L’organisation du travail est un terme d’usage relativement récent en droit du travail. Il est largement emprunté à la sociologie, l’ergonomie ou la psychologie du travail qui les premières ont mis en lumière l’importance de ce concept dans la compréhension des liens santé-travail.
Émergence
Le mouvement pour l’amélioration des conditions de travail de l’après 1968 (HATZFELD, 2012) et l’accord national interprofessionnel (ANI) du même nom signé en 1975 marquent la timide apparition du terme d’organisation du travail dans le lexique juridique. Dans l’accord, ce terme évoque les rythmes, les cadences, le contenu et la charge de travail. Il a trait à la répartition des tâches et à la division du travail, et il est déjà également associé à la santé mentale et aux enjeux tant physiologique que psychologique du travail. Les trois lois qui suivent la signature de l’ANI ne manifestent ni les mêmes ambitions réformatrices de l’accord, ni même ne reprennent l’expression d’organisation du travail. Il faut attendre la première loi Auroux du 4 août 1982, réminiscence tardive des propositions de la CFDT dans les années 1970, pour que soit reconnu aux salariés un « droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercice et l’organisation de leur travail » (C. trav., art. L. 2281-1). Ce texte, resté pour une grande partie lettre morte, a toutefois une forte portée symbolique quant à l’évolution de l’appréhension juridique du travail. Celui-ci doit être considéré comme une activité, un ensemble d’actes techniques inscrits dans un collectif hiérarchisé.
Dans cette première période, l’expression d’organisation du travail est encore délaissée au profit de celle de conditions de travail, tant par le législateur que par la doctrine (BANCE, 1978). Cette préférence s’explique peut-être politiquement. L’urgence est d’insister sur le résultat, l’amélioration réelle des conditions de travail, plutôt que sur ce qui les détermine, l’organisation du travail, qui relève largement du pouvoir de direction de l’employeur, que les centrales syndicales sont réticentes à investir tant le compromis fordiste reste ancré (LINHART, LINHART, MALAN, 1999)
Il faut attendre le début des années 2000 pour que l’expression d’organisation du travail se généralise. Le terme est alors étroitement associé aux préoccupations nouvelles concernant la santé mentale, et plus spécifiquement au harcèlement moral et aux risques psychosociaux (VERKINDT, 2008). L’organisation du travail est identifiée comme source ou cause de ces nouveaux risques professionnels. L’expression évoque toujours la charge de travail, les rythmes, les cadences et le contenu du travail, mais au cours des années 2000 elle s’enrichit d’un contenu plus novateur qui inclut également les pratiques et modes de management, et donc les différentes voies par lesquelles s’incarnent le pouvoir patronal (DEL SOL, 2013). Concomitamment, l’organisation du travail s’impose comme l’un des objets du contrôle des représentants du personnel. La montée en puissance du CHSCT renforce l’intérêt porté à l’organisation du travail. Le terme ne fait plus seulement référence, à l’instar des conditions de travail, à un aspect technique et marginalisé de la relation de travail, mais désigne peu à peu l’une des facettes du pouvoir de direction de l’employeur, le pendant des décisions d’ordre économique dans l’exécution du travail (LAFUMA, GUESDES DA COSTA, 2010)
En à peine une cinquantaine d’années, l’organisation du travail est devenue un terme d’usage courant, si ce n’est obligé, dans le champ de la santé au travail. Pourtant on n’en trouve aucune définition communément admise chez les juristes. Elle est de ces syntagmes évocateurs qui convoquent pêle-mêle des objets divers sans que la liste n’en soit exhaustive ou les rapports entre ses items précisément établis. Peut-être l’absence de définition explique-t-elle en partie le succès du terme. Le flou évocateur de l’expression a néanmoins une fonction : il permet de désigner un problème émergent qui peine à être clairement désigné comme tel.
L’émergence de l’organisation du travail dans la langue du droit et dans le langage des juristes doit être mise en parallèle avec les évolutions des systèmes productifs et ses répercussions sur les insuffisances du droit du travail. A grands traits, le droit de la santé au travail qu’il s’agisse de la prévention ou de la répartition des risques professionnels tel qu’il s’est forgé à partir de la fin du XIXe siècle est en grande partie construit contre le modèle de la grande entreprise industrielle tayloriste. Les risques physiques y prédominent, ainsi qu’une approche réglementaire de la prévention axée sur les aspects matériels et même techniques du travail. A l’extrême division du travail et à la prescription des gestes des travailleurs du taylorisme répond un souci juridique de la prescription technique détaillée des machines, outils, installations ou même des gestes et des procédés de production. Les aspirations politiques nouvelles portées par la décennie 1968, la désindustrialisation croissante et l’évolution des organisations productives portant un renouvellement de la division du travail et des modes de gestion de la main d’œuvre ont progressivement mis à mal ce modèle. L’augmentation des problèmes de santé mentale que génèrent les nouvelles pratiques managériales depuis les années 1990, ou du moins de leur visibilité, achève de bousculer cette appréhension des risques.
