Qu’est-ce que la réalisation du droit ? La réponse paraît tenir de l’évidence. Une règle juridique se réalise lorsque et dans la mesure où le modèle normatif qu’elle propose se concrétise. La réalisation du droit couvre ainsi un ensemble de phénomènes par lequel un environnement ou des comportements sont transformés en fonction des expectatives qu’une règle énonce. En ce sens, la concrétisation d’un énoncé juridique est souvent pensée comme permettant le passage du droit au fait.
Le terme de « réalisation » appartient ainsi à un riche lexique convoqué pour désigner ces phénomènes de concrétisation : application, exécution, mise en œuvre, réception, transposition, implémentation, effectuation… D’autres termes s’attachent davantage à décrire le résultat de ces opérations de concrétisation : effet, impact, effectivité, efficacité, voire efficience. La richesse du lexique témoigne des hésitations méthodologiques lorsqu’il s’agit d’évaluer la réalisation du droit. Le choix du terme de réalisation est lui-même arbitraire. Il n’est en définitive préféré que pour sa généralité.
S’entendre sur un mot permet surtout de pointer un problème pour les juristes. L’idée de réalisation du droit occupe une place centrale à l’arrière-plan des activités des juristes. Elle y a une vocation tout à la fois prescriptive et heuristique. Prescriptive, en ce que les discours sur la réalisation du droit prétendent enseigner l’usage adéquat de la règle de droit. L’ouvrage classique de Motulsky (MOTULSKY, 1948) fait ici figure de symbole. Heuristique, en ce que s’incarne dans les disputes sur la notion de réalisation l’actualisation sans cesse rejouée de l’accord de la communauté des juristes sur les conditions de possibilité d’une connaissance juridique du droit, autrement dit d’une épistémè juridique. En effet, la conception de la réalisation du droit sous-tend autant qu’elle détermine la manière dont les juristes décrivent le droit au sein d’un système juridique.
Pourtant, en dépit de ces enjeux, la réalisation du droit apparaît encore largement brouillée, trop souvent effacée des recherches juridiques. Elle fait l’objet d’une représentation qui, dans le sens commun des juristes, conduit souvent à assimiler celle-ci à une ‘application’. Cette conception prend sa source dans une conjonction de présupposés qui aboutit à voiler la réalisation du droit à la perspicacité des juristes.
La réalisation comme application
Représentation appauvrie de la réalisation, l’application trace les frontières de l’espace occupé par la dogmatique juridique, qu’elle entreprenne de rendre compte de l’état du droit ou de commenter un évènement du droit (texte de loi, décision de justice…). C’est probablement la connotation mécaniste du terme d’application qui rend le mieux compte des ressorts d’une telle représentation. Dans la langue courante, l’application s’entend en effet de l’« action de mettre une chose sur une autre de manière à ce qu’elle la recouvre et y adhère » (V° « application », Le Petit Robert). Appliquer le droit reviendrait à reporter un modèle normatif sur une surface factuelle (A. Jeammaud, Des oppositions de norme en droit privé, Thèse de l’Université Lyon III, 1975 spéc. p. 255), pour ensuite déterminer les effets ou vérifier le respect de la norme. En ce sens, il s’agit, dans le schéma de l’application, de suivre la règle juridique en adoptant une conduite conforme (à suivre l’étymologie latine du mot, qui fait forme avec) aux prescriptions qu’elle énonce ou de juger a posteriori la conformité de ce comportement au modèle déontique. Une telle représentation voile davantage qu’elle ne dévoile les phénomènes de concrétisation du droit. Décrite comme une simple opération de mise en conformité, la réalisation devient une opération peu significative pour la compréhension du droit. Elle la dissimule sous les habits d’un mécanisme logique, dont témoigne la rigueur du syllogisme juridique dans la formalisation de la décision judiciaire d’application de la règle de droit. L’énonciation d’une règle rend l’acte d’application mécanique. La créativité de ce dernier ne doit être perceptible qu’à la marge, pour décider de l’obscurité du texte ou de son incomplétude.
