La représentation constitue le procédé par lequel les actions du représentant sont considérées comme valant comme celles qu’aurait accomplies le représenté. Elle permet de rendre présent ce qui est absent ou évanescent. Mais quel est le substrat sur lequel se construit le procédé d’équivalence présumée entre les actions du représentant syndical et celles du ou des représentés, les salariés ? Par quels mécanismes et sur quelle base le représenté – absent ou impalpable – advient par la présence du représentant ? Chercher à répondre à ces questions ne poursuit pas un simple objectif de mise en ordre et d’explicitation ; une telle investigation demeure pertinente tant que n’ont été enrayés ni le déclin syndical ni le processus d’éloignement entre les organisations syndicales et les salariés.
Au risque d’une certaine schématisation, le droit du travail abrite quatre figures de la représentation syndicale, dépendant de l’étendue des actions impliquée par la représentation.
La confiance et le contrat
Première figure de la représentation auquel tout juriste songe, le mandat du Code civil n’a pourtant guère de place en droit du travail. On sait que la polymorphie règne en droit civil ; « contrat aux mille visages », a-t-on coutume de dire. Il est vrai que de l’émissaire, en passant par l’agent, jusqu’au fondé de pouvoir, les types de mandats conventionnels brillent par leur diversité. Toutefois, en arrière-fond de cette multitude se tient la promesse d’une certaine unité. Le lien entre le représentant et le représenté est fait de la confiance que le second accorde au premier, confiance qui se matérialise dans une convention. Le mandat conventionnel repose sur une relation de confiance.
Cette confiance présente néanmoins plusieurs originalités. Tout d’abord, la confiance est limitée : la mission du mandataire est réglée, ses bornes en sont fixées par le cadre de la convention (C. civ. art. 1889). De ce premier caractère découlent l’obligation pour le mandataire de rendre des comptes (C. civ. art. 1893) et sa responsabilité en cas de dépassement ou de violation des termes du mandat. Ensuite, la confiance est fragile. La confiance aveugle n’a pas sa place dans le droit du mandat conventionnel. La révocation ad nutum constitue la règle (C. civ. art. 2004) ; le mandataire vit dans la précarité de sa mission. Enfin, fondés sur une confiance personnelle, les actes du mandataire ne sauraient engager d’autres personnes que le mandant.
Cette figure de la représentation est absente des dispositifs juridiques relatifs à la représentation syndicale des salariés. Plus précisément, la figure du mandat est cantonnée aux relations entre le syndicat et ses mandataires : délégué syndical et représentant de la section syndicale. Lorsqu’il s’agit d’examiner les relations entre les salariés et le syndicat, la figure du mandat s’évanouit. L’analyse en termes de représentation conventionnelle a été exclue à de nombreuses reprises. Tout d’abord, dans le cadre des accords atypiques, signés par la représentation élue ou par des délégués de grève souvent syndiqués, la qualification de mandat, même tacite, a été parfois envisagée mais pour aussitôt être rejetée. Ensuite, la référence au mandat dans le cadre des mouvements collectifs menés par les syndicats n’est même plus envisagée.
Cette résistance à la qualification de mandat ne surprend guère. Ce n’est pas tant le lien de confiance qui fait défaut que la difficulté de constituer un collectif par l’intermédiaire de cette forme de représentation. Or, comme l’indique G. Borenfreund, « l’idée de représentation participe au premier chef de cette visée générale du droit social : saisir les rapports de travail dans leur dimension collective » (v. BORENFREUND 1991). Autrement dit, faire advenir les représentants des salariés sur le fondement du mandat renvoie les salariés à leur situation individuelle, et au mieux à une somme de situations individuelles. La finalité du droit social et du syndicalisme serait manquée. Dans le cadre de la représentation en droit social, l’avènement du syndicat comme représentant n’a de sens que par la construction corrélative du représenté. C’est donc une autre voie que celle du mandat qui a été frayée pour construire le lien entre les collectivités de salariés et leur représentant.