Le droit de la santé au travail opère une lente mutation, non sans tâtonnements (pensons aux controverses sur la nature de l’obligation de sécurité de l’employeur). C’est dans ce clair-obscur qu’apparaissent les nouveaux concepts, dont celui d’organisation du travail. Il est à la fois le signe et le symptôme de la mutation du droit de la santé au travail. Que le flou du terme soit gênant, nul d’en disconvient, faut-il pour autant crier au monstre et le rejeter au nom d’un « tout organisationnel » comme certains auteurs ont critiqué le tout harcèlement ou le tout RPS ? Nous ne le pensons pas. Ce serait renoncer à une meilleure conceptualisation des évolutions du droit de la santé au travail et partant à limiter la reconnaissance et la prévention des risques professionnels.
Si l’on veut bien admettre que la référence à l’organisation du travail est symptomatique de l’évolution de la façon dont le droit saisit les liens entre santé et travail, il nous semble nécessaire que la définition proposée soit propre à y répondre. Cela suppose de tenir compte des fonctions que le concept peut assumer.
Fonctions
Des usages brièvement rappelés du terme, on peut tirer un premier enseignement. Comme le concept de conditions de travail, l’organisation du travail est composé d’un ensemble de sous-concepts, un vaste ensemble d’objets hétéroclites, sans qu’il soit possible de la réduire aux seules pratiques managériales. Charge, rythme et cadences de travail, gestes et procédés, rapports interpersonnels, modes de management sont ainsi souvent évoqués. Le concept semble ainsi avoir pour première fonction d’organiser le travail de la pensée et plus spécifiquement, d’organiser cet ensemble hétéroclite en précisant les rapports entre des différents objets qui le compose.
Ce vaste contenu pointe également vers une seconde fonction. Ni pure activité physique, matérielle et technique, ni pure abstraction du pouvoir patronal qui s’exerce sur les travailleurs subordonnés, l’organisation du travail semble devoir désigner un entre-deux, c’est-à-dire l’ensemble des voies par lesquels le pouvoir patronal s’exerce dans l’entreprise et ses effets sur l’activité de travail, entendue comme le rapport entre les travailleurs et les moyens matériels de leur travail. Le concept d’organisation du travail doit ainsi constituer un niveau de conceptualisation des rapports entre activité de travail et pouvoir de l’employeur permettant de concilier la généralité des conditions juridiques du travail subordonné et l’absolue singularité de l’activité productive d’un travailleur déterminé.
Ces deux fonctions peuvent être résumées ainsi : l’organisation du travail doit permettre de saisir le travail à la fois comme un fait technique, une activité productive, et comme un fait social, une activité productive inscrite dans un réseau de rapports de pouvoir.
Définition
Certaines disciplines ayant pris le travail pour objet, ont pu faire face dans leur champ à des problématisations similaires et offrent ainsi quelques pistes pour définir l’organisation du travail. L’anthropologie des techniques et la sociologie du travail d’inspiration marxiste ont mis en lumière la nécessité de dégager un niveau d’analyse intermédiaire entre le niveau micro de l’activité technique – le procès de travail – et le niveau macro des rapports sociaux de production dans une société – le mode de production Ce niveau intermédiaire, le procès de production, désigne l’articulation des moyens humains et matériels de production selon des rapports sociaux déterminés au sein d’une unité de production, d’une entreprise ou d’un secteur d’activité (TERRAY, 1969 ; BONTE, 1985 ; NAVILLE, 1970).
Il nous semble que l’organisation du travail peut être l’image juridique du procès de production. Bien sûr, l’ordre juridique n’est pas le reflet exact des rapports réels de production et l’organisation du travail une simple transcription de la définition du procès de production donnée par la sociologie et l’anthropologie des techniques. La définition doit être traduite. Du côté des moyens humains de production, le terme de travailleur employé par la quatrième partie du code du travail relative à la santé sécurité (art. L. 4111-5 c. trav.) permet de désigner l’ensemble des personnes participant à un processus productif et placées sous la subordination d’une autre, quel que soit leur statut. Du côté des moyens matériels de production, la catégorie juridique de chose que la summa divisio oppose à celle de personne, est capable d’accueillir les biens corporels comme incorporels nécessaires à l’exécution de l’activité de travail. D’évidence, cette activité à une fin, celle d’être productive. La Cour de cassation emploie depuis quelques années pour désigner cette activité l’expression de « production d’un bien ou d’un service ayant une valeur économique » (V. par exemple, Soc. 25 juin 2013, Mister France, n°12-13968). Enfin, pour parvenir à cette production, travailleurs et choses sont dirigés par l’employeur. L’exercice de ce pouvoir vise à mettre en ordre, agencer choses et travailleurs efficacement, autrement dit à coordonner l’activité.
Nous proposons ainsi de définir le concept juridique d’organisation du travail comme la coordination par l’employeur de l’activité des travailleurs – entre eux et avec les choses du travail – en vue de produire des biens ou des services ayant une valeur économique.
