Qualification (droit du travail)
La qualification est susceptible de recevoir plusieurs acceptions en droit. Elle désigne, tout d’abord, l’opération de logique juridique visant à subsumer des faits sous des normes juridiques, aux fins de les réglementer. Le vocabulaire juridique CAPITANT définit ainsi la qualification comme « la détermination de la nature d’un rapport de droit à l’effet de le classer dans l’une des catégories juridiques existantes […] afin d’en déterminer le régime juridique et les effets ». Décrite de cette façon, l’opération de qualification fait apparaître les liens étroits qu’elle entretient avec les catégories juridiques. La qualification n’est en effet rendue possible que parce qu’ont été identifiés, en amont, parmi les éléments caractéristiques de l’objet à qualifier, les critères d’une catégorie juridique. En ce sens, la qualification revêt une seconde acception. Suivant cette perspective, celle-ci ne désigne plus l’opération intellectuelle précédemment décrite, mais, par métonymie, la catégorie juridique qui lui sert de référence. Qualification-opération, qualification-catégorie sont, dès lors, les deux faces d’une même technique juridique (FROSSARD, 2000).
Outil essentiel de la pensée juridique, la qualification transcende l’ensemble des disciplines. Elle ne paraît pas, à ce titre, changer de configuration suivant le domaine dans lequel elle intervient. Cette première observation ne doit cependant pas décourager de rechercher ce qui peut faire la spécificité de la qualification en droit du travail. Au contraire, le constat d’une « relative originalité de la qualification en droit du travail », que dressait déjà un éminent auteur en 1993 (G. LYON-CAEN, 1993), doit aujourd’hui être réaffirmé. On reviendra, pour en prendre la mesure, sur quelques illustrations, parmi les plus emblématiques, du caractère original de la qualification en droit du travail.
L’opération de qualification
C’est dans son premier sens, celui d’une opération, que la qualification sera d’abord envisagée. Bien que cette opération soit familière aux juristes, qui l’utilisent quotidiennement, il est le plus souvent admis qu’elle relève, essentiellement de l’office du juge (JESTAZ, 1993). A tel point que G. Lyon-Caen, avait pu se demander si le pouvoir judiciaire n’était pas avant tout celui de qualifier (LYON-CAEN, 1993). L’article 12 du Code de procédure civile semble, au demeurant, le signifier en énonçant qu’il appartient aux juges de « donner ou restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux sans s’arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée ». De cet article, il peut pourtant être déduit que le juge n’a pas le monopole de la qualification. En droit du travail, ce sont ainsi trois opérateurs qui sont constamment sur la brèche : le juge, le législateur et les parties. Mais si les parties sont bien en droit de proposer une qualification, le juge n’est, en revanche, pas obligé de les suivre. Il peut, et même doit imposer sa qualification.
Cette injonction est familière aux juristes travaillistes. Les juges du travail sont ainsi fréquemment amenés à requalifier en un contrat de travail les contrats qui, bien que présentés sous un jour différent, appartiennent à cette catégorie. Parce que le passage de la frontière du contrat de travail peut se révéler brutal, il arrive en effet que les parties, pour échapper au régime qui découle de la qualification d’un contrat de travail, donnent à leur rapport juridique une figure excluant le salariat, nommant travailleur « indépendant » ou « non salarié » celui qui, pourtant, exerce son activité professionnelle sous la subordination d’autrui et non pour son propre compte. A la difficulté intrinsèque de l’opération de qualification s’ajoute alors « celle du respect dû à une liberté contractuelle s’exerçant aux frontières d’une législation d’ordre public » (A. JEAMMAUD, 2001). Il revient, en ce cas, aux juges de ne pas se laisser abuser par les termes utilisés par les parties. Comme la Chambre sociale de la Cour de cassation l’a, à de nombreuses occasions, réaffirmé depuis l’arrêt Labanne du 19 décembre 2000, la qualification de contrat de travail dépend seulement « des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs ». Ce qui est, ici, déterminant dans l’affirmation de la Cour, c’est que ni la volonté des parties, ni le consentement ne sont fiables. L’indisponibilité de la catégorie « contrat de travail » impose, au contraire, aux juges de s’attacher aux réalités, aux conditions d’exercice de l’activité. C’est en ceci que la qualification se distingue en droit du travail. Plutôt que de s’attacher aux intentions formellement déclarées, ce droit, ne confère des effets juridiques qu’au seul constat de l’existence matérielle des rapports qu’il entend régir. Sans cela, les phénomènes de contournement du droit du travail seraient d’ailleurs trop nombreux. Réside ici, il est vrai, l’un des intérêts de la qualification en droit du travail, celui de déjouer les montages susceptibles de constituer une fraude ou une simulation, sans recourir au jeu correctif de la règle signifiée par l’adage Fraus omnia corrumpit (JEAMMAUD, 2001). Contrairement au droit commun des contrats, qui ne connaît guère cet enjeu, la qualification aurait, en droit du travail, le plus souvent pour objet de sanctionner une fraude à la loi (LYON-CAEN, 1993).
