Si l’heure est, dans les discours contemporains, à la refondation de l’entreprise et à la réglementation de cette dernière, il n’en a pas toujours été ainsi. Bien au contraire, les théories classiques ayant tenté de produire un discours sur l’entreprise ont eu en commun de voir dans l’entreprise un déjà-là socio-économique, pensé par des savoirs extérieurs, dont la réalité s’impose au droit. Cette ignorance de l’entreprise par le droit n’a pas été sans conséquences. Elle a conduit notamment ce dernier à se centrer exclusivement sur la société, qui en constitue le vêtement juridique et a contribué à laisser se développer des organisations productives libres d’échapper à toute responsabilité. Dans ce paysage, le droit du travail occupe une place un peu particulière. L’entreprise n’y est certes jamais advenue, ni en tant que sujet, ni en tant qu’objet de droit. Cependant, en constituant une référence récurrente dans les énoncés du droit, elle y a trouvé une place et des usages importants qui évoluent encore aujourd’hui.
Entreprise et cadre pour l’action
En droit du travail, l’entreprise s’est imposée comme un cadre d’appréciation des droits et obligations, structurant les logiques d’action s’y développant. Elle s’est imposée comme un présupposé des règles juridiques. Parfois, l’entreprise est nommée dans les énoncés du droit positif. Dans d’autres cas, elle constitue une référence implicite qui influe sur la règle ou sur l’action qu’elle rend possible. Et cette référence s’est accompagnée d’une certaine plasticité de l’entreprise, propre à saisir des configurations et des espaces très variés. Espace parfois physique, géographique, « l’enceinte de l’entreprise » constitue ainsi le cadre de distribution des tracs syndicaux (C. trav., art. L 2142-4). L’entreprise est parfois une condition d’application d’une règle, lorsqu’est en question l’existence d’un transfert d’entreprise pour déterminer si l’article L 1224-1 du code du travail est applicable. L’entreprise est encore le cadre d’appréciation de l’obligation de reclassement de l’employeur en cas de licenciement pour motif économique. Et bien sûr, l’entreprise surgit bien souvent là où les frontières sociétaires auraient fait obstacle à toute perception d’un ensemble. Elle désigne alors un cadre émancipé de son carcan sociétaire. L’entreprise – saisie par l’unité économique et sociale – constitue par exemple le cadre de la représentation collective pour la mise en place des institutions représentatives du personnel. L’usage de la référence à l’entreprise pour saisir des espaces pluri-sociétaires a toutefois trouvé une limite en matière d’imputation de responsabilité. La quête de la responsabilité d’une société tierce ou mère du groupe s’avère en effet difficile, l’employeur demeurant, en droit du travail, le débiteur des obligations dont le salarié est créancier.
Entreprise et espace de création de la norme
L’entreprise constitue un cadre de création de la norme. La norme a toujours été unilatérale, l’entreprise étant le lieu d’exercice de son pouvoir normateur par l’employeur, dont le règlement intérieur constitue l’illustration topique. La norme est également conventionnelle, tant la négociation collective d’entreprise a acquis, au fil des années, un poids croissant. Non envisagée lors des premières lois relatives à la négociation collective qui avaient fait de la branche l’espace de négociation, elle est apparue, en 1950 à travers la négociation d’établissement, puis véritablement dans la loi de 1971. Depuis, les différentes réformes se sont succédé pour faire de l’entreprise le lieu privilégié de production de la norme conventionnelle, en instaurant une négociation obligatoire au niveau de l’entreprise, en y autorisant la conclusion accords dérogatoires, et en modifiant les règles d’articulation entre l’accord de branche et celui d’entreprise. L’entreprise est encore le lieu d’autres formes d’auto-régulation. Les chartes sociales, constituent ainsi des instruments de la responsabilité sociale des entreprises. Dépourvues de force obligatoire, elles se sont développées pour saisir des rapports juridiques dépassant les frontières sociétaires et territoriales.
Ces régulations sont le lit d’un questionnement. Faut-il laisser la régulation d’entreprise autonome et indépendante de toute régulation étatique ? Si cette tendance n’est pas totalement aboutie, l’évolution du droit a néanmoins été en ce sens. L’accord collectif de branche est devenu dans certaines matières supplétif de celui d’entreprise. Et la loi elle-même est devenue parfois supplétive de l’accord collectif. La place laissée à l’ordre public absolu et à l’ordre public social s’en est trouvée largement diminuée, au profit de mécanismes d’articulation incarnés dans le mécanisme de supplétivité de la loi, qui laissent une liberté plus forte aux interlocuteurs sociaux dans la détermination du contenu de l’accord collectif. De sorte que se dessine l’idée que chaque entreprise doit pouvoir modeler son propre pacte social, autonome de toute autre norme plus extérieure.
