La flexicurité, référentiel de la politique européenne du marché du travail
La doctrine européenne de la flexicurité cherche à conjuguer une flexibilité accrue des marchés du travail avec un nouveau type de sécurité de l’emploi centré non plus sur la protection des postes mais sur la protection des personnes et la sécurisation des parcours professionnels (GUITTON, 2009). Au milieu de la décennie 2000, la Commission européenne s’inspire de l’expérience du Danemark, alors considéré comme le modèle national de référence avec les Pays-Bas (BERTHET, CONTER, 2019). Le modèle danois, connu sous le nom de « triangle d’or de la flexicurité », repose sur une politique du marché du travail intégrée, d’inspiration social-démocrate : réforme du droit du travail (assouplissement des règles du licenciement, recours limité aux contrats temporaires), amélioration de l’indemnisation du chômage (augmentation des taux de couverture et des taux de remplacement), activation des politiques de l’emploi (formation, reconversion, accompagnement et contrôle des chômeurs).
Intégrée aux lignes directrices de la Stratégie européenne pour l’emploi (SEE) pour la période 2005-2008, la flexicurité vise à « favoriser la flexibilité en la conciliant avec la sécurité de l’emploi » (ligne 21) sur la base de quatre piliers : « des arrangements contractuels flexibles, un système de formation tout au long de la vie, des politiques actives de l’emploi et des systèmes de sécurité sociale modernes » (COMMISSION EUROPEENNE, 2007). La flexicurité constitue le volet relatif au marché du travail de la Stratégie de Lisbonne adoptée par le Conseil européen en mars 2000 pour faire de l’Union européenne « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde à l’horizon 2010 ». L’objectif est de relancer l’économie européenne qui souffre de la comparaison avec les États Unis en termes de compétitivité, de croissance, de recherche et développement et d’innovation. En faisant de la flexicurité son référentiel, l’objectif de l’Union européenne est d’engager les États membres dans une démarche conjointe de « modernisation de leur marché du travail » et de « rénovation de leur modèle social » permettant de garantir tout à la fois « une bonne sécurité des revenus et des trajectoires des individus et un haut degré de flexibilité du marché du travail » (ERHEL, 2009).
Dans le prolongement de la Stratégie de Lisbonne, la Stratégie « Europe 2020 », adoptée en juin 2010, vise à nouveau à renforcer la compétitivité de l’Europe au niveau mondial grâce à une croissance « intelligente, durable et inclusive », dans le cadre de dix lignes directrices intégrées, dont la flexicurité, et la réalisation de cinq objectifs chiffrés en matière de taux d’emploi, de recherche et développement, d’éducation et de formation, de développement durable et d’inclusion sociale. Mais alors que la Stratégie de Lisbonne était mise en œuvre dans le cadre non contraignant de la méthode ouverte de coordination (MOC), la Stratégie « Europe 2020 » vise à assurer la coordination effective des politiques économiques au sein de l’Union dans le cadre nettement plus contraignant du semestre européen. Chaque année, les gouvernements des Etats membres doivent présenter à la Commission européenne, avant la fin avril, un programme national de réformes (PNR) exposant la stratégie gouvernementale pour mettre en œuvre les lignes directrices et atteindre les objectifs chiffrés, ainsi qu’un programme de stabilité (plan budgétaire à 3 ans) soumis à l’évaluation de la Commission. Au cours des dernières années, pour contrebalancer l’orientation libérale de la mise en œuvre de la flexicurité au sein des Etats membres et renforcer la dimension sociale de l’Union européenne en période de crise sanitaire, des mesures complémentaires ont été adoptées comme le socle européen des droits sociaux, la nouvelle stratégie pour les compétences en Europe ou encore le renforcement des services publics de l’emploi. Il n’en demeure pas moins que les quatre composantes de la flexicurité (assouplissement des dispositions contractuelles, formation tout au long de la vie, activation des politiques de l’emploi, modernisation des systèmes de protection sociale) constituent le cœur de la stratégie européenne pour l’emploi, couvrent une grande partie des lignes directrices et contribuent directement à la réalisation de l’objectif d’augmentation des taux d’emploi en Europe.
