L’objectivation derrière l’objet scientifique
L’objectivation répond à une interrogation épistémologique fondamentale : comment un objet scientifique advient-il ? Un objet reconnu de tous, paré de la vertu de « l’évidence » et de ce fait, à l’abri de toute critique ? Retracer les origines de l’objet c’est en révéler les procédés de fabrication ainsi que les sujets qui l’ont conçu. Car l’objet n’est pas un déjà donné-là mais le fruit d’un long et rigoureux travail social d’objectivation commun à tous les savoirs scientifiques.
Long, parce que l’objectivation est un processus nécessitant, de surcroît, de suivre une procédure ; rigoureux, parce qu’elle s’édifie contre les sentiments et les opinions, et qu’elle implique l’usage de méthodes de preuve dignes de crédit ; un travail social enfin, parce qu’elle correspond à une construction subjective qui repose sur l’adhésion à la réalité d’une proposition scientifique. Autrement dit, sur un consensus. Dévoiler l’objectivation revient donc à ancrer l’objet ou « ce qui est tenu pour vrai » à un moment donné, à savoir le fait, dans une histoire : celle de ses conditions de formation et des controverses suscitées au sein d’une communauté scientifique.
L’intérêt d’une telle démarche est multiple. Il est d’abord heuristique afin de mieux comprendre les ressorts d’un objet. Mais porter la focale sur le travail d’objectivation permet aussi de déconstruire ce qui est tenu pour un fait objectif ou comme un procédé valable de connaissance de la réalité (V. CHAMPEIL-DESPLATS, 2016). C’est le remettre dans la discussion en révélant les conventions sur lesquelles il repose, telles que, notamment, les procédures pratiques utilisées par les scientifiques ainsi que tout le travail d’élaboration et d’évaluation des connaissances expérimentales. Allant plus loin, il s’agit de mettre en avant des technologies et savoir-faire ne relevant pas nécessairement du champ des savoirs scientifiques stricto sensu, mais qui ont néanmoins, joué un rôle capital pour convaincre un auditoire de la réalité d’un fait (LECLERC, 2012).
Ainsi, l’étude de S. Shapin et de S. Schaffer sur la controverse entre Hobbes et Boyle dans le fonctionnement de la pompe à air a permis de mettre en évidence ces conventions et technologies à l’aide desquelles une théorie scientifique deviendra partagée par une communauté de scientifiques. Comme le fait n’était constitué à cette époque que si une multitude de témoins jugés habiles attestait de sa réalité par l’intermédiaire de comptes-rendus d’expérience, les auteurs l’identifient comme « un produit de la communication » qui sera construit et diffusé au moyen de technologies matérielles, littéraires et sociales étroitement liées les unes aux autres (SHAPIN, SCHAFFER, 1993).
En sciences sociales par exemple, L. Boltanski a entrepris de révéler le travail d’invention et d’objectivation qui a permis d’attribuer une forme au groupe des « cadres » et donc de le rendre visible. Ainsi, l’objet peut être appréhendé « en interrogeant le travail de regroupement, d’inclusion et d’exclusion, dont il est le produit, et en analysant le travail social de définition et de délimitation qui a accompagné la formation du groupe et qui a contribué, en l’objectivant, à le faire être sur le mode du cela-va-de soi » (BOLTANSKI, 1982, p. 51 s.). L’institutionnalisation du groupe par un système de représentation est une étape clé pour comprendre la manière dont la catégorie des « cadres » s’est stabilisée. C’est par l’action de ses membres et plus précisément, par les luttes menées par ses porte-paroles, que ledit groupe est passé de simple agrégat silencieux à une catégorie dotée d’un nom générique auquel sont associées des représentations mentales. Cela montre bien que la désignation nominale d’une catégorie résulte d’un choix à la suite d’un travail social de mobilisation en vue de l’institutionnalisation du groupe et dont l’ultime étape réside dans la mise en place d’instances officielles qui le représentent et à la tête desquelles des personnes physiques sont placées pour « incarner la personne collective ». (Ibid.)
L. Thévenot et A. Desrosières quant à eux, se sont également employés à décrire le travail d’objectivation sur lequel repose la nomenclature statistique des catégories socio-professionnelles lorsqu’ils observent que : « la démarche (…), en soulignant son efficacité pour cumuler les résultats, les mémoriser, les interpréter et en prévoir d’autres, est caractéristique d’une posture scientifique d’objectivation qui, à travers des opérations de codage, crée des objets dotés d’identités stables, susceptibles d’être mis en équivalence dans des classes, transportés d’une situation à une autre, mis en relation entre eux afin de construire des objets plus complexes. » (DESROSIERES A., L. THEVENOT L., 2002, p. 96).
