Dérivée d’un concept juridique allemand (Tendenzbetrieb), la notion d’entreprise de tendance est introduite, en droit interne, par la doctrine pour qualifier la spécificité de certaines entreprises dont le moteur principal n’est pas la recherche de profits mais la défense ou la promotion d’une conviction religieuse, politique, idéologique ou philosophique. La notion de conviction est définie par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) comme étant « des vues atteignant un certain degré de force, de sérieux, de cohérence et d’importance ». Elle précise, par ailleurs, que la conviction n’est aucunement « synonyme des termes « opinion » et « idées » au sens de l’article 10 de la Convention relative à la liberté d’expression (CEDH, 25 février 1982, req. n° 7511/76 et req. n° 7743/76, Aff. Campbell et Cosans c/ Royaume-Uni, § 36). Ainsi, la conviction touche au for intérieur des individus, voire à leur identité parfois la plus intime, car elle concerne leur « conception de la vie » (CEDH, 25 mai 1993, req. n° 14307/88, Aff. Kokkinakis c/ Grèce, § 31).
Développée et intégrée à la structure sociale des États libéraux principalement, l’entreprise de tendance fait partie intégrante de leur paysage au travers, notamment, des Eglises et communautés religieuses, des partis et syndicats politiques ou encore des associations idéologiques et philosophiques.
Si dans la plupart des États membres de l’Union européenne sa reconnaissance juridique est majoritairement consensuelle, elle soulève, en droit interne des controverses, notamment en raison des conséquences sur les droits et obligations des salariés qu’elle emploie.
La reconnaissance juridique de l’entreprise de tendance
Le droit allemand semble être le meilleur exemple d’une intégration forte de l’entreprise de tendance dans la vie sociale et juridique de la nation puisqu’elle y est reconnue constitutionnellement. Cette reconnaissance concerne les corporations religieuses et idéologiques. En effet, après la Seconde Guerre Mondiale, il est apparu indispensable de repenser l’ordre étatique pour empêcher le retour d’un nouveau régime totalitaire. Les Églises et communautés religieuses ayant toujours joué un rôle privilégié dans la vie sociale allemande aux côtés de l’État, la prévalence de leur position fut préservée afin notamment qu’elles participent matériellement à la reconstruction du pays et qu’elles assurent un certain équilibre dans une société en crise. A cette fin, certains articles de la Constitution de Weimar (WRV), dits articles ecclésiastiques, furent incorporés à la Loi fondamentale de 1949 (GG). Ainsi, l’article 137 WRV garantit notamment aux Églises et communautés religieuses ainsi qu’aux organisations philosophiques, la liberté religieuse, véritable protection contre toute éventuelle ingérence étatique, ainsi que le droit à l’autonomie vis-à-vis de l’État. Enfin, le statut de droit public auquel elles peuvent prétendre, dès lors qu’elles remplissent certaines conditions, leur permet de lever l’impôt.
A côté de cette reconnaissance constitutionnelle, s’ajoute une reconnaissance légale puisque plusieurs dispositions protectrices se rapportent aux Tendenzbetriebe à proprement parler, qui sont des entreprises fondées sur des convictions, à l’exclusion des Églises et communautés religieuses ou philosophiques de droit public. Au niveau fédéral, par exemple, l’article 118 de la Betriebsverfassungsgesetz (BetrVG), loi qui règlemente les entreprises, permet aux Tendenzbetriebe de s’exonérer de certaines dispositions du droit du travail pouvant porter atteinte à la conviction sur laquelle elles sont fondées. Cet article définit les Tendenzbetriebe comme des entreprises ou établissements qui, « directement et à titre principal, poursuivent des fins politiques, syndicales, confessionnelles, charitables, éducatives, scientifiques ou artistiques, ou poursuivent des objectifs visant à l’information ou à l’expression d’opinions ». Quant aux Églises et communautés religieuses, elles sont complètement exonérées de l’application de cette loi qui entraverait leur droit à l’autonomie.
