La figure du pouvoir
Les rapports de travail sont peuplés de décisions prises par l’employeur en dehors de tout consentement du salarié : changement des conditions de travail, licenciement, promotion, sanction … La relation de travail a en effet ce particularisme d’être à la fois une relation contractuelle, fondée sur un accord des volontés, et un rapport de pouvoir, caractérisé par la faculté d’imposer sa volonté à autrui. Ce pouvoir, que nombre de branches du droit (droit des contrats, droit de la consommation notamment) appréhendent comme un simple pouvoir de fait, constitue, en droit du travail, à la fois une situation de fait (l’état de dépendance économique dans lequel se trouve souvent le salarié constitue une source importante de pouvoir de fait) et une prérogative juridique. La question des fondements de cette prérogative constitue une source inépuisable de débats, entre ceux qui la font découler du contrat de travail (le salarié accepte d’être subordonné et, par voie de conséquence, d’être soumis au pouvoir patronal), ceux qui la fondent sur la théorie de l’institution (en devenant membre de l’institution, le salarié serait soumis au pouvoir de celle-ci) et ceux qui y voient une prérogative attribuée par la loi à l’employeur (pour reprendre les mots d’Emmanuel Gaillard, le pouvoir patronal reposerait sur une norme – législative – attributive de pouvoir). Quel que soit le fondement retenu, cette prérogative se concrétise dans la prise de décisions unilatérales. Le vocable de décision parait préférable à celui d’acte juridique, pour rendre compte de ce que la décision constitue un processus (la prise de décision) dont l’acte juridique proprement dit ne constitue qu’une étape. La décision doit être également dissociée de l’engagement unilatéral, lequel relève d’un tout autre registre que celui du pouvoir, puisque l’auteur d’un tel engagement engage lui-même, non autrui.
Le caractère juridique du pouvoir soulève une question qui n’a pas de sens en présence d’un simple pouvoir de fait, celle de la titularité du pouvoir, laquelle est en partie tributaire de la forme sociétaire de l’entreprise. (p. ex. qui décide de licencier dans une SAS ?). Une question qui ne se confond pas avec l’identification de la qualité d’employeur, notion fonctionnelle susceptible de varier d’un texte à l’autre (Voir l’arrêt remarqué du 23 juin 2021, n°20-13762, qui distingue le titulaire du pouvoir disciplinaire et l’employeur au sens du droit disciplinaire). La titularité du pouvoir de décision détermine aussi le niveau de consultation du comité social et économique, et va obliger à se demander si le projet de décision est du ressort du chef d’entreprise ou du chef d’établissement. Une réponse qui, précisément, va dépendre de la façon dont le pouvoir juridique est configuré dans l’entreprise (p. ex. délégations de pouvoir).
Les déclinaisons du pouvoir
Le droit du travail (pas uniquement la doctrine, puisque la Cour de cassation elle-même distingue dans sa définition du lien de subordination plusieurs objets de pouvoir) a entrepris d’identifier différents pouvoirs, qui sont en réalité différents objets du pouvoir patronal : pouvoir de direction, sur lequel se greffe un pouvoir de contrôle, pouvoir disciplinaire et pouvoir réglementaire. Le pouvoir de direction est le moins circonscrit, qui se concrétise par des ordres et des directives, parmi lesquels le changement des conditions de travail décidé par l’employeur dans l’exercice de son pouvoir de direction, pour reprendre la formule consacrée de la Cour de cassation. Peu circonscrit, le pouvoir de direction est aussi en proie à d’importantes secousses. On ne dirige pas le travail en 2022 comme on le dirigeait en 1900 ! La montée du travail à distance et l’usage de technologies de plus en plus spécifiques et complexes dans l’exécution du travail font qu’il est de plus en plus difficile de diriger le travail de son salarié, de surcroit lorsqu’il travaille aux objectifs, sans horaires ni présence régulière dans les locaux de l’entreprise. Faute d’être en capacité de dicter le contenu du travail de son salarié, l’employeur se déplace vers le contrôle des modalités d’exercice du travail, principalement l’évaluation de la performance et la surveillance. Le pouvoir de contrôle constitue-t-il une déclinaison du pouvoir de direction ou un pouvoir distinct ? Outre le fait que la distinction entre pouvoir de direction et pouvoir de contrôle est dépourvue de toute portée pratique, contrairement à la distinction, essentielle en pratique, entre pouvoir de direction et pouvoir disciplinaire, le pouvoir de contrôle apparait bien aujourd’hui comme une déclinaison du pouvoir de direction. Le pouvoir disciplinaire et le pouvoir réglementaire sont sans nul doute les plus exorbitants du droit commun. Il est plus qu’inhabituel d’attribuer à une personne privée le pouvoir d’en sanctionner une autre sans recours préalable au juge (le privilège du préalable est en principe l’apanage de l’administration), tout comme celui d’édicter des normes générales et permanentes s’imposant à un ensemble d’individus. Ces différents pouvoirs, malgré la réglementation dont certains sont l’objet, se rassemblent autour d’un régime commun qui mériterait d’être reconnu pour lui-même.
