L’appréhension du « plan » en droit du travail suppose de choisir entre approche « nominaliste » ou « réaliste ». Faut-il considérer tout dispositif nommé « plan » dans le discours du droit comme soumis à la recherche, à l’exclusion de tout autre (V. SUPIOT 1992 ; NEUVILLE, 1994) ou faut-il postuler un concept de plan et identifier ensuite ses occurrences dans ce discours (KENGNE, 1998) ? Il semble que l’approche nominale, malgré ses qualités, ne permet pas de saisir ce qui est propre au plan en droit du travail. Elle implique, premièrement, d’inclure des notions comme le « plan incliné » (C. trav., art. R. 4214-3) dans l’analyse, ou de l’en rejeter à la condition d’adopter une définition a priori de ce qui devrait être entendu comme un plan – et, donc, de retomber sur une approche conceptuelle. Surtout, elle empêche d’analyser des dispositifs qui ressemblent à ce que le discours du droit nomme « plan », comme le « programme annuel de prévention des risques professionnels » (C. trav., art. L. 4121-3-1), qui répond, pourtant, à une exigence de planification de la prévention par l’employeur (C. trav., art. L. 4121-2). Partant, il s’agira bien ici d’adopter un concept de plan, permettant entre autres, l’étude de ce « plan de prévention ».
Le plan pourrait être défini synthétiquement comme un mode d’action spécifique, imposé, généralement, à l’employeur, constitué par « un ensemble de mesures finalisées prises dans l’intérêt de bénéficiaires ».
Un ensemble de mesures finalisées prises dans l’intérêt de bénéficiaires
L’ensemble suppose un « assembleur ». Il s’agit généralement de l’employeur, ou, plus marginalement, de celui qui détient un pouvoir sur les salariés – ce qui permet d’englober également des plans mis en place par le juge, ou par un mandataire judiciaire, dans les procédures collectives, mais aussi par la « société dominante » pour ce qui est du plan de vigilance. Le plan est donc un type de manifestation de ce pouvoir. L’on sait que certains plans peuvent être négociés – c’est le cas, notamment du plan de sauvegarde de l’emploi (PSE). Doit-on alors leur refuser la qualification de plan ? En réalité, dès lors que la mise en place d’un ensemble de mesures est de la responsabilité de l’employeur – ou du détenteur du pouvoir –, et ce indépendamment de la nature juridique de cet ensemble, nous pensons qu’il mérite la qualification de plan. Or, l’élaboration du PSE, par exemple, est bien une obligation de l’employeur. Seul ce dernier est juridiquement sanctionné en cas d’absence de plan. Pour cette raison également, il convient de ne pas faire de différence entre l’accord et le plan relatif à l’égalité professionnelle (C. trav., art. L. 2242-3), constitutifs, tous deux, d’un plan pour l’égalité professionnelle (PEP). Si le plan est bien un acte juridique, une « manifestation de volonté destinée à produire des effets de droit » (C. civ. art. 1100-1), il peut donc être, indistinctement, un acte unilatéral, ou un acte conventionnel. La négociation n’apparaît alors que comme une modalité d’élaboration du plan (Contra SUPIOT, 1992).
Le plan ne se confond pas avec les mesures qu’il contient. En tant qu’acte, il contient des normes juridiques, dont certaines sont des règles, d’autres des décisions, comme la création d’une institution particulière destinée au suivi ou à l’application du plan (Contra KENGNE 1998). Parfois, ces mesures sont constitutives d’offres, de départ volontaire par exemple, parfois, elles sont qualifiables d’engagement unilatéraux. Elles peuvent être de nature collective, comme un engagement économique visant à ne pas cesser l’exploitation d’un bâtiment, ou avoir vocation à s’appliquer individuellement, comme les offres évoquées. Elles peuvent, encore, programmer l’adoption d’un autre acte juridique, ou la réalisation d’actes matériels – comme les « actions d’information » du plan de prévention. L’on peut donc remarquer une grande hétérogénéité de ces mesures (GAUDU, 1994).