La force de cette représentation tient moins à la croyance partagée dans son exactitude – à dire vrai, peu nombreux sont probablement les juristes considérant que l’idée d’application rend compte des opérations de réalisation du droit – qu’à son adossement à un ensemble de présupposés qui lui confère une portée épistémique. D’une part, l’idéal d’un juge simple bouche de la loi que cette représentation charrie n’est pas sans lien avec le principe de séparation des pouvoirs et la crainte d’un gouvernement des juges. D’autre part, elle conforte la croyance en une efficacité nécessaire de la règle de droit. Nécessité dont témoignent tant le législateur gourmand de réformes que la doctrine encline à décrire et commenter le droit sans préoccupation de son contexte économique, social ou politique, comme en témoigne la relégation des sciences sociales au rang de savoirs accessoires à la connaissance juridique.
L’ensemble de ces préjugements se trouve à la racine d’une épistémè partagée dont la transformation nécessite donc plus que la simple mise au jour d’une distance de ces représentations avec le fonctionnement réel du droit ou de ses rapports avec la société. De surcroît, cette épistémè est servie par un ensemble de distinctions structurant la connaissance juridique telle l’opposition entre droit et fait ou entre devoir-être et être. La présentation par le sociologue Max Weber des champs respectifs de la science juridique et de la sociologie du droit donne une juste mesure de cette frontière externe au savoir des juristes : « Quand on parle de « droit » et d’« ordre juridique », de « règle de droit », on doit être particulièrement attentif à distinguer les points de vue juridique et sociologique. Le juriste se demande ce qui a valeur de droit du point de vue des idées, c’est-à-dire qu’il s’agit pour lui de savoir quelle est la signification, autrement dit le sens normatif qu’il faut attribuer logiquement à une certaine construction de langage donnée comme norme de droit. Le sociologue se demande ce qu’il advient en fait dans la communauté : en effet, la chance existe que les hommes qui participent à l’activité communautaire, et parmi eux surtout ceux qui détiennent une dose socialement importante d’influence sur cette activité communautaire, considèrent subjectivement que certaines prescriptions doivent être observées et se comportent en conséquence, c’est-à-dire qu’ils orientent leur activité conformément à ces prescriptions » (WEBER, 1971, p. 11).
Une telle répartition entre les points de vue juridique et sociologique semble devoir inexorablement placer la réalisation du droit hors du savoir des juristes. Elle appauvrit également le traitement par les sciences sociales des rapports entre droit et société lorsque sont en question l’effectivité ou l’efficacité du droit. L’évaluation de la réalisation du droit se contente alors d’enregistrer les écarts entre le prescrit et le réel, le droit et les pratiques ou les effets pervers nés de l’édiction d’une règle.
Pourtant, les bases de cette épistémè vacillent. Ainsi, la relégation du juge à une simple autorité d’application ne correspond plus à la doxa, y compris au sein des manuels d’introduction au droit. Le rôle créateur du juge y est désormais souligné au point même de parfois conférer à la « jurisprudence » le statut de source du droit. Parallèlement, la règle déontique n’a plus l’exclusive de la légistique juridique. Objectif et principe occupent une place croissante au sein de la stylistique juridique. Plus profondément encore, l’irruption de critères de jugement telle la proportionnalité, qui implique une évaluation contextuée d’un comportement à la règle brouille le partage entre factualité et normativité.
L’ensemble de ces éléments concourt à un profond renouvellement des conceptions contemporaines de la réalisation du droit. Ce renouvellement épistémique se déploie dans plusieurs directions selon les perspectives adoptées par leurs auteurs. Que peut-on dire de la réalisation du droit ?
À cette question, trois types de réponses sont susceptibles d’être apportées. Il est ainsi possible de distinguer les perspectives techniques, les perspectives réalistes et les perspectives pragmatiques.
Perspectives techniques
Les perspectives techniques se donnent pour ambition d’appréhender les opérations de réalisation comme devoir-être. La question de la réalisation devient ainsi pour bonne part un problème de méthode. Quels sont alors les éléments clés de cette critique interne à la dogmatique juridique ? Elle se déploie autour de trois questions : la norme et ses formes, les critères de jugement, le raisonnement juridique.
D’une part, l’idée mécaniste de l’application comme règle de droit n’est soutenable qu’à la condition de concevoir la règle de droit comme règle de conduite. La critique de l’idée d’application passe ainsi par une critique de la conception déontique de la norme juridique. Cette critique a pu prendre au moins deux voies complémentaires. La première a consisté à critiquer la notion de règle pour lui substituer celle de modèle. Sous la plume d’Antoine Jeammaud, cette réflexion ouvrait la voie à un enrichissement de la manière de penser les rapports entre les énoncés du droit et l’action. La règle « est en effet une espèce de modèle : c’est de sa vocation à servir de référence afin de déterminer comment les choses doivent-être qu’un énoncé tire sa signification normative, et non d’un prétendu contenu prescriptif, prohibitif ou permissif d’une conduite » (JEAMMAUD 1990).