La reconnaissance de l’entreprise de tendance s’exprime également au niveau de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. Concernant ce dernier, c’est au travers des décisions de la CEDH que s’affiche cette reconnaissance. Ainsi, la Cour reconnaît la possibilité aux entreprises de tendance de revendiquer la protection de l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme (CESDH) à l’aune du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion dans sa dimension collective. L’Union européenne, quant à elle, a affirmé dans sa déclaration n° 11, s’interdire toute ingérence dans le droit national des États membres concernant le statut dont bénéficient leurs Églises respectives ainsi que les associations ou communautés religieuses et les organisations philosophiques et non confessionnelles. Ce faisant, elle a juridiquement reconnu l’existence des entreprises de tendance et leur a accordé une protection particulière notamment par le biais de la directive 2000/78/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail qui prévoit que, nonobstant l’interdiction des discriminations dans les relations professionnelles, les États membres peuvent maintenir ou prévoir dans une législation future qui reprendrait des pratiques nationales en vigueur au jour de l’adoption de la directive, « des dispositions en vertu desquelles, dans le cas des activités professionnelles d’églises et d’autres organisations publiques ou privées dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions, une différence de traitement fondée sur la religion ou les convictions d’une personne », sans que cela ne soit constitutif d’une discrimination si, « par la nature de ces activités ou par le contexte dans lequel elles sont exercées, la religion ou les convictions constituent une exigence professionnelle essentielle, légitime et justifiée eu égard à l’éthique de l’organisation (…) ». Néanmoins, toute différence de traitement devra s’exercer dans le respect des dispositions et principes constitutionnels des États membres, ainsi que des principes généraux du droit communautaire et ne pourra justifier une discrimination fondée sur un autre motif (article 4, paragraphe 2 de la directive).
En ce qui concerne notre droit interne, la reconnaissance juridique de l’entreprise de tendance est plus contrastée. En effet, l’application stricte du principe de laïcité attaché à l’État a exclu, aux termes de l’article 2 de la loi de 1905 relative à la séparation des Églises et de l’État, toute reconnaissance cultuelle par l’État. Hormis les dispositions dérogatoires de l’Alsace-Moselle et celles de certains Outre-mer, qui ne remettent pas en cause le principe de laïcité de l’Etat (cf, Cons. const., décision n° 2011-157, QPC du 5 août 2011, Société SOMODIA [Interdiction du travail le dimanche en Alsace-Moselle] ; Cons. const., décision n° 2012-297, QPC du 21 février 2013, Association pour la promotion et l’expansion de la laïcité [Traitement des pasteurs des églises consistoriales dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle]), seule la loi de 1959, qui instaura les écoles privées sous contrats, reconnaît explicitement l’aspect convictionnel de certains établissements scolaires et leur droit à se prévaloir de leur caractère propre.
La doctrine, en revanche, n’a pas hésité à la qualifier, mettant ainsi l’accent sur la différence existant entre elle et les autres entreprises. Il semble que ce fut le doyen Carbonnier le premier à rapprocher l’école confessionnelle d’une Tendenzbetrieb allemande (J. CARBONNIER 1950). Magdi Sami Zaki utilisa ultérieurement les termes d’« organisation à tendance », (M. S. ZAKI, 1980). La majorité de la doctrine a adopté l’appellation entreprise de tendance, c’est-à-dire entreprise défendant ou faisant la promotion d’une conviction religieuse, idéologique ou politique (v. Biblio).
Du côté de la jurisprudence également, plusieurs arrêts illustrent la reconnaissance par le juge de ces entreprises particulières, quand bien même il n’est jamais fait référence aux termes exacts d’entreprise de tendance (cf. notamment, Ass. plén., 19 mai 1978, n° 76-41.211, Dame Roy c/ Institution Saint Marthe, Bull. civ. no 1 ; Soc., 20 novembre 1986, n° 84-43.243, Eglise réformée de France c/ Fischer, Bull. civ. V ; CA Paris, 25 mai 1990, n° 89-36864, 21e ch., Brami c/ Arbib ; CA Toulouse, 4e ch. soc., 17 août 1995, Baracassa c/ Association Culturelle Israélite de Toulouse).
