Le handicap invite à reconsidérer la place qu’occupe la différence dans le débat sur l’égalité. L’égalité et la différence ne sont pas deux « valeurs » antinomiques qu’il faudrait tempérer l’une par l’autre. Leur conciliation apparaît toutefois délicate. Il est généralement admis que la différence se situe dans les caractéristiques particulières d’un individu ou d’un groupe, autres que celles de l’individu ou du groupe censé représenter la norme. Or, la manière d’aborder la différence peut être envisagée autrement. Dès lors, la différence ne doit plus être perçue comme l’émanation de la personne, le propre de tel individu ou de tel groupe, qui s’écarterait de la norme. C’est dans la relation que doit se construire la différence. Cette conception relationnelle aide à comprendre que ce sont les institutions sociales et juridiques, non la « nature », qui maintiennent les personnes handicapées dans une situation d’exclusion. L’égalité peut alors s’enrichir d’une définition moins rigide. La formulation même des termes de la non-discrimination peut contribuer à rejeter certaines idées préconçues sur la différence. Dans cette perspective, la conception juridique du traitement social des personnes handicapées se caractérise par son évolution.
La première approche du traitement juridique de la situation des personnes handicapées, fondée sur un traitement catégoriel, est liée à une conception du handicap comme attribut de l’individu, appréciée à l’aune d’une conception biomédicale de la normalité. Le traitement juridique coïncide alors avec un mécanisme de protection par les techniques classiques de la solidarité. Le droit prend en considération les personnes handicapées en édictant un corpus de règles particulières. Ce différencialisme est notamment illustré par l’élaboration d’un dispositif spécifique d’insertion professionnelle. Bien que généreuse, cette appréhension du handicap par le droit emporte aussi une part d’ambivalence en maintenant le handicapé dans une catégorie distincte et stigmatisante. Cette ambivalence est particulièrement à l’œuvre pour les personnes handicapées employées par les établissements et services d’aide par le travail.
Or, il importe de considérer les personnes handicapées en tant que membres à part entière de la société et de ne pas les réduire à leurs incapacités. Le handicap ne doit plus être imputé exclusivement à celui qui est affecté d’une déficience. Progressivement, la conception du handicap devient sociale. Le handicap doit être perçu comme la résultante d’une interaction entre la personne et son environnement. Dès lors, le handicap ne renvoie plus à l’inadaptation de la personne mais à celle de la société. C’est sous l’angle d’une situation que le handicap doit être saisi par le droit. L’exigence d’accessibilité en fournit une bonne illustration. Le « modèle social » du handicap, désormais assez largement accepté, a œuvré à politiser la question du handicap, c’est-à-dire à la démédicaliser et à montrer en quoi l’expérience du handicap est aussi, et sans doute avant tout, le résultat de décisions politiques et sociales qui mettent en jeu certaines conceptions de la justice. Ce changement de paradigme s’est ainsi répercuté sur l’orientation des politiques sociales à destination des personnes handicapées : la problématique du handicap devient alors celle de l’accès aux droits et de leur effectivité. Parmi les voies empruntées pour garantir aux personnes handicapées le plein exercice de leur citoyenneté, le principe d’une participation active à la vie sociale sur un pied d’égalité avec les « valides » est consacré.
Sous l’influence du droit international et du droit européen, est promue l’exigence d’un traitement égalitaire. L’analyse des textes juridiques en faveur des personnes handicapées élaborés par les organismes internationaux et les instances européennes montre qu’ils ont intégré les modifications intervenues dans les représentations du handicap. La portée réelle de la garantie des droits reconnus dans les textes internationaux de protection des droits de l’homme est cependant variable. La théorie de l’effet direct restreint fortement la justiciabilité des normes supranationales. L’effectivité de leurs dispositions s’en trouve ainsi affectée. Un véritable corpus de dispositions supranationales n’en est pas moins susceptible de contribuer à renouveler la pensée juridique du handicap en droit interne, au premier du rang duquel se trouve la Convention de l’Organisation des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées. Le droit européen peut également jouer un rôle important dans l’élaboration et l’application du droit interne et avoir des répercussions sur la façon de penser l’égalité.
Concevoir l’égalité pour les personnes handicapées nécessite de s’intéresser à l’interdiction des discriminations en raison du handicap et aux difficultés qu’elle suscite. En effet, les avancées les plus récentes ont été permises grâce au concept de non-discrimination. Le recours à ce concept a permis une approche plus pragmatique que celle d’une égalité souvent jugée trop formelle.
En droit français, il n’existe pas de principe général de non-discrimination. Il convient à chaque fois d’identifier le critère discriminant et les règles spécifiques qui lui sont attachées. À cet égard, le handicap est considéré comme un critère a priori illégitime de distinction. Deux raisons expliquent toutefois la particularité du dispositif antidiscriminatoire en raison du handicap par rapport aux autres motifs. D’une part, le handicap est un critère difficilement objectivable. Or, la portée de la règle de non-discrimination fondée sur le handicap dépend de l’interprétation juridictionnelle de la notion de handicap. Plutôt que de se focaliser sur une catégorie de personnes, il semble préférable de retenir une définition fonctionnelle du handicap : ce qui importe, ce sont les restrictions d’activité de la personne handicapée. D’autre part, alors qu’il est interdit à l’employeur de se fonder sur les autres motifs, l’employeur doit prendre en compte le handicap pour mettre en place des mesures appropriées pour offrir à l’individu des chances égales d’occuper un emploi. La philosophie générale de la règle de non-discrimination qui impose une abstention – celle de se fonder sur les critères prohibés – s’en trouve modifiée. En ce sens, le droit de la non-discrimination à raison du handicap se présente comme un droit sensible à la différence. Il apparaît en effet légitime de prendre en compte le handicap comme facteur de différence et de retenir la pertinence d’un traitement différencié. Les voies de réalisation de l’égalité doivent ainsi être réinterrogées. Dans le domaine du handicap, elles empruntent les traits de deux instruments distincts.