Les mesures du plan ont, en revanche, pour point commun d’être toutes orientées vers une finalité, celle-ci étant variable en fonction du plan envisagé. Ces fins peuvent être explicitement reconnues dans le discours du droit, à l’image du PSE ou du PEP dont les finalités sont précisées dans le code du travail (respectivement, arts. L. 1233-61 et L. 2242-3). Elles peuvent être également plus implicites. Par exemple le plan de développement des compétences (PDC) aurait pour finalité d’« assure[r] l’adaptation des salariés à leur poste de travail » (C. trav., art. L. 6321-1). Elles ont trait à l’activation d’un des droits fondamentaux des bénéficiaires (KENGNE, 1998) : droit à l’emploi, à la formation, à la santé, égalité professionnelle etc. Dans le cas du plan, la finalité n’est pas un construit de l’interprétation du juge, ni un choix de l’employeur. Celle-ci est imposée par la loi, connue à l’avance, et sert de cadre référentiel à l’appréciation des mesures que le plan contient. Elle est, de fait, légitime. Si la finalisation apparaît comme un mode d’encadrement du pouvoir de l’employeur, en général (FABRE, 2010), elle prend donc un tour particulier concernant les plans. Cette finalisation implique un mode de contrôle spécifique au plan visant à déterminer si les mesures adoptées sont aptes à atteindre cette finalité, ainsi que le caractère programmatique du plan. Son exécution s’en trouve temporalisée, d’où des références au « suivi » du plan, et, parfois, à « l’échéancier » de ses mesures, ou au « calendrier » de sa mise en œuvre.
Les plans, en droit du travail, visent à l’activation des droits de bénéficiaires, qui sont généralement les salariés de l’entreprise, bien que ce groupe puisse être plus large ou plus restreint. L’identité de ces bénéficiaires est précisée par chaque plan, en fonction du droit fondamental qu’il s’agit d’activer. Bien entendu, le PSE s’adresse aux salariés susceptibles d’être licenciés dans le cadre d’une procédure de licenciement pour motif économique. De même, l’on peut légitimement supposer que le plan pour l’égalité professionnelle s’adresse, en priorité, aux femmes. Le plan étant collectif, il doit respecter les exigences d’égalité de traitement, et de non-discrimination. Ce caractère collectif implique également un certain « régime de justiciabilité », qui justifie ici l’emploi du terme d’intérêt, puisque le plan peine à créer des droits subjectifs au profit de ses bénéficiaires (KENGNE, 1998). En effet, la justiciabilité du plan est généralement intermédiée, de trois manières différentes, ce qui peut expliquer le faible contentieux individuel sur l’exécution des plans.
Premièrement, cette justiciabilité est abordée surtout d’un point de vue collectif. Ainsi, la grande majorité du contentieux que l’on peut observer concernant le PSE ou le PEP est relatif à la procédure de son édiction et à son contrôle administratif. En somme, c’est avant tout aux représentants des salariés d’agir concernant le contrôle de ce plan.
Deuxièmement, l’acquisition d’un droit subjectif par un salarié en vertu du plan est très souvent conditionnée à l’avènement d’un autre acte ou fait, prévu ou prévenu par le plan : un licenciement, l’acceptation d’une offre, la réalisation d’un dommage… Elle peut dépendre également de la propension d’une mesure à être qualifiée d’engagement unilatéral et, ainsi, à être « autonomisée ».
Troisièmement, le contentieux du plan peut s’ancrer autour du respect d’une obligation qui lui est extérieure. L’on peut par exemple affirmer que, du point de vue de chaque salarié licencié, l’exécution du plan de reclassement est un moyen, pour l’employeur, de respecter son obligation individuelle de reclassement, ou, du moins, une variable importante de l’appréciation judiciaire de son exécution (par ex., Soc. 6 juin 2000, n°98-42.860), bien que la question des modalités exactes d’articulation du reclassement collectif et individuel soit âprement débattue et malgré « l’étanchéité » de leur séparation. De même, le plan de prévention sert le respect de l’obligation générale de sécurité (rappr. Soc. 25 nov. 2015, Air France, n°14-24.444), et, le PEP, de nombreux autres dispositifs (Index égalité professionnelle ou égalité de rémunération entre les femmes et les hommes). La question de la rationalité du plan et de son exécution pourrait donc ressortir dans un litige individuel comme élément d’appréciation du respect d’une obligation qui lui est extérieure, mais dont il constitue un moyen d’exécution.
Cette intermédiation de la justiciabilité du plan s’explique en partie par la fonction du recours à celui-ci : la gestion, par le détenteur d’un pouvoir sur cette communauté de bénéficiaires, d’un problème public.
La délégation de la gestion d’un problème public
Le terme de « plan », ou de « planification » renvoie à une technique particulière de gouvernement, associée à l’État-Providence. Ce serait un mode d’interventionnisme étatique plus ou moins directif dans le domaine économique et social. Cependant, le plan, en droit du travail, relève d’une autre technique moins dirigiste : la délégation à certains acteurs de la responsabilité d’une partie d’un problème public. A travers le plan, l’employeur doit adopter des mesures positives visant à régler des problèmes qu’il est considéré, par les pouvoirs publics, comme apte à résoudre. Ainsi, la technique législative qui correspond à cette notion en droit du travail n’est pas tant la « planification », que la « délégation de la planification », qui suppose le concours de la volonté étatique et d’une volonté complémentaire (NEUVILLE, 1998). Il s’agit là d’une pratique d’une autre figure étatique : l’État réflexif (MORAND, 1999) et d’une forme de « procéduralisation du droit » (KENGNE, 1998). Cette délégation ne vise pas tous les employeurs, et est conditionnée à la reconnaissance d’un « potentiel d’agir » suffisant, d’où l’importance des seuils et autres critères, variables en fonction du plan envisagé, dans la détermination des acteurs tenus de planifier.