Le pouvoir judiciaire de qualifier, que fonde notamment l’article 12 du Code de procédure civile, serait donc peut-être avant tout, en droit du travail, le pouvoir de requalifier, c’est-à-dire celui de restituer à un acte ou un fait son exacte qualification. Sur ce point, on observe néanmoins qu’au contact de l’ordre public social, la requalification prend parfois ses distances avec la théorie générale des obligations. Il en est, notamment, ainsi en matière de requalification du contrat de travail à durée déterminée en un contrat de travail à durée indéterminée. Le droit du travail moderne s’est caractérisé par la multiplication, à côté du contrat de travail à durée indéterminée, de contrats de travail atypiques – contrat de travail à durée déterminée et contrat de travail temporaire notamment -, présentant chacun leurs avantages et leurs exonérations. D’où leur assignation à un domaine limité. D’où également la multiplication des demandes en requalification de ces contrats en un contrat de travail à durée indéterminée. Le contrat à durée déterminée est en ce sens, réputé, à l’article L 1245-1 du Code du travail, à durée indéterminée chaque fois qu’il a été conclu en dehors des situations autorisées par la loi ou en violation des interdictions légales. L’intérêt pour le travailleur d’obtenir la requalification est évident. Celle-ci, qui se présente comme la technique remettant en cause le type de contrat initialement retenue, permet, par là-même, de revenir sur ses effets. Le salarié qui obtient la requalification de son contrat de travail à durée déterminée en un contrat à durée indéterminée, après que celui-ci a été rompu, pourra, notamment, faire juger que la rupture s’analyse rétroactivement en un licenciement et solliciter d’éventuels dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, en plus de l’indemnité de requalification prévue à l’article L 1245-1 du Code du travail. Le caractère évidemment protecteur pour le salarié de la requalification explique, sans doute, qu’il soit le seul à pouvoir l’invoquer, à l’exclusion, donc, de l’employeur. Pour cette même raison, il a néanmoins été décidé que le juge, lui-même, ne pouvait requalifier d’office le contrat litigieux en un contrat à durée indéterminée. Dans ces conditions, la requalification devient proprement optionnelle. Elle n’est soumise qu’au bon vouloir du salarié, qui peut choisir ou non de lever l’option qui s’offre à lui. Ces solutions imposent alors de reconnaître la spécificité de la requalification en droit du travail, laquelle présenterait en définitive deux visages. Celle-ci peut ainsi désigner la requalification-interprétation, qui, sur le modèle de l’article 12 du Code de procédure civile, est destinée à rendre au contrat son exacte qualification. Mais elle peut également désigner la requalification à titre de sanction, qui vise à protéger le salarié et à sanctionner lourdement l’employeur qui viole la réglementation impérative du contrat à durée déterminée, et dans laquelle la qualification exacte du contrat par le juge devient secondaire, voire tout à fait superfétatoire (ROY-LOUSTAUNAU, 2003).
La qualification-catégorie
La place consacrée à l’opération de qualification, dans nos développements, ne doit pas conduire à minimiser l’importance des catégories juridiques légales qui la fondent. En droit du travail, on remarque néanmoins que si la qualification-catégorie est indispensable au succès de l’opération qualificative, elle n’est pas toujours l’œuvre du législateur. Les magistrats sont, également, amenés à jouer un rôle actif, aussi bien dans l’élaboration des catégories juridiques que dans la délimitation de leur contenu. Il existe surtout, à côté des qualifications législatives et réglementaires, des qualifications issues du contrat de travail, ainsi que des conventions et accords collectifs. On saisit mieux, en conséquence, l’origine de l’influence que peut exercer le contexte sur les qualifications-catégories du droit du travail. Cette discipline, qui régit un domaine particulier, celui des relations de travail, subit effectivement nécessairement l’influence du milieu dans lequel il s’insère (FROSSARD, 2000). Rien d’étonnant, aussi, à ce que les qualifications, à plus forte raison lorsqu’elles sont d’origine conventionnelle ou contractuelle, empruntent des termes qui n’appartiennent pas à la discipline juridique. Est alors mis l’accent sur l’un des traits marquants de la qualification-catégorie en droit du travail, celui de faire intervenir, plus sans doute que dans d’autres disciplines, le langage courant.
L’étude des qualifications professionnelles est, en ceci, significative. Plus qu’elle ne relève d’un simple jeu de langage, l’homonymie entre cette notion et la qualification juridique est porteuse de sens. Au-delà du régime, des actes juridiques ou du comportement des parties, les personnes aussi feraient l’objet d’une qualification en droit du travail. Cette assertion, en réalité, ne doit ni surprendre, ni choquer. Il en va de même en droit civil, où l’on qualifie, par exemple, les personnes de « mineur », « d’incapable », ou de « commerçant ». Ce qui doit être remarqué, en revanche, c’est le langage dans lequel s’expriment ces qualifications. Se mêlent en effet, dans le champ des qualifications professionnelles, le langage économique, le langage sociologique, mais aussi et surtout celui des professions. Certains auteurs ont, par le passé, souligné que le recours au langage courant était, en droit du travail, l’indice le plus sûr de son réalisme (LYON-CAEN, 1993 ; FROSSARD, 2000). Mais au-delà d’indiquer les rapports privilégiés qu’entretient le droit du travail avec le réel, c’est certainement l’importance de la capacité des acteurs à se saisir des qualifications et à les discuter qu’il faut souligner ici (WOLMARK, 2007).
CORNU G. (dir.), Vocabulaire juridique, PUF, 12ème édition, 2017.
FROSSARD S., Les qualifications juridiques en droit du travail, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit social », 2000.
JEAMMAUD A., « L’avenir sauvegardé de la qualification du contrat de travail », Dr. Soc. 2001 p 227.
JESTAZ Ph., « La qualification en droit civil », Droits 1993, p 45.
LYON-CAEN G., « Qualis labor, talis qualitas », Droits 1993, p 67.
MOTULSKY H., Principes d’une réalisation méthodique du droit privé, Dalloz, coll. « Bibliothèque Dalloz », 2002.
ROY-LOUSTAUNAU C., « Contrat de travail à durée déterminée : requalification-sanction et qualification », obs. sur Cour de cassation, Chambre sociale, 30 octobre 2002, Dr. Soc. 2003, p 465.
WOLMARK Cyril, La définition prétorienne : Étude en droit du travail, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque de thèses », 2007.
Marie Rascle
Décembre 2022