En premier lieu, le dispositif juridique qui prohibe les discriminations liées au handicap dans l’emploi apparaît incontestablement enrichi par la notion d’aménagement raisonnable. En effet, l’aménagement raisonnable constitue une voie novatrice : la voie de l’édiction d’une norme antidiscriminatoire créant une obligation positive à la charge de l’employeur. L’émergence de la notion d’aménagement raisonnable s’explique par le développement de la théorie de l’égalité des chances. Celle-ci part du principe que si les personnes sont soumises à des conditions différentes, il faut procéder à une égalisation des conditions de départ pour garantir l’égalité concrète. Aussi, la personne handicapée devient-elle celle dont les chances doivent être égalisées. Cette notion d’égalité des chances implique la prise en considération des inégalités de fait pour permettre de corriger les effets pervers de l’égalité formelle. L’aménagement raisonnable peut être perçu comme un dispositif qui habilite la personne, qui la rend capable d’occuper un emploi.
La loi n°2005-102 du 11 février 2005 a opéré transposition de l’article 5 de la directive n°2000/78/CE en prévoyant un droit à l’aménagement raisonnable au profit des personnes handicapées, consacré par l’article L. 5213-6 du Code du travail. Toutefois, le Défenseur des droits affirme que l’obligation d’aménagement raisonnable est aujourd’hui encore largement méconnue de l’ensemble des acteurs concernés par les questions de handicap et donc peu respectée en pratique. Les raisons de l’ineffectivité de ce dispositif juridique sont sans doute à rechercher dans les réticences, voire les résistances, de la part des employeurs mais aussi dans la faiblesse du contentieux généré par l’aménagement raisonnable en droit français. Un constat doit également être établi : la portée de l’obligation de prévoir des aménagements raisonnables pour répondre aux besoins des travailleurs handicapés à laquelle sont assujettis les employeurs demeure encore floue. De même, la mise en œuvre de l’obligation d’aménagement raisonnable est restée trop peu précisée concrètement. Or, les modalités pratiques de l’aménagement raisonnable conditionnent l’effectivité du droit à accéder à un emploi en milieu ordinaire de travail et à s’y maintenir dans des conditions satisfaisantes pour les travailleurs handicapés. À cet égard, l’étude du droit canadien est riche d’enseignement et peut constituer une voie à suivre. Plus généralement, il faut souligner que ce mécanisme éclaire sous un jour nouveau la façon de penser les rapports de travail et plus particulièrement les problématiques liées à la santé au travail.
En second lieu, les actions positives constituent une autre voie de mise en œuvre de l’exigence de non-discrimination. À la différence des aménagements raisonnables, les actions positives ne sont pas conçues de manière personnalisée. Elles permettent de combattre les préjugés et les stéréotypes fortement ancrés. Pour favoriser l’accès à l’emploi en milieu ordinaire, une mesure d’action positive sous forme de quota d’embauche – l’obligation d’emploi de travailleurs handicapés – a été instituée. La réalisation de l’égalité se traduit alors par une véritable exigence de résultat. Toutefois, plusieurs modalités, alternatives à l’embauche directe, sont offertes aux employeurs pour satisfaire à leur obligation d’emploi, parmi lesquelles l’application d’un accord collectif relatif à l’emploi des personnes handicapées. Les textes conventionnels, par lesquels les employeurs exécutent leur obligation légale d’emploi de travailleurs handicapés, entrent incontestablement dans la catégorie des actions positives dans la mesure où leurs dispositions prévoient des actions bénéficiant exclusivement aux personnes handicapées et instituent à leur profit un véritable traitement différencié et préférentiel. Ce recours au dialogue social mérite d’autant plus l’attention qu’il peut être considéré comme l’instrument d’une action publique négociée.
L’obligation de prendre des mesures d’aménagement raisonnable, l’obligation d’emploi et l’obligation de négocier sur l’emploi des personnes handicapées apparaissent comme autant d’indices d’un glissement opéré dans le schéma de responsabilité du traitement social du handicap : glissement d’une responsabilité collective, inscrite dans une logique de solidarité à une responsabilité incombant aux employeurs que l’on exhorte à prendre des initiatives.
L’étude du handicap à travers son traitement juridique permet de bien mettre en lumière qu’une définition ontologique est erronée. Le handicap doit être saisi dans une dynamique relationnelle. C’est le regard extérieur qui fonde, qui transforme la différence, la singularité en problème. Au-delà, une évolution majeure peut être observée. Ce qui était considéré comme pathologique ne l’est plus et la dialectique entre le normal et l’anormal a laissé place à une logique opposant raisonnable et non raisonnable.
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Laurène Joly
Décembre 2022