Cette délégation s’accompagne de l’imposition d’une manière de planifier, se caractérisant par le recours à des processus et procédures nécessaires à l’établissement et à la mise en œuvre du plan (SACHS, 2017). Ces « procédures », qui visent les informations-consultations du CSE et la négociation collective d’entreprise, mais aussi, parfois, les délibérations des assemblées d’actionnaires (C. com., arts. L. 225-102-1 pour le plan de vigilance ; L. 225-37-1, par exemple, pour la « politique d’égalité professionnelle) et le dialogue avec l’administration, diffèrent selon que le plan soit prospectif ou réactif. Dans le premier cas, le plan concourt à la « résolution » d’un problème public diffus – comme le combat contre les inégalités professionnelles, pour la formation des salariés, ou la prévention des risques. Ces plans sont enserrés dans des procédures récurrentes, peuvent être pluriannuels ou, en tout cas, révisés chaque année. L’établissement d’un plan prospectif est généralement précédé de l’évaluation de son prédécesseur. Dans le second, le plan vient répondre à la réalisation effective d’un risque pour l’emploi (PSE, Plan de sauvegarde, de redressement, plan de résorption de la précarité). L’élaboration du plan réactif est alors enserrée dans des consultations ponctuelles au régime spécifique, et est sujette à un contrôle beaucoup plus « rigide » de l’administration ou des juges. Leur durée est indexée sur celle, indéterminée, d’une opération dont ils constituent l’accessoire – licenciement collectif, redressement de l’entreprise. Dans les deux cas, les informations produites servent à objectiver la manière dont le problème public traité apparaît spécifiquement dans l’entreprise, et à identifier les ressources que cette dernière pourrait et devrait mobiliser pour y remédier.
Ces procédures et processus s’expliquent par des exigences « démocratiques » ou « civiques » se traduisant par la participation des « parties prenantes » de l’entreprise, qui comprennent généralement ses salariés, via leurs représentants, et, à travers l’administration, l’ensemble de la « société ». Cette participation, renvoyant à un impératif « civique », est toujours adossée à une « raison technique » ou « industrielle » (THÉVENOT, 1995) : une participation, plus ou moins importante de nombreuses parties prenantes dans son élaboration, est censée augmenter les probabilités que le plan soit apte à atteindre sa finalité. Ces deux registres de légitimation du plan se retrouvent dans chacune de ses composantes. Par exemple, l’impératif de rationalité, de même que celui de civisme, débouchent nécessairement sur l’objectivation de la finalité du plan et des mesures qui permettent de l’atteindre. Le plan, ainsi, est un « repère collectif », un artefact permettant la coopération de plusieurs acteurs. Coopération qui permet également de maximiser « l’acceptabilité » du plan. La réalisation de l’idéal civique renforce donc celle de l’idéal industriel, puisqu’un plan plus « acceptable » est mieux appliqué.
Cette rationalité instrumentale est également assurée par le mode de contrôle spécifique du plan. La manière dont est contrôlé le plan est influencée par sa fonction en tant que technique juridique. Ce contrôle doit articuler deux termes : le souhaitable et le probable (MASSET, 1965), ou, autrement dit, ce que l’on veut – l’idéal – et ce que l’on peut – le possible. Est donc contrôlée l’aptitude du plan à poursuivre sa finalité, à l’aune, notamment, de l’aptitude du planificateur à planifier. La finalisation du plan étant spécifique, son contrôle de proportionnalité n’a donc pas le même sens que celui, par exemple, des mesures discriminatoires. On ne regarde pas si les mesures auraient pu être moins intenses ou moins étendues, mais, plutôt, si leur intensité et leur étendue est suffisante. Ainsi, dans l’appréciation de l’aptitude du plan, se croisent plusieurs méthodes de contrôle. D’une part, le contrôle de présence de « mesures légales minimales » présumées aptes à favoriser la poursuite du but visé. Le législateur ne se contente pas, en effet, d’imposer des finalités aux planificateurs, et précise parfois des matières dans lesquelles peuvent ou doivent être prises les mesures. C’est notamment ce sur quoi porte le « contrôle de conformité » du PEP. Le législateur peut donner des exemples de mesures présumées « aptes » – comme il le fait pour le PSE (C. trav., art. L. 1233-62) – voir imposer que telle mesure soit adoptée. Ainsi, les mesures relatives au suivi du plan sont impératives. Il en va ainsi pour le PSE (C. trav., art. L. 1233-63), pour le PEP (C. trav., art. R. 2242-2, qui impose l’usage d’objectif de progression et d’indicateurs chiffrés) ou le plan de vigilance (C. com., art. L. 225-102-4, 5°).