Le régime du pouvoir
Le pouvoir, quelle que soit sa déclinaison, obéit à deux séries de règles qui forment ce qui peut être nommé le droit du pouvoir, par opposition au droit du contrat.
Les premières sont des règles de procédure, qui visent à compenser le défaut de consentement de celle ou celui à qui s’impose la décision. A défaut de donner son accord à la décision, ce dernier doit pouvoir, au nom du respect du contradictoire, la discuter, soit individuellement, soit collectivement (consultation du comité social et économique p. ex.). Même concertée, la décision n’en reste pas moins unilatérale, ce qui n’empêche que la concertation peut, in fine, déboucher sur un accord, auquel cas on sort de la logique de pouvoir. De même, faute d’être acceptée, la décision doit être motivée, ce qui oblige son auteur à en expliciter les raisons. Si concertation et motivation en constituent les deux principales pièces, la procédure de décision est plus ou moins riche en fonction de l’importance de la décision à prendre, ce qui explique les différences entre la procédure – légère – qui encadre l’avertissement et celle, autrement plus riche, applicable aux grands licenciements pour motif économique, mais aussi le critère d’importance auquel la Cour de cassation soumet l’obligation de consultation du comité social et économique.
Les secondes sont des règles de fond. La décision doit être justifiée, c’est à dire reposer sur un juste motif. Cette exigence prend différentes formes (le licenciement doit reposer sur une cause réelle et sérieuse, une différence de traitement peut être justifiée par une exigence professionnelle essentielle et déterminante, la réorganisation peut justifier un licenciement pour motif économique si elle est nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité…). Le mécanisme de justification repose sur un standard (la cause réelle et sérieuse, l’intérêt de l’entreprise, les nécessités de fonctionnement de l’entreprise …) et sur la mise en œuvre d’une technique de contrôle qui va consister à vérifier la conformité de la décision au standard. Trois techniques coexistent, dont on ne sera pas surpris de trouver l’origine dans le droit administratif : le contrôle du détournement de pouvoir, le contrôle de nécessité et le contrôle de proportionnalité.
L’essor du contrôle de proportionnalité, permis par l’adoption de l’article L. 1121-1 du Code du travail que les plaideurs invoquent aujourd’hui très régulièrement devant les tribunaux, manifeste l’attention que prête aujourd’hui le droit du travail aux excès du pouvoir patronal, notamment aux atteintes portées aux droits fondamentaux des salariés (discrimination, atteinte à la liberté d’expression, au droit au respect de la vie personnelle, etc). Il suffit, au fondement de la disposition précitée, que l’acte apporte des restrictions aux droits des personnes ou aux libertés individuelles et collectives pour qu’il fasse l’objet d’un contrôle de justification (justifié par la nature de la tâche à accomplir) et de proportionnalité (proportionné au but recherché). Ce qui permet de soumettre à un contrôle de justification une part essentielle du pouvoir patronal, à commencer par les techniques modernes de surveillance qui, pour beaucoup, apportent des restrictions au droit au respect de la vie personnelle. Un enjeu majeur à l’avenir sera, de ce point de vue, de soumettre au régime du pouvoir les décisions prises sur la base d’un algorithme qui, bien qu’automatisées, constituent-elles aussi l’’exercice du pouvoir patronal.
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Pascal Lokiec
Décembre 2022