Nombre de dispositions du Code du travail s’adressent à l’employeur sans pour autant que ce même code en propose une définition. Aussi les tribunaux ont-ils déduit cette définition de celle des relations de travail auxquelles ce code est applicable, à savoir le travail salarié. C’est « le pouvoir de diriger et contrôler le travail qui caractérise essentiellement la qualité d’employeur », soulignait ainsi la Cour de cassation en 1990 (Soc. 21 février 1990).
Derrière cette définition, deux présupposés. Le contrat de travail est un contrat par lequel une personne physique met son activité au service d’une autre, moyennant le versement d’une rémunération. Et l’employeur, qu’il soit une personne physique ou morale, dispose d’une autonomie tant juridique qu’économique. Cette autonomie justifie qu’il supporte les risques de l’entreprise en contrepartie du profit qu’il retire de l’activité d’autrui. Or, comme cela a été amplement montré, les formes actuelles d’organisation bousculent chacun de ces présupposés (PESKINE, VERNAC, 2015).
Ainsi a-t-on assisté au développement de diverses pratiques d’intermédiation, progressivement légalisées, faisant de la relation de travail une relation triangulaire dans laquelle l’entreprise partie au contrat a pour seul projet de mettre temporairement un travailleur à la disposition d’une autre entreprise, de porter celui qui trouve lui-même sa mission, d’appuyer celui qui crée sa propre entreprise, ou encore de mettre en relation, par voie électronique, demandeurs et fournisseurs de services (VACARIE, 2022). Plus encore, tandis que droit des sociétés et droit des contrats favorisaient l’expansion des groupes de sociétés et des réseaux d’entreprises, leurs structures pluri-sociétaires alimentaient une dissociation entre les lieux d’exercice du pouvoir et ceux où se déploient les relations du travail.
Prendre acte de cette transformation de l’organisation productive invite à aller au-delà de la relation contractuelle pour saisir le tissu de pouvoirs et d’obligations que le Code du travail et le Code de la sécurité sociale attachent à la qualité d’employeur, quels que soient les termes du contrat. Dit autrement, les figures contemporaines conduisent à dépasser le contrat pour saisir le rapport d’emploi, en faisant l’hypothèse que ce dépassement sera la meilleure façon de déterminer la ou les entités auxquelles doivent être imputées les responsabilités attachées à cette qualité. Il s’agit, au fond, de déduire l’extension de la catégorie de sa compréhension (PRASSL, 2014).
Compréhension
C’est d’abord le pouvoir qui distingue l’employeur d’autres types de contractants, plus spécialement son pouvoir de gestion des emplois et des parcours professionnels. Ce pouvoir se traduit par une suite de prises de décision allant du recrutement à celle de rompre la relation de travail. Pour autant, ainsi que le souligne Pascal Lokiec, la décision n’est pas réductible à une manifestation de volonté. Elle est un processus dont l’acte décisoire – l’acte juridique unilatéral – n’est que le dénouement. Exigences de procédure et de justification fondent et encadrent la faculté de l’employeur d’imposer sa volonté à autrui (LOKIEC, 2021). Phénomène plus remarquable, en même temps qu’il précise le sens que le droit du travail donne de la notion d’employeur, ce régime du pouvoir devient une composante du gouvernement de l’entreprise, si l’on ne perd pas de vue que les normes ne fonctionnent jamais seules, qu’elles composent ensemble l’ordre juridique.
L’analyse contractuelle voyant dans le travail une prestation échangée contre un salaire, ce sont ensuite les obligations destinées à insérer la dimension corporelle et donc extra-patrimoniale du travail dans le rapport d’emploi qui caractérisent l’employeur. Au premier rang figure son obligation d’assurer la sécurité et de protéger la santé physique et mentale des travailleurs. Elle le caractérise ici encore en enrichissant la notion de « chef d’entreprise ». Là où le Code de commerce attend d’un conseil d’administration ou d’un directoire qu’il prenne en considération dans son appréciation de l’intérêt social, les enjeux sociaux et environnementaux de l’activité de l’entreprise (articles 225-34 et 225-64), le Code du travail exige de l’employeur qu’il prenne « les mesures nécessaires » pour prévenir les risques professionnels à l’égard de « toute personne placée à quelque titre que ce soit sous son autorité » (C. Trav., L. 4121-1 et L 4111-5 ).