Une seconde voie a consisté à ouvrir la typologie des formes normatives : Principes, objectifs, incitation, programme, plan ou indicateurs sont des normes juridiques qui ne se laissent pas confondre avec la forme classique de la règle de conduite. Partant d’une réflexion sur la légistique juridique, ces travaux portent en eux une critique de l’idée d’application. En effet, si l’on peut suivre une règle, on poursuit un objectif, on implémente un programme, etc. La diversification des verbes rendant compte des actions en fonction ou à raison du droit suggère des méthodes, des régimes spécifiques pour la réalisation des normes.
D’autre part, dans le prolongement de cette perspective, la critique de l’idée d’application s’est également attachée aux critères des jugements pris en référence à une norme. Dès lors que la réalisation d’une règle n’est conçue que comme application, le respect de la règle s’évalue en fonction d’un critère de conformité. Le jugement d’application consiste à vérifier qu’une décision, une conduite ou une situation est conforme à la règle juridique. Toutefois, la conformité n’est pas le seul critère du respect d’une norme. Déjà, Charles Eisenmann avait montré que la légalité s’appréciait parfois en termes de compatibilité et non pas de conformité (Ch. Eisenmann, Le droit administratif et le principe de légalité, EDCE 1957, n° 11, p. 25).
La diversification des formes normatives s’est accompagnée d’un enrichissement des critères de jugement. Contre le présupposé de leur étrangeté à l’épistémè juridique, l’effectivité ou l’efficacité sont parfois prises comme critères par les juges européens pour apprécier le respect de certains droits fondamentaux. Plus couramment encore, la proportionnalité est devenue un critère de jugement dans le raisonnement juridique. Elle interdit de confondre la décision du juge avec une opération d’application. Cet enrichissement des critères de jugement en droit met bien en lumière la marge d’appréciation des autorités en charge de l’application du droit.
Enfin, ces critères ont pour conséquence de déformaliser le raisonnement juridique. Effectivité, efficacité, proportionnalité ont en commun de déplacer l’attention vers les effets de la norme. Les raisonnements des juges européens ou du Comité européen des droits sociaux fondamentaux qui font place à une appréciation de l’effet utile ou au contrôle de l’application effective sont emblématiques de cette attention du droit à ses propres effets ((J. Porta et C. Wolmark, « Les droits sociaux fondamentaux à l’épreuve du pluralisme », in A droit ouvert, Mélanges en l’honneur d’Antoine Lyon-Caen, 2018, pp. 789‑814). Il en va pareillement de la proportionnalité qu’elle soit appréciée comme relation d’un moyen à une fin dans les raisonnements de la CJUE ou comme balance d’intérêts devant la CEDH. Ces critères de jugement ont en commun d’inviter le juge à des raisonnements conséquentialistes pour lesquels la prise en compte de références téléologiques réclament une attention factuelle à la concrétisation du droit. Ce faisant, elles ne peuvent manquer d’imposer un renouvellement de la conception de la réalisation.
Perspectives réalistes
Les perspectives réalistes portent également un regard critique sur l’idée d’application. Elles déploient toutefois une critique d’une nature différente s’attachant non à la méthode juridique, mais à la performativité du droit. Aux prescriptions juridiques, elles opposent une description empirique de leur concrétisation. Elles ont pour ambition de dévoiler ce que fait le droit. Ces perspectives ont en commun de mettre en exergue le caractère créatif de la réalisation du droit. Elles diffèrent pour partie selon qu’elles adoptent à l’égard du droit un point de vue interne ou externe. La réalisation du droit n’est pas pensée de la même manière selon que l’on prenne la norme juridique comme motif, raison, principe des décisions, actions ou comportements d’une part ou comme instrument, outil, moyen d’une action ou d’une décision.
Point de vue interne
D’un point de vue interne, les approches réalistes insistent sur la réflexivité des opérations de réalisation. Elles s’accordent pour montrer que la réalisation du droit coconstruit la norme juridique.