La ressemblance et le miroir
Il faut sans nul doute délaisser les canons des théories juridiques civilistes pour comprendre le type de représentation au cœur de la représentation syndicale. S’inspirant de conclusions d’ouvrages de philosophie politique (V. Biblio), une métaphore doit être sérieusement testée, celle du miroir. Dans cette perspective la personne du représentant se présente comme un reflet fidèle du représenté. Une similitude considérée comme suffisante cimente ainsi le lien de représentation. Le fondement de la représentation se trouve ainsi du côté de la proximité, de la ressemblance, entre représentant et représenté.
La capacité de représentation accordée à tout syndicat correspond à cette conception, dès lors que l’on met au jour les règles relatives à la représentation statutaire, lesquelles livrent un singulier mécano juridique. L’article L. 2131-1 du Code du travail donne aux syndicats professionnels pour objet la défense des intérêts collectifs « des personnes mentionnées dans leurs statuts ». À s’arrêter à ce texte, le syndicat pourrait défendre tout intérêt professionnel, dès lors qu’il l’a décidé dans ses statuts, à l’image d’une association. Pareille lecture est évidemment un peu courte, l’article L. 2131-1 ne se comprenant véritablement que combiné à l’article suivant – l’article L. 2131-2. Celui-ci indique que peuvent se constituer librement les syndicats professionnels de personnes « exerçant la même profession, des métiers similaires ou des métiers connexes concourant à l’établissement de produits déterminés ». La conjugaison de ces deux textes conduit à affirmer que l’objet des syndicats consiste dans la défense de catégories de personnes unies par une même communauté d’intérêts professionnels, intérêts professionnels qui sont également ceux des adhérents du syndicat. Il ne s’agit pas pour le syndicat de la défense des droits des membres. Ce serait un mandat. Il ne s’agit pas non plus de défendre l’intérêt des membres, ce qui serait déjà plus vaste. Il s’agit encore plus largement de la défense de l’intérêt de la catégorie de travailleurs visée par les statuts, une telle représentation étant autorisée par la proximité, voire l’identité, postulée entre les intérêts statutairement défendus et les intérêts des adhérents au syndicat. Le lien social lié à l’exercice d’une même profession, socialement mouvant et subjectif, est objectivé, ou mieux, stabilisé dans la définition de l’objet spécial légal du syndicat. En définitive (et sans réelle surprise), le syndicat peut défendre les intérêts de toute la catégorie professionnelle correspondant à celle de ses membres. Se loge ici une représentation d’intérêts fondée sur une similitude professionnelle ; une « représentation-miroir » en somme. Du fait de sa composition, le syndicat renvoie aux salariés une image d’eux-mêmes, laquelle justifie la représentation des seconds par le premier. Pour autant, lorsqu’il s’agit, par l’octroi de la représentativité, d’accorder aux syndicats des prérogatives plus importantes que celles impliquées par la seule représentation statutaire, d’autres formes de représentation prennent le relais.
L’action et le réalisme
Les débats suscités par la présomption irréfragable de représentativité tirée de l’affiliation d’un syndicat à l’une des cinq grandes confédérations, ont eu pour effet de laisser quelque peu dans l’ombre les réflexions relatives à la représentativité prouvée dans sa version antérieure à la loi du 20 août 2008. Ce mode d’acquisition de la représentativité, considéré comme secondaire, livre néanmoins une figure de la représentation syndicale singulière.
Tels qu’issus de la loi du 11 février 1950, les critères de représentativité s’inscrivaient dans la droite ligne d’une représentation-miroir. Cette loi organisait un continuum entre la représentation statutaire des syndicats et l’acquisition de la représentativité. En effet, mises à part l’indépendance et l’attitude patriotique durant l’Occupation – éléments de (dis)qualification du syndicat –, les critères d’appréciation de la représentativité proprement dite s’articulaient autour du critère des effectifs, considéré comme central. Toutefois, ce critère a perdu au fur et à mesure sa primauté, la jurisprudence lui ayant adjoint celui de l’audience ou encore de l’activité réelle (Soc. 8 nov. 1988, Bull. civ. V n° 576). La Cour de cassation a ainsi progressivement rompu le lien entre représentation syndicale et représentativité, empêchant de voir dans la seconde le simple approfondissement de la première.