La résonance de l’objectivation scientifique en droit du travail
Avec le recul de « la théorie de l’employeur seul juge » et du développement corrélatif d’une exigence d’objectivité dans l’exercice de son pouvoir à l’égard du personnel, l’employeur est nécessairement amené à objectiver ses raisons d’agir. (ILIEA, 2020) Il peut être alors tenu de « soumettre ses raisons d’agir à l’appréciation d’un for externe, c’est-à-dire à l’obligation d’argumenter en faveur d’un choix. », (GUIOMARD F, 2000, p. 9) ce qui peut le conduire à fonder ses appréciations sur une démarche rigoureuse orientée vers la connaissance de la réalité, autrement dit sur une méthode jugée incontestable. Ainsi, comme en matière scientifique, les opinions personnelles de l’employeur doivent être exclues lorsqu’il est prié de justifier de ses raisons d’agir. Se dégage alors une nécessité, parfois mise en lumière par la doctrine, de ne pas fonder ses choix sur ses sentiments ou opinions, mais sur des « manifestations extérieures susceptibles de vérification » (AUZERO G., BAUGARD. D., DOCKES E., 2022, p. 621 ; PESKINE E., WOLMARK C., 2022, p. 440) ou sur des éléments matériellement vérifiables susceptibles d’être prouvés. L’éviction de la perte de confiance des motifs du licenciement constitue à cet égard une étape importante dans l’essor d’un processus d’objectivation de ces derniers (GARDIN A., 2002).
Même si les conditions d’établissement du fait scientifique et de la factualité au soutien des raisons d’agir diffèrent sensiblement, il n’en demeure pas moins que dans les deux cas, il est nécessaire de mener un travail d’objectivation impliquant de satisfaire avant tout à une exigence procédurale pour parvenir à un consensus. En effet, satisfaire à l’exigence d’objectivité oblige l’employeur à dévoiler les prémisses factuelles de ses raisons d’agir devant un auditoire dans le cadre d’une procédure. En revanche, une divergence franche s’observe entre l’objectivation scientifique et celle menée par l’employeur, dès lors que l’adhésion recherchée par ce dernier est susceptible de variations en fonction de l’auditoire et du degré de dévoilement auquel il est contraint. Soit il peut être tenu à une simple communication des données factuelles au soutien de ses raisons d’agir afin d’obtenir l’acquiescement de l’auditoire, soit à leur explication complète dans le but d’obtenir une adhésion plus franche. Dans sa dimension procédurale, l’objectivation en droit du travail exerce donc une contrainte plus ou moins forte sur l’employeur. L’entretien préalable à un licenciement, la procédure d’information-consultation voire, la négociation collective d’entreprise dite de « gestion » sont effectivement propices au dévoilement des prémisses factuelles d’une mesure de gestion du personnel, mais à des degrés différents puisque l’auditoire n’est pas le même, ni les enjeux. De surcroît, en cas de litige, si l’employeur doit objectiver ses raisons d’agir devant un auditoire judiciaire exerçant un contrôle de leur matérialité, leur dévoilement exige une démonstration encore plus rigoureuse. En effet, dans cette hypothèse, l’employeur est non seulement conduit à extérioriser les prémisses factuelles d’une mesure de gestion du personnel mais aussi, à avancer les éléments de preuve au soutien de la matérialité des raisons alléguées. Il s’agit de la seconde dimension, cette fois probatoire, du travail d’objectivation de l’employeur.
Avant d’apporter la preuve de leur existence matérielle devant le juge, l’employeur doit donc d’abord dévoiler les éléments à l’appui de la mesure de manière à persuader de leur vraisemblance dans le cadre d’une procédure. Autrement dit, il s’agit de les énoncer. L’énonciation constitue de ce fait, la première et nécessaire étape du travail d’objectivation des raisons d’agir, une action qui sert à caractériser une situation et à créer des apparences. La preuve ne vient qu’en second, si la discussion sur la réalité du fait est portée devant le juge en cas de litige. C’est seulement dans cette hypothèse, afin de convaincre son auditoire judiciaire, que l’employeur est conduit à avancer des procédés de preuve fiables au soutien des faits allégués et in fine à objectiver pleinement ses raisons d’agir. Il en va en particulier ainsi, en matière d’objectivation de la cause du licenciement, dès lors que l’employeur supporte le risque de la preuve, (C. trav., art. L. 1235-1) mais aussi en matière de discrimination compte tenu du fait qu’en tant que défendeur la plupart du temps, l’employeur doit prouver que son action repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination (C. trav., art. L. 1134-1).