La décision de justice constitue le terrain privilégié d’une telle démonstration. Les prémisses de cette critique sont désormais acquises. La norme juridique n’est pas l’énoncé juridique, mais sa signification, son interprétation. Cette interprétation ne préexiste pas à l’acte de juger. Aussi l’interprète authentique du droit est-il investi d’un pouvoir normatif dont la portée varie d’un auteur à l’autre en fonction de leur conception du langage et des limites de l’interprétation. En ce sens, la norme n’est pas tant posée par l’auteur de l’énoncé juridique que par l’autorité en charge de son application. Les approches réalistes mettent ainsi en cause la distinction entre élaboration et application. En dévoilant le pouvoir normatif de l’interprète, elles invitent à repenser les contraintes qui enserrent l’acte de juger (M. Troper, V. Champeil-Desplats. Proposition pour une théorie des contraintes juridiques. Théorie des contraintes juridiques, Bruylant–LGDJ, 2005, p. 15). Elles ouvrent également l’espace nécessaire à une réflexion sur les déterminants réels du jugement.
La mise en œuvre du droit offre un second terrain pour penser la créativité de la réalisation du droit. Inspirée de l’analyse des politiques publiques, la notion de mise en œuvre embrasse le vaste ensemble des opérations visant à la réalisation du droit. Elle décompose ainsi la chaîne des opérations tant générales que particulières qui permettent la concrétisation d’une norme. Intégrant l’évaluation du droit à ce processus, elle insiste alors sur sa récursivité. Cette conception procédurale de la mise en œuvre porte attention à la manière dont les actes pris pour concrétiser une norme en construisent la signification. La mise en œuvre des droits fondamentaux en offre une illustration évidente. Par définition, un droit fondamental est un énoncé de grande généralité dont la signification est largement indéterminée. L’ensemble des actes législatifs, administratifs ou juridictionnels qui en dérivent permettent sa concrétisation en ce sens qu’ils en garantissent l’exercice en même temps qu’ils en précisent les implications. La théorie de l’effet cliquet des droits fondamentaux tendait à tirer argument de cette réflexivité de la mise en œuvre. La doctrine de l’interprétation évolutive de la Convention européenne des droits de l’homme relève d’une conception analogue de la mise en œuvre. La mise en œuvre ouvre également à une autre perspective, celle de la réception de la norme juridique. À l’instar de la mise en œuvre d’une politique, la réalisation d’une norme juridique se traduit par son acclimatation au contexte de réception. Celle-ci ne laisse que rarement indemne le programme juridique initial. La réception d’une norme peut s’accompagner d’un éventail de réactions. La mise en œuvre en altère fréquemment certains aspects, voire en modifie même la fonction. Les réflexions de Günther Teubner sur la mise en œuvre de la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993, concernant les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs illustrent bien la reprise de telles préoccupations dans l’analyse juridique. Dans un article désormais célèbre, il montrait ainsi comment la notion de bonne foi posée par la directive européenne était modifiée à la suite de sa transposition dans le droit anglais faisant surgir de nouvelles divergences là où le législateur européen escomptait un rapprochement des droits nationaux (TEUBNER, 1998). La mise en œuvre décrit alors comment les processus de réception et d’appropriation modifient le programme normatif, le contexte de mise en œuvre rétroagissant sur la norme.
Point de vue externe
Adoptant un point de vue externe, certains travaux sur la réalisation du droit s’inscrivent dans une tout autre perspective, celle de la mobilisation du droit. Développée dans le cadre de la sociologie du procès, la mobilisation du droit cherche à rendre compte du processus menant à l’action en justice. Tentant de penser le non-recours au droit, les travaux de sociologie portant sur la mobilisation du droit décrivent le processus sous son double aspect social et conceptuel (E. Blankenbourg, La mobilisation du droit. Les conditions du recours et du non-recours à la Justice, Droit et société n° 28, 1994, p. 691-703). Le recours au droit réclame, au sens propre, de la mobilisation, un engagement, une motivation de l’individu. Il nécessite également de juridiciser le conflit, de l’inscrire conceptuellement dans le langage du droit. Ainsi, la réalisation du droit y est prise en quelque sorte à rebours. Il s’agit alors de décrire le droit en action. Prolongeant cette réflexion critique sur le recours au droit, la sociologie des mouvements sociaux rend compte de l’inscription du droit au sein des répertoires d’action collective. Le droit devient ainsi lui-même un recours pour contester (ISRAËL, 2020). Cette approche d’un droit en action implique alors en particulier de s’intéresser aux professionnels du droit et à leurs engagements. C’est ce qu’entreprend notamment le courant d’analyse du « cause lawering ». Cette attention aux usages sociaux du droit étudie les manières et les processus par lesquels la mobilisation du droit tout à la fois se sert du droit et en fait évoluer le contenu.