Dans le dernier état de la jurisprudence, l’influence était devenue la condition centrale d’acquisition de la représentativité (dès lors que l’indépendance du syndicat est constatée ou non contestée). Cette influence résultait d’un faisceau d’indices parmi lesquels aucun ne se dégageait nettement. Cependant, le volontarisme syndical, l’activité réelle, l’audience et les effectifs occupaient une place importante. En définitive, la représentativité était moins octroyée que reconnue car déjà là, visible dans une capacité d’action et de mobilisation. S’exprimait ici le réalisme du droit du travail, branche dans laquelle les faits imposent une qualité et une qualification.
En somme, le lien de représentation que constitue la représentativité a d’abord été recherché dans une ressemblance entre le représentant et les représentés puis par la démonstration par le représentant de sa capacité à défendre les intérêts… qu’il prétend défendre. Cette justification se tient également en arrière-plan du mécanisme de la représentativité présumée, justiciable néanmoins d’une autre métaphore.
Le talent et la scène
Parmi les différentes conceptions de la représentation, celle que charrie la représentation théâtrale pourrait être féconde pour décrire comment le droit a longtemps envisagé les rapports des syndicats représentatifs aux salariés, dans le cadre de la représentativité présumée.
Dans la représentation scénique, la qualité du lien qui unit le représenté (le personnage) et le représentant (l’acteur) dépend de la compétence, voire du talent de ce dernier. Le bon acteur/représentant est celui qui, par son talent et son expérience, fera le mieux comprendre les souhaits, les états, les intérêts du personnage/représenté. Dans ce rapport de représentation, deux originalités sont à l’œuvre. D’une part le représenté est quasi mythique, impalpable à tout le moins, il n’advient véritablement que dans et par la représentation. D’autre part, le représenté ne choisit pas directement son représentant, ce choix est effectué par un tiers (au théâtre, le metteur en scène), capable de déceler et de choisir les représentants (comédiens) qui détiennent le plus grand talent. Cette lecture du lien de représentation peut servir à décrire le lien de représentation consacré à travers la présomption de représentativité issu du dispositif conjuguant l’arrêté du 31 mars 1966 qui déclarait représentatives les cinq grandes confédérations syndicales et la présomption de représentativité par affiliation (v. C. trav. anc. art. L. 412-4). Les « cinq grandes confédérations syndicales » déclarées représentatives par l’arrêté du 31 mars 1966 et les organisations qui leur étaient affiliées étaient, en quelque sorte, considérées par les pouvoirs publics comme dotées d’une compétence éminente et donc investies d’un pouvoir particulier de représentation des salariés. À la différence de la représentation de type réaliste précédemment évoquée, la représentativité présumée ne se fondait pas sur la démonstration d’une véritable capacité d’action mais bien sur le choix d’acteurs considérés comme pertinents par le pouvoir exécutif, choix auquel n’était certes pas étrangère la considération de la capacité de défendre efficacement les intérêts des salariés.
Mais les limites de ce type de représentation ont fait sentir leurs effets. Pour filer la métaphore théâtrale, les salariés ne semblaient plus croire à la pièce et à ses acteurs ; personnages de la pièce initialement, ils en étaient devenus spectateurs.
Aussi, une forme d’acquiescement a été réintroduite dans le choix des représentants par la loi du 20 août 2008 et l’accent que cette dernière met sur le critère lié à l’audience dans l’acquisition de la représentativité. Le représenté prend ainsi part au choix du représentant ; le personnage participe au choix de l’acteur qui le représente. Ce faisant, ce personnage gagne en épaisseur et perd en imaginaire. Un autre type de représentation point alors : la représentation par suffrage.
L’écoute et le suffrage
La représentation peut enfin prendre la forme d’un choix de délégués par le suffrage. Est ici à l’œuvre une représentation de type démocratique. Le collectif représenté délègue la défense de ses intérêts à des représentants par le vote. Cette forme de représentation permet de faire advenir à l’existence un collectif qui ne s’est pas formé par un acte explicite, contractuel, d’association.