Entreprise et norme de justification
L’entreprise constitue encore une norme de justification. Il en est ainsi lorsque l’intérêt de l’entreprise est invoqué pour évaluer la décision du chef d’entreprise. Ou encore lorsque le fonctionnement de l’entreprise devient une référence. Les nécessités de fonctionnement de l’entreprise ont ainsi été érigées en l’une des conditions nécessaires à la conclusion d’un accord de performance collective. Le trouble au fonctionnement de l’entreprise est quant à lui depuis longtemps un motif transversal de licenciement, en permettant qu’un motif a priori non admis le devienne dès lors que, objectivé, il produit un effet néfaste sur le fonctionnement de l’entreprise. L’invocation des nécessités de fonctionnement est le témoin d’une référence accrue et transversale à un ordre de justification fondé sur la marche de l’entreprise. Qu’il s’agisse de l’intérêt ou des nécessités de fonctionnement, l’entreprise y est alors une référence justificative de l’action, qui joue doublement. D’un côté, la décision – celle de l’employeur ou celle des interlocuteurs sociaux– est contrôlée à l’aune d’une référence à l’entité, de sorte qu’est ainsi prise en considération la pluralité des valeurs qui émaillent l’entreprise et dont elle constitue l’horizon. D’un autre côté, l’invocation de l’entreprise, de son fonctionnement, de sa bonne marche, constitue l’habillage de justifications en réalité bien plus diverses et permet de rapporter à une justification organisationnelle ce qui n’est en réalité sans doute qu’une finalité plus marchande. Le contrôle du juge se fait ainsi bien plus difficile, à plus forte raison lorsque la reconnaissance des nécessités de fonctionnement de l’entreprise se loge dans un accord collectif, paré de la légitimité sociale qui lui est propre.
Refondation de l’entreprise
De ce tableau rapidement brossé, il ressort que l’entreprise est une organisation particulière. Elle constitue un mode de relation particulier entre plusieurs éléments qui sont autant d’acteurs de cette entreprise. Certains économistes l’avaient depuis longtemps éclairé, en soulignant que l’entreprise implique l’existence d’une frontière entre l’intérieur et l’extérieur. En d’autres termes, elle ne se réduit ni à une activité, ni à un marché et elle est constituée d’un agencement de relations complexes qui lui donnent corps. Cette qualité emporte plusieurs conséquences et constitue le cœur de la nécessité de sa refondation dont plusieurs discours sont aujourd’hui porteurs. Ce renouvellement est loin d’être propre au droit du travail. Bien au contraire, il se lit au croisement de plusieurs branches du droit, comme en témoigne la réécriture de l’article 1833 du code civil à travers l’affirmation que la société doit être gérée en considération des enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Mais le droit du travail s’en voit nécessairement transformé.
En premier lieu, que l’entreprise constitue un modèle particulier d’organisation, celui d’une organisation hiérarchique, ordonnée autour d’un contrat spécifique – le contrat de travail – invite à penser d’autres formes d’organisation. Les groupes de sociétés, les réseaux sont progressivement considérés par le droit comme une forme renouvelée d’organisation, à travers la construction de rapports particuliers de pouvoir, de coordination et de responsabilité entre différents acteurs. Mais l’évolution est timide, révélant l’hésitation et les enjeux politiques. Le délaissement du co-emploi en est un exemple. La mise en jeu de la responsabilité des sociétés mères au sein des groupes se heurte aux dessins des personnes morales et à la construction du droit du travail autour de la figure de l’employeur, seul titulaire du pouvoir et débiteur des obligations. De même, les plateformes de mise au travail sont progressivement mais timidement pensées comme des organisations, ce qui se traduit par la reconnaissance de droits individuels et collectifs pour les travailleurs de ces dernières. On dira un mot, encore, de certaines formes d’organisation de l’économie sociale et solidaire, qui renouvellent le lien entre l’entrepreneuriat et la qualité de salarié.
En second lieu, la refondation de l’entreprise passe par le renouvellement des rapports entre salariés et direction et par la participation des premiers aux organes de gestion de l’entreprise. C’est ainsi une conception de l’entreprise émancipée de la société, qui affleure sous les propositions de refonte de la gouvernance de l’entreprise dont la procédure de décision doit dépasser les seuls participants à la structure sociétaire.
Enfin, plus largement encore, la refondation de l’entreprise laisse entrevoir des évolutions relatives à la prise en considération d’objectifs distincts de la simple maximisation de la valeur actionnariale. Parmi ces objectifs, figure l’environnement. Le droit du travail, historiquement construit sur le rapport de travail subordonné, s’en trouve nécessairement modifié, dès lors que ses règles sont tenues de conjuguer les enjeux sociaux et environnementaux, notamment dans les processus de décision mettant en balance emplois et transition énergétique.
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Devoir de vigilance, Employeur, Groupe de sociétés, Gouvernance, Liberté d’entreprendre, Supplétivité
Elsa Peskine
Décembre 2022