décidé peu de temps auparavant, cf. Soc. 29 juin 2017, n°15-21.008 et 16-12.007). Enfin, la comparaison se fait en principe entre salariés de la même entreprise sur l’ensemble du territoire français. Il n’y a pas lieu en principe de différencier entre les salariés présents dans différentes localités en France (Soc. 21 janv. 2009, n°07‐43.452 – sauf si l’employeur prend en compte la disparité du coût de la vie, Soc. 14 sept. 2016, n°15‐11.386).
La justification ensuite. Cette justification « doit reposer sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence » (Soc. 15 mai 2007, n°05‐42.894). Arguant de l’exigence d’objectivité, la Cour de cassation écarte les décisions par trop subjectives ou discrétionnaires (Soc. 30 avr. 2009, n° 07‐40.527). La décision doit reposer sur des éléments objectivables, vérifiables. La réalité de la distinction suppose de vérifier que la raison avancée par l’employeur pour se justifier est celle qui a véritablement présidée à sa décision, à l’exclusion de tout autre raison. Les preuves avancées par l’employeur doivent reposer sur des faits concrets. La Cour de cassation ne se satisfait pas de « motifs généraux, voire hypothétiques » (Soc. 10 déc. 2008, n°07‐42.703). Enfin, le critère de pertinence est celui qui a fait couler le plus d’encre. Il est encore aujourd’hui difficile de mesurer son sens et sa portée. Pour certains, le contrôle de pertinence consisterait en un contrôle exigeant du rapport entre l’objet de la mesure et la distinction opérée : la distinction doit permettre d’atteindre de la manière la plus certaine l’objectif poursuivi. D’autres, affirment que la pertinence suppose au contraire un contrôle « léger », une simple obligation d’explication de l’employeur.
Cette exigence de justification a conduit la Cour de cassation à remettre en cause un avantage conventionnel réservé aux seuls cadres pour l’étendre aux non-cadres (Soc. 1er juillet 2009, préc.). Certainement effrayée par sa propre audace et des potentielles remises en causes d’avantages conventionnels, fréquemment construits en pratique sur la distinction cadres/non cadres, la Cour a élaboré un jeu complexe d’exclusion et de présomption de justification, qui tous visent, sans remettre en cause l’existence même du principe, à en réduire sa portée. Elle a dans un premier temps exclu l’application du principe d’égalité de traitement au régime de prévoyance (Soc.13 mars 2013, n°10‐28.022) et aux couvertures complémentaires santé (Soc. 13 mars 2013, n°11‐23.761 et s.). Elle a dans un second temps, sous couvert de promotion de la liberté de négociation des organisations syndicales représentatives, instauré une présomption de justification en faveur de certaines distinctions posées par accord collectif. En effet, la Cour affirme que « les différences de traitement entre catégories professionnelles opérées par voie de conventions ou d’accords collectifs, […], sont présumées justifiées de sorte qu’il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu’elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle » (Soc. 27 janv. 2015, n°13‐22.179 et s.). Cette présomption simple est en réalité quasi-irréfragable : elle ne peut être renversée que pour des avantages qui ne sont pas professionnels – les avantages familiaux pour naissance d’enfant ou mariage, par exemple. Ces derniers avantages, auxquels le principe d’égalité de traitement continue de s’appliquer pleinement, sont peu nombreux dans les accords collectifs, qui par définition concernent les conditions de travail et d’emploi. La Cour de cassation a refusé de reconnaitre un principe général de présomption de justification pour toutes les différences de traitement posées par un accord collectif, mais ce jeu de présomption a étendue à quatre autres critères de distinction conventionnelle (voir la note explicative de la Cour accompagnant l’arrêt Soc. 3 avril 2019, n°17-11.970).
Si la force d’une idée se mesure à sa capacité à régir les rapports sociaux, l’absence de méthodologie claire dans la comparaison, et les coups de boutoirs portés à l’exigence de justification ne peut que conduire au constat de l’affaiblissement de l’égalité, voire de son affadissement.
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Morgan Sweeney
Décembre 2022