Si les procédés probatoires sont innombrables, une tendance de fond semble se dégager dans l’usage qui en est fait à l’aune de l’exigence d’objectivité. En effet, des techniques – des technologies ? – tendant à la reproduction fidèle d’une réalité mais aussi des savoirs annexes au droit sont largement sollicités à l’appui des décisions patronales. Or, cette tendance pourrait très bien être la conséquence de l’importance prise par l’exigence d’objectivité et du travail d’objectivation qui va de pair. En effet, l’employeur qui souhaite se prémunir d’éventuelles critiques et de tout risque de remise en cause de ses décisions, a tout intérêt à se fonder sur des éléments réputés objectifs car notamment emprunts de scientificité. À l’instar du juge qui peut être amené à se tourner vers l’expertise, l’employeur est également conduit à mobiliser des dispositifs issus de savoirs extrajuridiques pour s’assurer que les données énoncées à l’appui de ses raisons d’agir, ont été recueillies de manière fiable. Par exemple, les indicateurs comptables issus de la normalisation comptable constituent des procédés que l’employeur est conduit à mobiliser pour objectiver la cause économique d’un licenciement (SACHS T., 2016). Il peut être également question de recourir au savoir d’un tiers tel que l’expert-comptable ou l’expert en informatique au soutien de l’objectivation de la cause économique ou personnelle d’un licenciement. Mais le savoir auquel l’employeur recourt peut-être, tout autant, celui d’un simple témoin oculaire digne de crédit dont le récit est jugé suffisamment convaincant. Le choix du procédé dépend étroitement de l’objet de la preuve.
Si l’employeur convoque toujours un savoir particulier à travers un procédé probatoire, il peut recourir également à des supports sur lesquels sont inscrites les données avancées à titre de preuve. Ainsi, la fonction première du support est la fixation d’un contenu sur un matériau qui lui garantira une certaine durabilité, et ce, au moyen d’une technique particulière d’inscription ou d’enregistrement. Tel est le cas en particulier, de certains supports de contrôle des salariés telle que notamment, la cybersurveillance, la vidéosurveillance, la géolocalisation ou encore les tests de dépistage et les éthylotests dont la recevabilité comme mode de preuve en justice demeure encadrée.
Quel(s) que soi(en)t le ou les procédé(s) probatoire(s) utilisé(s) par l’employeur, vérifier que ses raisons d’agir sont le fruit d’une démonstration rigoureuse est essentiel pour s’assurer que le pouvoir ne s’exerce pas de manière arbitraire, mais qu’il est guidé par une réflexion, un processus fiable de connaissance de la réalité. Néanmoins, tout comme dans les sciences annexes au droit, il peut être utile aussi de révéler le travail d’objectivation pour déconstruire le discours de l’employeur sur ses raisons d’agir. Cela commence par se défaire d’une posture naïve face à certains procédés probatoires tels que les indicateurs comptables ou l’argument statistique, susceptibles d’apparaître plus crédibles en raison de leur filiation à un savoir réputé fiable. Dès lors que l’exercice du pouvoir est susceptible de faire grief aux salariés, il apparaît légitime de réintroduire un débat sur le statut d’objets de connaissance de ces procédés en interrogeant le travail d’objectivation qui les a engendrés.
AUZERO G., BAUGARD D., DOCKES E., Droit du travail, Dalloz, coll. « Précis », 36ème éd., 2023.
BOLTANSKI L., Les cadres. La formation d’un groupe social. Les éditions de minuit, coll. : le sens commun, 1982.
CHAMPEIL-DESPLATS V., Méthodologies du droit et des sciences du droit, Dalloz, coll. « Méthodes du droit », 2e éd. 2016.
DESROSIERES A., THEVENOT L., Les catégories socioprofessionnelles, 5e éd., Paris, La Découverte « Repères », 2002.
GARDIN A., « L’éviction de la perte de confiance : une nouvelle étape dans l’objectivation du licenciement pour motif personnel », D. 2002, p. 921.
GUIOMARD F., La justification des mesures de gestion du personnel. Essai sur le contrôle du pouvoir de l’employeur. Thèse dactyl. Paris-Nanterre, 2000.
ILIEVA V., L’exigence d’objectivité en droit du travail, IFJD, collection des thèses, t. 190, 2020.
LECLERC O., « La distinction entre la ‘preuve en droit’ et la ‘preuve en science’ est-elle pertinente ? », in Preuve scientifique, preuve juridique, ss. dir E. Truilhé-Marengo, Larcier, pp. 55-77, 2012, Droit des technologies.
PESKINE E., WOLMARK C., Droit du travail, Hypercours Dalloz, 16ème éd., 2023.
SACHS T., « De l’objectivation comptable des difficultés économiques à l’enrichissement du contrôle de la décision de l’employeur », RDT 2016, p. 662.
SHAPIN S., SCHAFFER S., Léviathan et la pompe à air, Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La découverte, coll. « Textes à l’appui », série « anthropologie des sciences et des techniques », 1993.
Décembre 2022