Cette définition porte en elle la double dimension de l’organisation du travail et permet ainsi d’ordonnancer les différentes composantes de cette coordination de l’activité des travailleurs.
Dimension technique
Dans sa dimension technique, l’organisation du travail fait référence à la recherche de l’efficacité de l’activité de travail ; une l’activité conforme à un but, celui de produire des biens ou des services. Dans son sens le plus restreint, cette dimension technique intègre les rapports entre les travailleurs et les choses. Cela vise d’abord l’ensemble des moyens matériels nécessaires à l’activité de travail qui font l’objet de dispositions réglementaires dans le code du travail (machines, équipements, outils, installations et lieux de travail auxquels s’ajoutent les matières transformées ou encore les agents radiologiques, chimiques, physiques, biologiques). Cet ensemble de choses n’est pas inerte mais manié par les travailleurs. Aussi faut-il ensuite ajouter à la dimension technique de l’organisation du travail, les usages de ces moyens matériels par les travailleurs par un ensemble de gestes, de procédés ou d’opérations.
Dans un sens plus large, la recherche d’efficacité que sous-tend la dimension technique de l’organisation du travail évoque la rationalisation des tâches chère au taylorisme. Si elle s’est transformée dans la seconde moitié du XXe siècle, elle n’a pas pour autant disparu. Elle implique en premier lieu la division des tâches dans un processus de production et leur répartition au sein d’un collectif de travail, ce qui revient à l’assignation d’un poste et d’une fonction aux différents travailleurs (ce que la sociologie nomme la division technique du travail). La rationalisation des tâches implique en second lieu une attention aux rythmes de travail, qui comprend l’ensemble des cycles opératoires, cadences, normes de productivité et plus largement l’aménagement du temps de travail sur la journée, le mois ou l’année.
Dimension sociale
On sent ici combien la dimension technique de l’organisation du travail s’articule avec sa dimension sociale constitué de l’ensemble des rapports humains qui se nouent dans la relation de travail et plus spécifiquement des rapports entre les travailleurs et leur hiérarchie. En effet, la répartition des tâches et des temps impose une discipline collective dont la hiérarchie est le garant. Au-delà de la distinction entre cadres et non-cadres, la chaîne ou la ligne hiérarchique laisse entrevoir une variété d’échelons intermédiaires dans lesquels s’incarne le pouvoir patronal. La structuration hiérarchique de l’entreprise a pour fonction d’exercer matériellement le pouvoir de direction, de contrôle et de sanction. Aussi faut-il ajouter à la dimension sociale de l’organisation du travail la variété de pratiques et de modes de management par lesquels la hiérarchie encadre l’activité de travail.
Ainsi défini le concept d’organisation du travail peut fournir une grille d’analyse des mutations du droit de la santé au travail en étant attentif à la manière dont l’ordre juridique appréhende ses différentes dimensions et ses liens avec la variété des risques professionnels. Au-delà de cet usage interne, le concept peut également constituer les bases d’un dialogue interdisciplinaire avec la sociologie, la psychologie ou l’ergonomie qui l’utilisent également et dont on sait l’importance pour l’évolution du droit (CHAIGNOT-DELAGE, DEJOURS, 2017). Ainsi, le concept d’organisation du travail permet de rendre intelligibles les évolutions de l’ordre juridique face aux mutations techniques, sociales et économiques des organisations productives. Toutefois, la définition ici proposée doit s’assortir de quelques précautions d’usage. Une différence majeure distingue la définition juridique de l’appréhension qu’en ont l’ergonomie, la psychologie ou la sociologie, qui insistent sur le réel du travail, c’est-à-dire sur les arrangements opérés quotidiennement par les travailleurs et leur coopération dans les interstices du travail prescrit par l’employeur. Le travail réel est difficile si ce n’est impossible à saisir en droit. Par sa nature même, le droit du travail appréhende l’organisation du travail sous l’angle des prescriptions juridiques et les directives patronales.
BANCE P., « Recherche sur les concepts juridiques en matière de conditions de travail », RFAS, 1978, p. 121.
CHAIGNOT DELAGE N., DEJOURS C. (dir.), Clinique du travail et évolutions du droit, PUF, 2017.
DEL SOL M., « Les décisions et pratiques managériales à l’épreuve du droit à la santé au travail », RDSS, 2013, p. 868.
GUEDES DA COSTA S., LAFUMA, E. « Le CHSCT dans la décision d’organisation du travail », RDT, 2010, p. 419.
HATZFELD, « La santé des travailleurs : des combats récurrents, un dynamique nouvelle », in Michèle Pigenet, D. Tartakowsky (dir.), Histoire des mouvements sociaux en France de 1814 à nos jours, La Découverte, 2012, p. 661-670.
NAVILLE P., Le nouveau Léviathan. De l’aliénation à la jouissance, Anthropos, T. I, coll. « Sociologie et travail », 1970.
VERKINDT P.-Y., « Un nouveau droit des conditions de travail », Droit social, 2008, p. 634
Lucie Jubert-Tomasso
Décembre 2022