Analyser la réalisation du droit comme mobilisation implique une théorie spécifique des rapports du droit à l’action. La norme juridique n’est pas prise pour raison d’agir, mais comme instrument, outil ou arme au service de finalités ou de valeurs que sert sa mobilisation. Le droit n’est pas ici pris comme cadre, mais ressource pour l’action. L’attention n’est plus portée à la norme juridique et à l’interprétation que lui confère le système juridique, mais à la manière dont les acteurs du droit, professionnels ou non, inscrivent le droit dans leurs répertoires d’action. Ce faisant, l’idée de mobilisation du droit démystifie la représentation d’un droit agissant pour sa concrétisation. Non seulement le droit doit être mobilisé pour se réaliser, mais ces mobilisations n’épousent pas nécessairement les fonctions dont la norme pouvait sembler investie. Elle souligne les contraintes qui entourent l’usage de l’instrument juridique, en même temps que la souplesse de cette instrumentation dont les fonctions se rejouent au gré des mobilisations.
En invitant à penser le droit en action, les perspectives réalistes permettent assurément de rompre avec le partage fruste entre le prescrit et le réel, le droit et la pratique. Elles portent en elles une critique définitive tant de l’idée d’application que de ses corollaires sociologisants que sont l’effectivité ou l’efficacité.
Toutefois, dans le traitement du rapport du droit à l’action, elles laissent de côté une question centrale pour la connaissance juridique du droit, celle de l’imputation. Que signifie l’affirmation selon laquelle un acte, une décision, un comportement a pour raison une norme ? Les perspectives réalistes laissent cette préoccupation en dehors de leur champ d’investigation en concevant le rapport au droit comme instrumental. Le risque est toutefois de perdre la singularité de l’idée de réalisation. Celle-ci est pourtant au fondement d’une connaissance juridique du droit.
La perspective pragmatique offre ici un terrain propice pour repenser le rapport d’une action au droit.
Perspective pragmatique
L’imputation, au cœur de la perspective pragmatique
Décrire le droit implique d’identifier des liens entre des normes et des actes. La connaissance juridique est ainsi caractérisée par une manière propre de justifier de ces liens prenant appui sur une conception de la réalisation du droit. Pour s’en convaincre, il suffit de partir d’un exemple des plus banals. Pour rendre compte des décisions de justice prises au sein du système juridique, les juristes décrivent ces décisions comme jurisprudence. Pareille description consiste à traiter ces événement comme des décisions ayant une portée jurisprudentielle, c’est-à-dire en ce qu’elles informent sur l’interprétation des énoncés juridiques. Cette description n’est alors possible qu’en ce que le jugement est considéré comme une décision prise en raison d’une norme juridique, cette norme étant elle-même la signification des énoncés à laquelle la décision fait explicitement ou implicitement référence. Autrement dit, l’idée de jurisprudence implique d’une part de qualifier le jugement comme un acte, une décision et non un simple évènement et d’autre part d’imputer cette décision à la norme. Dans cette perspective, le jugement est considéré comme une action qui a pour fondement une norme juridique. On dit couramment que le juge applique la règle. Dire cela, ce n’est pas affirmer que la règle est la cause du jugement, mais qu’elle est, du point de vue du droit, la raison d’agir du juge. Il est bien évident que cette description juridique du jugement n’est pas la seule description possible de l’activité des tribunaux. D’autres descriptions peuvent prétendre rendre compte du jugement et de son orientation. L’analyse économique du droit s’emploie par exemple à dévoiler derrière la raison juridique d’autres mobiles ou facteurs déterminant la décision du juge. L’analyse statistique peut pareillement s’employer à souligner la prévalence d’autres facteurs comme le genre, l’âge, la classe sociale des parties, voire des magistrats. N’est-ce pas d’ailleurs également la promesse de la justice prédictive ? Substituer à une connaissance juridique des décisions, une interprétation statistique par le recours à l’algorithme.