L’arrêt du 17 avril 1991 (Soc., 17 avril 1991, n° 90-42.636, Painsecq c/ Association Fraternité Saint-Pie), a, cependant, semblé marquer le coup d’arrêt de cette reconnaissance par la Cour de cassation. Dans cette affaire, qui avait trait au licenciement pour cause d’homosexualité, d’un aide-sacristain d’une église traditionnaliste, la Cour d’appel avait justifié la rupture du contrat de travail après avoir relevé que celui-ci exerçait, dans cette église, « la charge la plus élevée confiée à un laïc » et que l’homosexualité était « condamnée depuis toujours par l’Eglise Catholique avec une fermeté qui ne s’est jamais démentie » (CA de Paris, 30 mars 1990, 21e ch., Painsecq c/ Association Fraternité Saint-Pie X ; v. également, sur le registre politique, Soc., 28 avril 2006, n° 03-44.527, Rouger c/ Mathiot, Bull. civ. V n° 151). Or, la Haute Juridiction, contrairement à sa jurisprudence antérieure, a cassé l’arrêt sans appliquer à l’association une lecture spécifique à l’entreprise de tendance, estimant que les agissements du salarié n’avaient causé aucun trouble caractérisé à l’association. Jusqu’à cet arrêt, le seul fait qu’un salarié contrevienne aux préceptes d’une telle entreprise était suffisant pour justifier une sanction (cf. arrêts Dame Roy c/ Institution Saint Marthe ; Eglise réformée de France c/ Fischer ; Brami c/ Arbib ; Baracassa c/ Association Culturelle Israélite de Toulouse, déjà cités).
Plus récemment, la question de la reconnaissance de l’entreprise de tendance s’est posée de façon prégnante dans l’affaire Baby-Loup. Cette saga judiciaire avait trait au licenciement, par une crèche de droit privé, d’une éducatrice de jeunes enfants qui revendiquait le droit de porter un voile islamique dans l’exercice de ses fonctions et refusait de l’enlever au nom de la liberté de conscience garantie par l’article 9 CESDH et de l’interdiction des discriminations fondées sur la religion ou les convictions affirmée par la directive 2000/78/CE transposée dans le code du travail aux articles L. 1121-1 et L. 1321-3. L’association, dont elle était la salariée entendait, quant à elle, faire respecter les principes de laïcité et de neutralité confessionnelles inscrites dans son règlement intérieur eu égard à son objet auprès des jeunes enfants. La salariée, déboutée en première et deuxième instances, se pourvut en cassation. Au sujet de ce litige, François Gaudu défendit la thèse que la crèche était une entreprise de tendance laïque affirmant que se référer au principe de laïcité était « un choix idéologique » « tout autant que celui d’une orientation politique, religieuse ou syndicale » (F. GAUDU, 2011, p. 1188). De son côté, sans aborder le sujet de l’entreprise de tendance, la Cour de cassation, infirmant la décision de la Cour d’appel, retint la discrimination (Soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845 (n° 612 PBRI), Laaouej ép. Afif c/ Association Baby Loup). La Cour d’appel de renvoi tînt tête à la Haute Juridiction et, reprenant cette fois la thèse de François Gaudu, condamna à nouveau la salariée, considérant que la crèche était une entreprise de tendance laïque.
Cette affaire fit couler beaucoup d’encre, notamment celle de la doctrine qu’elle divisa. Deux grands types d’arguments ont été invoqués pour refuser de reconnaitre qu’une entreprise de tendance pouvait être de conviction laïque. Le premier a porté sur le fait qu’il était juridiquement impossible de reconnaître la laïcité autrement que comme un principe étatique. Le second a consisté à assimiler la laïcité à la neutralité en affirmant qu’une entreprise de tendance supposait un engagement actif, alors que la neutralité impliquait, à l’inverse, la passivité et l’abstention de toute prise de position. Néanmoins, la CEDH ayant reconnu la laïcité en tant que conviction philosophique au sens de l’article 9 CESDH, ces arguments ne peuvent prospérer sans contredire la Cour de Strasbourg (CEDH, (GC), 18 mars 2011, req. n° 30814/06, Aff. Lautsi et autres c/ Italie). L’affaire Baby-Loup prit fin avec l’arrêt de l’Assemble plénière (Ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369 (n° 612 PBRI), Laaouej ép. Afif c/ Association Baby Loup). Celui-ci donna raison à l’employeur, sans pour autant reconnaître à la crèche le caractère d’entreprise de tendance. Néanmoins, les juges du droit ont admis explicitement l’existence juridique de l’entreprise de tendance et ont, pour la première fois, posé la condition de cette reconnaissance : l’entreprise se doit « de promouvoir et de défendre des convictions religieuses, politiques ou philosophiques ». Avant cette décision, la pérennité d’une telle reconnaissance semblait compromise en droit interne.