Troisième trait distinctif. Outre le paiement du salaire prévu au contrat dont l’entreprise verse une partie, pour le compte du salarié, directement aux organismes de sécurité sociale, sous forme de cotisations, tout employeur alimente ès qualités trois « pots communs » ayant respectivement vocation à réparer les accidents du travail et les maladies professionnelles, à indemniser les périodes de chômage, et à permettre l’accès de tout travailleur à la formation professionnelle continue, notamment par la mobilisation des droits inscrits sur son compte personnel de formation. Obligatoire, ce financement mutualisé d’une sécurité sociale que l’on pourrait qualifier de « professionnelle » manifeste l’inscription de toute personne qui tire profit de l’activité d’autrui, dans le jeu de la solidarité. Et ceci demeure vrai malgré les inflexions apportées aux prestations sociales au gré des politiques publiques.
En présence d’organisations pluri-sociétaires, quels chemins emprunter pour donner à la notion d’employeur une extension qui ne compromette pas ses éléments ?
Extension
À lire les textes et la jurisprudence, différentes voies permettent d’étendre les responsabilités attachées à la qualité d’employeur à d’autres entités que celle partie au contrat de travail (PESKINE, 2018). Pour autant, toutes sont soumises à des conditions qui en limitent la portée.
La coresponsabilité constitue une première voie. Celle-ci peut d’abord résulter de l’identification d’un coemployeur au sein d’un groupe de sociétés. Néanmoins, la Cour de cassation a progressivement resserré la définition du coemploi au point de juger aujourd’hui que seule une immixtion permanente d’une autre société du groupe dans la gestion économique et sociale de la société employeur autorise les juges du fond à conclure à une situation de coemploi (Soc., 25 novembre 2020, n° 18-13.769). Dans les chaînes de sous-traitance, la lutte contre le travail illégal conduit à rendre le donneur d’ordre solidairement responsable des manquements du sous-traitant. L’article L. 8222-2 du Code du travail le rend ainsi financièrement solidaire tant à l’égard des travailleurs que des organismes de protection sociale, en cas de dissimulation d’emploi salarié. Et l’article 4231-1 du même code lui impose de prendre à sa charge l’hébergement collectif des salariés lorsqu’il est averti que son cocontractant les soumet « à des conditions incompatibles avec la dignité humaine ». De manière surprenante, dans deux décisions rendues en juillet 2015 et janvier 2016, le Conseil constitutionnel a subordonné cette garantie financière puis cette responsabilité pour autrui à la double condition qu’elles soient justifiées et proportionnées, comme si l’une et l’autre représentaient non la mise en œuvre du principe de responsabilité, mais une atteinte à ce principe (Déc. 2015-479 QPC du 31 juillet 2015 et Déc/ 2015-517 QPC du 22 janvier 2016) (GIRARD, 2016).
Distribuer les responsabilités entre les diverses entreprises participant à une opération commune ou entre les différentes entités d’une chaîne de valeur offre une deuxième voie. Aux obligations qui pèsent sur chaque entreprise à l’égard des travailleurs qu’elle emploie, est ajoutée à la charge du maître d’œuvre, l’obligation d’assurer « la coordination générale des mesures de prévention », et à celle de la société-mère, l’obligation d’établir et mettre en œuvre « un plan de vigilance ». Si tout manquement à ces obligations entraîne la responsabilité de son auteur, leur champ d’application n’en est pas moins circonscrit à certains chantiers pour la première (C. Trav., L. 4532.2 et s.), à un nombre limité de groupes de sociétés pour la seconde ( C. Com., L. 225-102-4).