La spécificité d’une connaissance juridique de l’activité juridictionnelle implique de traiter ces composantes du droit (jugement, loi, etc.) non comme des phénomènes causés ou déterminés ni comme les moyens d’autres fins, mais des actions pris en considération de normes. Pour le dire autrement encore, la connaissance juridique du droit ne se propose pas d’expliquer les évènements du droit – ce qui impliquerait une interprétation causale des facteurs ou des déterminants de ces évènements – mais de donner à comprendre ces évènements en fonction du droit. C’est alors à la manière d’imputer à une action, décision ou comportement une norme juridique que renvoie en dernière instance la question de la réalisation.
Ce qui est vrai du jugement pris au sens fort de décision l’est également pour d’autres opérations du droit telles l’exécution ou la transposition. L’affirmation selon laquelle tel texte juridique du droit français transpose ou met en œuvre une directive ne signifie pas que ce texte est causé par la directive européenne, mais qu’elle lui est juridiquement imputable. Au cours du processus de mise en œuvre, nombreux sont les acteurs et les intérêts publics ou privés à l’œuvre pour initier, influer sur, bloquer la réception de la directive. Ce sont là autant de manières d’expliquer le contenu de la législation finalement adopté. La description d’un texte national comme issu de la transposition, et les conséquences qui découlent de cette qualification pour l’activité des juristes, reposent ainsi sur une convention d’imputation. Elle implique de comprendre la législation nationale comme ayant pour raison la directive. Toutefois, le récit des changements du droit national à raison de l’harmonisation européenne diffère selon la manière dont est comprise la réalisation d’une directive. Elle n’est pas la même selon que la réalisation de la directive est conçue comme transcription, transposition ou mise en œuvre par exemple.
Ainsi, la description juridique du droit implique une herméneutique spécifique. Celle-ci reposent sur des conventions d’imputation dont le critère dépend en dernière instance des représentations partagées de la réalisation du droit. En ce sens, l’épistémè juridique s’éprouve dans les disputes à propos de ces représentations.
Comment rendre compte alors des représentations juridiques de la réalisation ?
Rendre compte des représentations juridiques de la réalisation
Les représentations de la réalisation, et par là les conventions d’imputation, varient en fonction des contextes. Le lexique juridique en donne l’intuition. Il contient un ensemble de verbes d’action qui paraissent liés une conception de la réalisation à un contexte. Il s’agit d’exécuter une loi, de mettre en œuvre un droit fondamental, de transposer une directive, de poursuivre un objectif. À chacun de ces verbes correspondent bien des règles et des dispositifs sur la réalisation du droit, pour ainsi dire des régimes de réalisation du droit. En effet, à l’opposé de la représentation mécaniste de la réalisation comme application, les systèmes juridiques sont riches de dispositions visant la concrétisation de leurs prescriptions. Cet ensemble de dispositifs constitue en quelque sorte un droit sur la réalisation du droit. En fonction des contextes juridiques, ces dispositifs correspondent à des conceptions différentes de la réalisation. Ces variations sont bien évidemment sensibles d’un système juridique à un autre.
Les différences entre le droit de l’Union et les droits nationaux peuvent être prises pour illustration. Le droit européen présente en effet cette spécificité d’être un droit dont la concrétisation dépend de manière médiate des autorités nationales. Aussi, le droit de l’Union européenne est-il particulièrement fécond en dispositions et exigences visant à garantir sa pleine application. Il ne suffit par exemple pas aux autorités nationales de transcrire une directive, ni même d’ailleurs de simplement la transposer. Ils doivent implémenter la directive, c’est-à-dire apprêter, préparer le système juridique national, pour en garantir la pleine application. Cette exigence peut impliquer de créer des institutions ou des procédures, de faciliter l’invocation du droit issu de la transposition, d’aménager le régime de la preuve, de prévoir des sanctions efficaces … L’ensemble de ces exigences constitue un régime de réalisation propre au droit de l’Union. Cette conception spécifique de la réalisation justifie ainsi d’identifier l’impact d’une directive au-delà même des seules modifications opérées dans le droit national lors de sa transposition.