Les droits et obligations des salariés de l’entreprise de tendance
Reconnaître juridiquement l’entreprise de tendance a pour conséquence majeure d’accorder la possibilité à l’employeur de déroger, dans une certaine mesure, au droit du travail en renforçant les obligations attachées aux salariés pour mettre en œuvre son objet convictionnel.
Ainsi, dès l’embauche, il est possible à l’entreprise de tendance de sélectionner les candidats intuitu personae en raison de leurs convictions religieuses, idéologiques ou politiques. Par ailleurs, si de façon générale, le contrat de travail, exécuté dans une entreprise dite classique, engage à la fois l’employeur et le salarié à exécuter de bonne foi leur part respective du contrat, dans le cadre d’une entreprise de tendance, il est souvent demandé au salarié de se conduire conformément à la croyance ou à la cause défendue et prônée par l’entreprise, ce qui va bien au-delà de la bonne foi. L’employeur attend, en effet, une loyauté renforcée de la part du salarié pouvant s’imposer jusque dans sa vie privée. C’est ainsi, notamment, que la Cour de cassation a pu décider que les convictions religieuses d’une institutrice « avaient été prises en considération et que cet élément de l’accord des volontés, qui reste habituellement en dehors des rapports de travail, avait été incorporé volontairement dans le contrat dont il était devenu partie essentielle et déterminante » (cf. arrêt Dame Roy c/ Institution Saint Marthe, déjà cité). De même, la Haute Juridiction a admis qu’un employeur puisse licencier une salariée en raison de ses convictions religieuses divergentes, dès lors que celle-ci a été engagée pour accomplir une tâche impliquant qu’elle « soit en communion de pensée et de foi avec son employeur » (cf. arrêt Eglise réformée de France c/ Fischer, déjà cité).
La CEDH a également admis qu’un employeur, dont l’éthique est fondée sur la religion, puisse imposer à ses salariés une obligation de loyauté renforcée. Elle a, cependant, affirmé que le juge national devait « procéder à une mise en balance effective des intérêts en jeu à l’aune du principe de proportionnalité » malgré le droit à l’autonomie de l’employeur. Ainsi, il sera, ou non, possible de licencier un salarié ayant contrevenu dans sa vie privée aux prescriptions convictionnelles prônées par l’entreprise, mais seulement au regard de l’importance des fonctions qu’il exerce au sein de l’entreprise (cf. notamment, CEDH, 23 septembre 2010, req. n° 425/03, Aff. Obst c/ Allemagne, et req. n° 1620/03, Aff. Schüth c/ Allemagne, ; CEDH, 3 février 2011, Affaire Siebenhaar c/ Allemagne, req. n° 18136/02). De même, la CJUE a notamment indiqué que, en cas de litige, il incombait aux juridictions nationales de contrôler si la différence de traitement pratiquée par l’entreprise de tendance, renvoyait effectivement à « une exigence nécessaire et objectivement dictée » « par la nature ou les conditions d’exercice de l’activité professionnelle en cause », eu égard à l’objet de l’entreprise, cette exigence devant également être conforme au principe de proportionnalité (CJUE (GC), 17 avril 2018, n° C-414/16, Aff. Vera Egenberger c/ Evangelisches Werk für Diakonie und Entwicklung eV).
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CARBONNIER J. , obs. sous Trib. civ. Lille, 21 juin 1950 et Cass. civ., 5 juillet 1950, JCP 1951, II 6439
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Anne-Marie Rougeot-Delyfer
Décembre 2022