D’autre part, il existe un contrôle plus poussé visant à éprouver la rationalité du plan de manière concrète. Ainsi, l’administration doit vérifier si les mesures du PSE sont suffisamment concrètes et si, prises dans leur ensemble, elles sont suffisantes pour la poursuite de leur finalité (V., C. trav., art. L. 1233-57-2). Le tribunal de commerce devra rechercher s’il existe une possibilité sérieuse pour l’entreprise d’être sauvegardée pour apprécier la pertinence du plan de sauvegarde (C. com. Art. L. 626-1) ou du plan de continuation dans le cadre d’un redressement (Com. 18 mars 2014, n°13-10.859), ce qui suppose de jauger l’équilibre financier et social du plan, et, en dernière analyse, son aptitude à atteindre – et à concilier – ses multiples finalités. Pour ce qui est des plans prospectifs, le droit aménage aux IRP ou à d’autres organes internes le soin d’en éprouver, ex-ante et ex-post, la rationalité. Bilan doit donc être tiré de la vie d’un plan ancien, pour en adopter un nouveau, censément plus performant.
Les possibilités concrètes du planificateur, en termes, notamment, financiers, sont un autre élément dans la balance du contrôle du plan. Outre l’application de seuils pour déterminer qui doit planifier, le droit instaure de nombreux dispositifs permettant d’instiller du pragmatisme dans le contrôle du plan, en infusant celui-ci de la considération du possible. Ainsi, premièrement, ce pragmatisme influence l’élaboration même de certains plans. Le plan de prévention suppose une identification des « ressources mobilisables » par l’entreprise (C. trav., art. L. 4121-3-1, III, 1° b.). Celle-ci doit également évaluer le coût des mesures du PEP (C. trav., art. R. 2312-8 et R. 2312-9, relatifs au contenu supplétif de la BDES). Du reste, l’éventualité de l’inapplication partielle de ces plans est intégrée par le droit. De manière générale, la prévision de comptes-rendus et bilans portant sur l’exécution de ces plans va dans ce sens, mais l’on peut noter, plus précisément, l’explication attendue sur les « actions prévues » non réalisées dans le cadre du PEP (ibid.) ou l’information du CSE sur le taux de réalisation du plan de prévention (ibid.). C’est ensuite, secondement, au niveau du contrôle externe du plan que l’on remarque cette prise en compte du possible. L’on évoque, pour le contrôle du PSE, le pragmatisme de l’administration, portant notamment sur le contenu du plan, la suffisance de celui-ci étant appréciée au vu des moyens de l’entreprise (C. trav., art. L. 1233-57-3). Ainsi, un PSE peut être suffisant, même s’il ne propose aucun poste de reclassement interne, lorsque l’entreprise est en liquidation judiciaire (CE 13 févr. 2019, n°404556). De même, lorsqu’elle contrôle le PEP, l’administration peut moduler la sanction financière appliquée en fonction de différents « motifs de défaillance », liés, par exemple, à sa santé financière. (C. trav., art. R. 2242-6). La question posée n’est donc pas de savoir si le plan proposé aurait pu être meilleur, mais si le planificateur disposait de ressources qui lui permettaient de faire mieux.
FABRE, A. Le régime du pouvoir de l’employeur, LGDJ, coll. « Bibl. droit social », 2010
GAUDU, F., « Le contrôle de l’exécution du plan social », Dr. soc. 1994, 492
KENGNE, J., La notion de plan en droit du travail, Thèse, Université Paris-X-Nanterre, 1998.
MAGGI-GERMAIN, N., « Le plan de formation de l’entreprise », Dr. soc. 2013, 941.
MASSET, P., Le plan ou l’anti-hasard, Gallimard, coll. « Idées », 1965.
MORAND, Ch.-A., Le droit néo-moderne des politiques publiques, LGDJ, coll. « Droit et société », 1999.
NEUVILLE, S., Le plan en droit privé, LGDJ, coll. « Bibl. droit privé », 1998.
SACHS, T., « La loi sur le devoir de vigilance des sociétés-mères et sociétés donneuses d’ordre : les ingrédients d’une corégulation », RDT 2017, 380.
SUPIOT, A., « La réglementation patronale de l’entreprise », Dr. soc. 1992, 215.
THÉVENOT, L., « L’action en plan », Sociologie du travail, 1995, Sept., p. 411.
Antonin Schultz
Décembre 2022