Précisons qu’au sein même d’un système juridique, les régimes de réalisation du droit ne sont pas homogènes. Chacun le perçoit confusément à propos de l’égalité et de la lutte contre les discriminations. Ce n’est pas la même chose d’établir une égalité en droit entre les hommes et les femmes en adaptant le droit positif, de garantir une égalité matérielle en compensant par des droits supplémentaires une situation de désavantage, de permettre une égalité substantielle en aménageant l’environnement social pour permettre un même exercice des libertés ou de viser une égalité dite réelle définie par un indicateur chiffré. Tant les opérations appelées par ces différentes conceptions de l’égalité que l’évaluation du résultat attendu divergent (J. Porta. Égalité, Discrimination et égalité de traitement – À propos des sens de l’égalité dans le droit de la non-discrimination, 2ème partie. Revue de Droit du Travail, 2011, p. 354). Autrement dit, à chacune de ces définitions de l’égalisation correspond une conception spécifique de la réalisation.
Enseignements d’une conception pragmatique de la réalisation du droit
Le premier enseignement est d’ordre épistémique. À l’heure où les analyses juridiques du droit entrent en concurrence avec des descriptions dont le principe emprunte à d’autres sciences sociales, rechercher à travers le droit de la réalisation du droit les représentations qui les fondent permet de réfléchir la possibilité d’une connaissance juridique des systèmes normatifs. Pour le juriste, elle offre une forme de réflexivité sur la manière dont le droit peut être décrit. La question de la réalisation du droit peut ainsi être pris comme terrain pour éprouver la relevance d’une épistémè à décrire certains phénomènes. Le système juridique de l’Union européenne peut ici être pris pour « hard case » pour les doctrines nationales. L’harmonisation européenne ne peut être décrite qu’au prisme d’une conception spécifique de la réalisation du droit. De surcroît, au sein d’un même système juridique, l’analyse du droit de la réalisation peut être un efficace levier pour penser le pluralisme des formes de normativités. On l’a dit, le droit n’est pas composé d’un ensemble de règles de conduite sanctionnée. La régulation par le droit recourt désormais à une multiplicité de dispositifs : objectif, incitations, programme ou plan, recommandation. Rendre compte de leurs manifestations s’avère souvent ardu, ainsi qu’en témoigne la distinction entre hard Law et soft Law par exemple qui fait de la sanction un critère a priori de séparation au sein des modes de normativité. En mettant en exergue la diversité des rapports des normes à l’action, l’étude des régimes de réalisation permet d’expliciter les manières dont est pensée comment le droit influe sur le fait ou l’action implicites aux différents modes de régulation. On l’a par exemple justement démontré : le « gouvernement par les incitations » implique un rapport spécifique de l’acteur à la norme, supposant de sa part une rationalité intéressée (LECLERC, SACHS, 2015). L’analyse du droit de la réalisation invite ainsi à repenser la pluralité des modes de normativité en fonction des théories du changement qu’elles présupposent.
Ce retour sur les épistémès juridiques fait ainsi surgir du pluralisme là où la théorie générale du droit tend souvent à penser a priori les conditions de la connaissance juridique. De plus, adossant ainsi l’épistémè des juristes sur des conceptions du rapport de la norme à l’action, la perspective pragmatique prépare un échange interdisciplinaire avec les autres sciences sociales dont le sous-bassement méthodologique restent fondamentalement indexé sur les théories de l’action individuelle ou collective. En définitive, les approches économiques ou sociologiques du droit se caractérisent en grande partie par la manière dont elles conçoivent le rapport de l’action à la norme.
Ensuite, l’étude des régimes de réalisation du droit permet d’engager un dialogue interdisciplinaire avec les sciences sociales sur un terrain renouvelé.