La flexicurité à la française, un compromis en trompe-l’œil entre flexibilité et sécurité
Encadré – Chronique de la flexicurité à la française
L’instauration progressive, incrémentale et probablement inachevée d’un régime de marché du travail connu sous le nom de flexicurité à la française s’opère par petites touches, au fil de quatre cycles de réformes du droit du travail, de la formation professionnelle et de l’assurance chômage :
1er round (2008-2009)
• ANI et loi de 2008 sur la modernisation du marché du travail : flexibilité contractuelle (rupture conventionnelle, contrat de mission) et déjudiciarisation (limitation des cas de recours aux Prud’hommes) contre sécurisation des ruptures de contrat (justification de tout licenciement) et des transitions (portabilité du droit individuel à la formation-DIF).
• Loi de 2008 portant création de Pôle Emploi : liaison indemnisation-accompagnement (fusion ANPE-UNEDIC, contractualisation de l’accompagnement avec PE) et renforcement du contrôle de la recherche d’emploi (substitution de l’offre raisonnable d’emploi à l’offre acceptable).
2ème round (2013-2014)
• ANI et loi de 2013 sur la compétitivité et la sécurisation de l’emploi : recherche d’un équilibre entre capacité d’adaptation des entreprises (accords de maintien de l’emploi, accords de mobilité interne), renforcement du dialogue social (rôle accru des IRP, accords majoritaires), réaffirmation du rôle de l’Etat (homologation des plans de sauvegarde de l’emploi) et sécurisation des transitions (droits rechargeables à l’assurance chômage).
• ANI 2013 et loi 2014 sur la formation : sécurisation des parcours professionnel par la formation (remplacement du DIF par le compte personnel de formation-CPF).
3ème round (2016)
• Loi de 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels (loi Travail) : réforme du droit du travail (élargissement de la définition du motif économique du licenciement, barémisation des indemnités prud’homales, consécration de la négociation d’entreprise et du principe majoritaire, inversion de la hiérarchie des normes) contre sécurisation des parcours limitée à la création du compte personnel d’activité (CPA) et de la Garantie jeunes.
4ème round (2017-2022)
• Ordonnances du 22 septembre 2017 (ordonnances Macron) : réforme du droit du travail.
• Loi de 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel (loi Avenir professionnel) : réforme de la formation professionnelle (monétisation et désintermédiation du CPF, réforme du cadre institutionnel, juridique et financer de la formation), de l’apprentissage (libéralisation des CFA) et de l’assurance chômage (ouverture aux démissionnaires et aux indépendants).
• Décret du 30 mars et du 29 juin 2021 relatifs au régime d’assurance chômage : durcissement des règles de l’indemnisation.
• Projet de loi portant mesures d’urgence relatives au fonctionnement du marché du travail en vue du plein emploi : réforme de l’assurance chômage et création d’un service public de la validation des acquis de l’expérience (VAE).
L’examen des PNR élaborés par les gouvernements français successifs à partir de 2011 met en lumière les interactions entre le niveau communautaire et le niveau national dans la relance de l’économie par la restauration de la compétitivité des entreprises. Au plan macroéconomique, l’amélioration de la compétitivité-coût est recherchée à travers l’accélération des politiques de baisse du coût du travail engagées au début des années 1990 (allégements de charges sociales sur les bas salaires, crédits d’impôts, suppression des cotisations salariales chômage et maladie). Au plan microéconomique, l’amélioration de la compétitivité hors coût des entreprises est recherchée à travers la réforme du marché du travail. La référence aux modèles d’appariement développés dans le cadre des théories du chômage d’équilibre (GAUTIE et L’HORTY, 2019) justifie l’évolution de la politique de l’emploi vers une politique du marché du travail visant à optimiser l’allocation des ressources en main d’œuvre et à limiter les tensions sur le marché du travail.
Cette représentation du fonctionnement du marché du travail met en évidence les trois conditions du retour à l’emploi : 1. l’existence d’une offre d’emploi, 2. qui corresponde au profil du demandeur d’emploi et 3. que ce dernier accepte. La réunion de ces conditions suppose une action conjointe et simultanée sur l’offre et la demande de travail, ce qu’offre précisément le cadre européen de la flexicurité. De l’accord national interprofessionnel du 11 janvier 2008 instaurant la rupture conventionnelle au projet de loi sur l’assurance-chômage en cours de discussion au Parlement, l’instauration de la flexicurité à la française (voir encadré) répond à la double nécessité de favoriser la compétitivité-coût et hors coût des entreprises. La mise en perspective des réformes qui se succèdent depuis près de vingt ans dans le champ du droit du travail, de la formation et de l’assurance chômage permet d’esquisser une caractérisation du régime de flexicurité à la française qui le différencie sensiblement du modèle idéal-typique danois.