Sur le fondement des articles 1240 et 1241 du Code civil, la Cour de cassation a enfin admis un mécanisme d’imputation directe à la société mère de décisions préjudiciables aux salariés de la filiale, au motif que ces décisions, même prises par les organes légaux de cette dernière, l’ont été dans le seul intérêt des actionnaires majoritaires du groupe (Soc. 24 mai 2018, n° 16-22.881). Encore faut-il que ces décisions n’aient pas concouru à la déconfiture de l’employeur, car celle-ci entraînera l’irrecevabilité de l’action après l’ouverture de la procédure collective (Soc. 24 mai 2018, n° 17-15.630) (FABRE, 2014).
Quelle leçon tirer de ce rapide inventaire de l’extension implicitement donnée à la notion d’employeur comme de ses limites ?
Malgré leur caractère fragmentaire, la variété des techniques d’imputation manifeste une conception ouverte de la responsabilité. Ce mot exprime plus que l’obligation de réparer les conséquences dommageables des décisions prises. Il signifie aussi – et d’abord ‒ prévenir les risques professionnels, intégrer dans le processus décisionnel la prise en considération des conséquences sociales des choix de gestion. Une telle conception est parfaitement compatible avec l’assise constitutionnelle aujourd’hui donnée au principe de responsabilité, à savoir l’article 4 de la Déclaration des Droits de l’homme : « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas autrui ». Fonder le principe de responsabilité sur cet article n’est-ce pas reconnaître que la liberté englobe le devoir fondamental de ne pas nuire à autrui ? Logiquement, cette lecture de l’article 4 n’aurait-elle pas dû conduire le Conseil à conjuguer plutôt qu’à opposer responsabilité personnelle et responsabilité pour autrui, dans ses décisions de 2015 et 2016 ?
Les opposer revient à négliger la manière originale dont s’ordonne autonomie et contrôle au sein des groupes et des réseaux d’entreprises comme dans le cadre des relations de travail triangulaires : autonomie laissée aux filiales, aux fournisseurs, aux sous-traitants ou aux travailleurs dans une organisation qu’ils ne maîtrisent pas mais qui les contrôle. Penser ensemble responsabilité personnelle et responsabilité pour autrui permettrait au contraire de donner un socle commun aux diverses solutions législatives et jurisprudentielles et, plus fondamentalement, de penser la notion d’employeur dans cette nouvelle configuration, de lui (re)donner une assise théorique.
Où l’on voit dans les réserves qu’inspire le raisonnement du Conseil constitutionnel l’opportunité de reconsidérer cette figure plus politique que juridique.
FABRE A., « La responsabilité délictuelle pour faute au secours des salariés victimes d’une société tierce », Revue de droit du travail, 2014, p. 162.
FABRE-MAGNAN M., « La responsabilité du fait du cocontractant, une figure juridique pour la RSE », in Liber amicorum en hommage à Pierre Rodière, Paris, LGDJ, 2019, p. 79
GIRARD B., « Le retournement du principe constitutionnel de responsabilité en faveur des auteurs de dommages », Recueil Dalloz, 2016, p. 1346
HANNOUN Ch., VERNAC S.., « La RSE ou l’essor de l’entreprise-providence », in À droit ouvert. Mélanges en l’honneur d’Antoine Lyon-Caen, Paris, Dalloz, 2018, p. 423
LOKIEC P., Contrat et pouvoir, Paris, LGDJ, « Forum », 2021.
PESKINE E., VERNAC S., « Pouvoirs et responsabilités dans les organisations pluri-sociétaires », in Borenfreund G. et Peskine E. (dir.), Licenciements pour motif économique et restructuration : vers une redistribution des responsabilités, Paris, Dalloz, 2015, p. 119.
PRASSL J., « L’emploi multilatéral en droit anglais, à la recherche du patron perdu », Revue de droit du travail, 2014, p. 236.
SUPIOT A., La Justice au travail, Paris, Seuil, « Libelle », 2022.
VACARIE I., « L’économie collaborative à l’épreuve de la théorie générale de la sécurité sociale de Jean-Jacques Dupeyroux », Droit social, 2022, p. 310.
Isabelle Vacarie
Décembre 2022