D’une part, d’un point de vue interne, sans ignorer la clôture épistémologique d’une connaissance juridique, elle permet d’interroger le partage apparemment évident entre le droit et le fait. Pour sa réalisation, le droit aménage, apprête l’environnement dans lequel il se concrétise. Certains dispositifs visent à en faciliter la mise en œuvre. Le droit de l’égalité de traitement et de la lutte contre les discriminations en matière professionnelle est ainsi riche de ces équipements : plan, programme, indicateurs, informations, procédure de consultation et de négociation… Il ne s’agit pas de faire application de l’égalité dans l’entreprise, mais de mettre en œuvre une politique d’égalisation dont le droit du travail propose l’équipement. L’information sur le contexte social dans l’entreprise y joue alors un rôle décisif (Vincent-Arnaud Chappe. L’agentivité d’un outil de quantification des inégalités sexuées en entreprise : Les controverses autour du rapport de situation comparée (1967-2015). 2017. ffhal-01667367). La norme se concrétise dans un environnement tout à la fois apprêté et reconnu pour sa réalisation. En ce sens, l’environnement dans lequel se concrétise le droit est lui-même normé par le droit. À côté de ces dispositifs orientés vers la mise en œuvre, la lutte contre les discriminations est également prolixe en dispositions visant à adapter et préparer le recours au droit. Il y a bien en la matière une certaine idée de la mobilisation du droit : aménagement de la preuve, rôle du défenseur des droits, protection du plaideur, détermination de sanction efficace. On le comprend. Le droit n’est pas ignorant des conditions de sa propre effectuation. Décrire ces dispositifs permet à l’analyse juridique de descendre au plus prêt des opérations de concrétisation pour penser la normativité de la norme. Ce chemin de la norme vers les conditions postulées à son accomplissement permet d’interroger la frontière apparemment évidente entre le droit et le fait.
D’autre part, d’un point de vue externe, penser la réalisation du droit invite à décomposer les contraintes de mise en forme qui pèsent sur celui qui mobilise le droit. Contre une représentation instrumentale du droit comme d’un outil, un moyen à disposition, une approche pragmatique de la réalisation doit à revers des équipements et des apprêtements de l’environnement au droit mettre en exergue les « transformations » exigées par la référence au droit. D’un régime de réalisation à l’autre, ces contraintes de mise en forme requises pour l’usage du droit ne sont pas de même nature. Faire de ses maux une cause implique pour un individu un effort singulier de qualification qui s’apparente à une forme de traduction. Il lui faut par exemple faire de ses maux un dommage susceptible de s’analyser en préjudice ou les caractériser d’atteinte à un intérêt général justifiant la mise à l’écart d’une norme, etc. Pareille transformation peut aller jusqu’à réclamer une reformulation de l’identité des individus en appelant au droit.
Ainsi, prendre au sérieux les régimes de réalisation du droit permet ici de souligner la pluralité des grammaires de l’action impliquée par les différents modes de normativité qui caractérisent le droit.
BLANKENBURG E., « Mobilisierung des Rechts. Eine Einführung in die Rechtssoziologie, Springer, 1995 ; La mobilisation du droit. Les conditions du recours et du non-recours à la Justice », Droit et société n° 28, 1994, p. 691
CARBONNIER J., Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur
CHAMPEIL-DESPLATS V., PORTA J, THEVENOT L., « Introduction : une expérience de recherche coopérative et transverse entre droit et sciences sociales », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 16 | 2019
LECLERC O, SACHS T., « Gouverner par les incitations. La diffusion d’une logique incitative dans le droit du travail », Revue Française de Socio-Économie, 2015-2, pp. 171
ISRAËL L., L’arme du droit, Presses de Sciences Po, 2020
JEAMMAUD A., « La règle de droit comme modèle », Revue interdisciplinaire d’études juridiques 1990/2, p. 125
JEAMMAUD A., « Les règles juridiques et l’action », D. 1993, chron. p. 207
JEAMMAUD A., SERVERIN E., « Évaluer le droit », D. 1992, chron. p. 263
LASCOUMES P., E. SERVERIN E., « Théories et pratiques de l’effectivité du Droit », Droit et Société, 1986, p. 101
MOTULSKY H., Principe d’une réalisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs, préf. ROUBIER, Paul, Sirey, 1948 ; reprint Dalloz, avant-propos FRISON-ROCHE, M.-A., 1992.
PORTA J., La réalisation du droit communautaire – Essai sur le gouvernement juridique de la diversité, LGDJ – Fondation Varenne, 2007, 2 tomes
RANGEON P., « Réflexion sur l’effectivité du droit », in Les usages sociaux du droits, D. Lochak e.a. (dir.), CURAPP, PUF 1989, p. 126
TEUBNER, « Legal Irritants: Good Faith in British Law or How Unifying Law Ends Up in New Differences », Modern Law Review, Vol. 61, 1998, p. 11
WEBER M., Économie et société, Plon, 1971 [1922],
Jérôme Porta
Décembre 2022