Les réformes du droit du travail vont bien au-delà de la flexibilité contractuelle et organisationnelle et contribuent à l’objectif général de restauration de la compétitivité-coût des entreprises par la réduction du coût du travail. Les ordonnances Macron, en particulier, prolongent les mesures de dévaluation fiscale antérieures (CICE, Pacte de responsabilité) par des réformes porteuses de « dévaluation sociale » (LYON-CAEN, 2017). Les réformes de la formation et de l’assurance chômage, quant à elles, visent moins à protéger les actifs et à sécuriser les parcours professionnels qu’à contribuer à la compétitivité hors coût des entreprises par la mobilisation et l’adaptation de la main d’œuvre, dans une logique de capital humain (BECKER, 1964). En privilégiant le développement des compétences sur la qualification, la certification et la diplomation, les réformes assignent à la formation un objectif prioritaire d’amélioration de la productivité individuelle et secondaire d’entretien de l’employabilité. Les réformes de l’assurance chômage, pour leur part, visent simultanément l’augmentation des taux d’emploi et une meilleure adéquation entre l’offre et la demande de qualifications. La caractéristique du régime d’assurance chômage est en effet de permettre d’actionner simultanément les leviers monétaires et non monétaires de l’incitation au retour à l’emploi en conjuguant quatre registres : la modulation de l’indemnisation (modification des durées de cotisation et de versement, dégressivité des allocations, modulation en fonction de la conjoncture économique), la contractualisation de l’accompagnement avec Pôle Emploi (Projet personnalisé d’accès à l’emploi), le renforcement du contrôle de la recherche d’emploi (offre raisonnable vs convenable vs acceptable) et le durcissement des sanctions (suspension, radiation, exclusion). L’objectif, sur fond de retour affiché au plein emploi, est de contraindre les chômeurs à accepter les emplois disponibles et/ou à se former pour se réorienter sur les métiers en tension dans le cadre du Plan d’investissement dans les compétences (PIC).
En définitive, la flexicurité à la française repose moins sur la recherche d’un compromis entre flexibilité au bénéfice des entreprises et sécurité au bénéfice des actifs que sur la définition de nouveaux agencements entre flexicurité et sécurité pour les entreprises comme pour les actifs (GUITTON, 2019). Aux premières, elle offre une flexibilité accrue (assouplissement des règles relatives au licenciement, multiplication des contrats courts) associée à la sécurisation des relations de travail (recul du juge et des syndicats dans la gestion des ressources humaines des entreprises). Aux seconds, elle impose un compromis limité entre flexibilité contrainte (précarisation des conditions d’emploi, injonction à l’employabilité et à la mobilité, contrôle accru) en contrepartie d’une sécurisation des parcours limitée à la formation.
BECKER G., « Human capital : a theoretical and empirical analysis, vith special reference to education », University of Chicago Press, 1964
BERTHET T., CONTER B., « Un oxymore vivant ? Les institutions belges et françaises face à la flexicurité », in Berthet T. et Vanuls C. (dir.), « Vers une flexicurité à la française ? », Octares, Collection Le travail en débat, Série LEST, 2019, pp. 65-86.
ERHEL C., « Les politiques de l’emploi », PUF, collection Que sais-je ? 2009
GAUTIE J., L’HORTY Y., « Emploi et chômage », in Combemale P. (dir.), « Les grandes questions économiques et sociales », 3ème édition, La Découverte, Collection Grands repères, 2019 pp. 71-104.
GUITTON C., « L’Etat social est-il soluble dans la flexicurité ? », in Berthet T. et Vanuls C. (dir.), « Vers une flexicurité à la française ? », Octares, Collection Le travail en débat, Série LEST, 2019, pp. 31-63.
GUITTON C., « Politiques publiques et flexicurité », in Conter B., Lemistre P. et Reynes B. (dir.), « L’ancienneté professionnelle à l’épreuve de la flexicurité », Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 2009, pp. 149-196.
LYON-CAEN A., « Les ordonnances Macron portent une profonde dévaluation sociale », Le Monde, 3 octobre 2017, p. 23.
Christophe Guitton
Décembre 2022