La place centrale prise par le vote dans l’accès à la représentativité depuis la loi du 20 août 2008 invite alors à s’interroger sur la justification du lien entre représentant et représenté, ou plus précisément sur la qualité du représentant que vient consacrer ce lien. La difficulté vient du fait que le vote en ce qu’il exprimerait la volonté du salarié fait écran aux raisons qui président au choix du représentant. Tout un pan de la science politique est consacré à l’étude des déterminants du vote. En effet, nombreuses sont les considérations qui interviennent dans l’acte de voter. Certaines sont liées à l’action passée du candidat, d’autres à sa personne même, d’autres encore aux orientations politiques des organisations qui le soutiennent. Toutefois, la spécificité du vote tient au processus qui le précède. Le recueil des souhaits et revendications constitue une nécessité en vue de l’élection et la campagne électorale, son outil en somme. Dans la représentation par le suffrage, le lien de représentation résulte d’un choix effectué par le représenté, fondé sur l’appréciation par ce dernier de la capacité du représentant à recueillir puis à porter sa parole, ses intérêts et ses préférences. C’est dans la campagne que va se créer et se solidifier le lien, qui se tisse notamment à partir des qualités distinctives que le candidat peut présenter. Cette centralité de la campagne n’est pas absente du droit positif. Le législateur de 2008 envisage l’acquisition de la représentativité comme une compétition électorale (alors pourtant que l’élection a un autre objet) à l’issue de laquelle le mandataire syndical, meneur de la campagne, voit son mandat cesser si son syndicat n’est pas reconnu comme représentatif. Le mandataire syndical est ainsi considéré comme responsable de l’échec électoral. Signe supplémentaire de l’importance de la campagne, l’article L. 2142-1-1 in fine du Code du travail permet au représentant de la section syndicale d’être de nouveau désigné six mois avant les élections suivant celles où son syndicat n’a pas obtenu un score suffisant pour être reconnu représentatif. Il est admis que cette nouvelle désignation a pour finalité principale de permettre au mandataire du syndicat de participer à la campagne en vue des élections des membres du CSE à l’issue de laquelle sera appréciée l’audience nécessaire à l’acquisition de la représentativité. En somme, la représentation par le suffrage plonge une de ses racines les plus solides dans la capacité de recueil et de traduction des préoccupations des salariés.
À l’issue du repérage des différentes formes et sources de représentation, l’observation peut être faite d’une certaine diversité, reflet de la sédimentation historique de notre système de relations professionnelles.
Métaphore | Justification | Mécanisme | Représentant |
Miroir | Ressemblance | Réflexion | Le reflet |
Mandat | Confiance | Convention | Le mandataire |
Réalisme | Action | Capacité d’influence | Le meneur |
Scène | Talent | Sélection | L’acteur |
Suffrage | Écoute | Vote | L’élu |
Représentation et représentativité
Une conclusion affleure : la représentativité ne constitue pas un prolongement de la représentation, mais bien un supplément d’âme. Rapidement, la seule ressemblance inhérente à la représentation-miroir a paru insuffisante aux pouvoirs publics pour autoriser l’accès des syndicats à certaines prérogatives à l’égard des salariés. La notion de syndicats représentatifs s’est ainsi rapidement imposée pour permettre une sélection parmi les représentants des intérêts des salariés, et ce en vue de s’assurer de la solidité du lien entre représenté et représentant. Si la représentativité syndicale n’était que le prolongement de la représentation statutaire de type miroir, les prérogatives supplémentaires auraient été soumises à la démonstration d’une ressemblance particulièrement significative du syndicat avec les salariés dont les intérêts sont défendus. Dans cette perspective, le nombre et la composition des adhérents auraient dû être des critères déterminants. Si le critère tenant aux effectifs n’est pas absent de l’appréciation de la représentativité prouvée avant 2008 qui correspondait à une représentation par l’action, il est indifférent ou, à tout le moins, très effacé dans les autres formes de représentativité qui font la part belle à d’autres formes de représentation : la représentation de type théâtral, et la représentation par le suffrage, qui a finalement triomphé, au risque peut-être d’une occultation de la représentation par l’action.
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THOMAS L., La défense de l’intérêt collectif, thèse Paris Nanterre, 2020.
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Cyril Wolmark
Décembre 2022