L’évolution vers un statut unifié
En 1946, à la veille de la nationalisation du secteur de l’électricité et du gaz, les industries électriques et gazières (IEG) étaient en réalité composées de plusieurs centaines d’entreprises de tailles très variées. Initialement très hétérogène, la réglementation régissant les questions de personnel dans ces entreprises avait connu un début de mouvement d’unification enclenché par la loi du 28 février 1928 qui prévoyait notamment que le cahier des charges des concessions de distribution devait contenir des clauses fixant le statut du personnel.
A la suite de l’accord Matignon du 7 juin 1936 sur l’établissement des conventions collectives, une circulaire ministérielle du 9 janvier 1937 précisa, pour les IEG, les domaines respectifs du statut et de la convention collective. Était joint à cette circulaire ministérielle un « statut type » contenant les germes de ce qui deviendra en 1946 le « statut national du personnel des industries électriques et gazières ». Pour l’essentiel on y trouve déjà :
- Le principe de minima salariaux, en application de la loi du 24 juin 1936;
- Des dispositifs d’entreprise en matière de représentation du personnel, de droit syndical et de médecine du travail ;
- La mise à disposition du personnel « d’œuvres sociales » ;
- Des structures destinées à organiser la formation du personnel (apprentissage et mécanisme de promotion sociale interne dite « promotion ouvrière ») ;
Par ailleurs, étaient également mises en place des garanties complémentaires ou améliorant celles prévues par le régime général d’assurance maladie (maintien de salaire en cas de maladie ou d’accidents du travail, prestations en nature complémentaires) ainsi que les prémisses d’un régime spécial d’assurance vieillesse.
Malgré ces efforts d’unification, beaucoup d’entreprises ne disposaient au moment de la guerre, soit d’aucun statut, soit de statuts très éloignés du statut-type de 1937.
Un statut de branche dès 1946
C’est dans ce contexte qu’est intervenue, au sortir de la guerre, la nationalisation par la loi du 8 avril 1946 de la quasi-totalité du secteur de l’électricité et du gaz naturel avec la création des deux établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) EDF et GDF, à côté desquels subsistaient néanmoins un certain nombre d’entreprises « exclues de la nationalisation » par l’article 8 de cette loi.
S’agissant du champ social, l’article 47 de cette loi pose le principe d’un statut établi par décrets qui reprendra à son compte les avancées sociales déjà contenues dans les statuts des plus grandes entreprises du secteur (cf. supra). Applicable « à tout le personnel de l’industrie électrique et gazière, y compris les usines exclues de la nationalisation », ce statut est donc, depuis l’origine, non pas un statut d’entreprise mais bien un statut « de branche professionnelle » même si l’expression n’apparaît pas dans la loi.
Même s’il leur est applicable, ce statut ne donne que peu de place aux entreprises non nationalisées, et les mécanismes de concertation, voire de négociation ou de « codécision » avec les organisations syndicales (voir infra.) qu’il organise ne concernent directement que les deux EPIC EDF et GDF. De même, c’est au sein de ces deux seules entreprises que seront prises les décisions à caractère réglementaire destinées à organiser l’ensemble des entreprises du secteur. En effet jusqu’en 2001, le Ministre en charge de l’énergie pouvait prendre des décisions fixant « les modalités d’application » « aux entreprises exclues de la nationalisation » des « mesures prises par les établissements nationaux ». Ainsi, et parallèlement au statut lui-même, une grande partie des décisions prises par EDF et GDF ont été rendues applicables dans l’ensemble des entreprises de la branche par le biais de ce mécanisme pour le moins original mais qui a néanmoins permis le maintien d’un régime social relativement unifié au sein de la branche jusqu’au tournant des années 2000.
Un statut novateur soumis à l’épreuve du temps
Pour l’essentiel, le statut pris en application de la loi de 1946 s’organisait autour de plusieurs « piliers » :
- Un régime spécial de sécurité sociale couvrant l’ensemble des risques (maladie-maternité, invalidité, vieillesse, décès, accident du travail et maladie professionnelle).
- Un dispositif original « d’organismes statutaires», sans Comité d’entreprise ni Délégués du personnel mais avec des « commissions secondaires du personnel » et des « comités mixtes à la production » [CMP], avec des modalités de mise en place, une composition et des attributions spécifiques : ainsi par exemple, les CSP étaient paritaires contrairement aux délégués du personnel et les CMP n’avaient pas de compétence en matière d’activité sociale.
- Des activités sociales gérées par des organismes spécifiques: la CCAS au plan national et des caisses mutuelles complémentaires et d’activités sociales au niveau local, ces dernières exerçant également le rôle de CPAM en matière de sécurité sociale.
- Un dispositif de classification et de rémunération reposant sur une grille salariale largement inspiré des règles de la fonction publique.
Le statut de 1946 contenait également un ensemble de mesures diverses concernant l’embauche, la de discipline, les congés particuliers, les heures supplémentaires, les droits familiaux etc., autant de mesures fortement influencées par le contexte d’après-guerre dans lequel il a été adopté.
N’ayant que peu ou pas évolué depuis sa mise en place, bon nombre des dispositions du statut de 1946 ont aujourd’hui :
- Soit été abrogées et remplacées par une application pure et simple du « droit commun du travail ». Il en est ainsi en matière d’IRP par exemple ;
- Soit été adaptées « en dehors du statut » : c’est le cas du « système de classification et de rémunérations » mis en place par des conventions de 1960 puis 1982 rendant caduques les dispositions demeurées dans le statut ;
- Soit sont désormais privées de toute effectivité en raison de leur décalage avec l’évolution de la société : références faites au « indemnités coloniales », au régime du service militaire légal ou au statut des « Femmes de chef de secteur » par exemple.
De fait, des quatre « piliers » d’origine du statut, seuls le régime spécial de sécurité sociale et le dispositif d’activités sociales conservent aujourd’hui une effectivité.
Une place centrale confiée aux organisations syndicales dès 1946
Paradoxalement, bien qu’il faille attendre la loi du 13 novembre 1982 pour que soit reconnue la possibilité de négocier des accords d’entreprise dans les établissements publics à statut, le statut accorde dès 1946 une place importante, dans l’entreprise, aux organisations syndicales : il pose notamment un principe de non-discrimination syndicale et accorde aux organisations syndicales « les plus représentatives » des moyens de fonctionnement.
Toute idée de négociation n’est pas absente du statut puisqu’il prévoit notamment que le salaire national de base est « fixé par le moyen d’accord direct entre le président directeur général d’électricité de France, et les représentants de la ou des organisations syndicales nationales les plus représentatives du personnel ». De même, s’agissant de la fixation des horaires de travail, il précise qu’ils sont « arrêté[s] par le directeur du service ou de l’exploitation après accord avec les représentants des organisations syndicales les plus représentatives du personnel ».
Autre élément significatif, la « Commission Supérieure Nationale du Personnel » (CSNP) organisme paritaire disposera pendant longtemps d’un véritable pouvoir de décision. Par exemple en matière de formation professionnelle, cette commission est chargée « par mandat, et sous contrôle permanent des conseils d’administration des services nationaux de l’électricité et du gaz, d’organiser l’apprentissage, l’éducation et le perfectionnement professionnels, en considération des besoins des services et des exploitations ».
Une coexistence difficile du statut avec l’accord collectif
C’est seulement avec la loi Auroux du 13 novembre 1982 que la négociation collective dans les établissements publics et les entreprises publiques à statut a été rendue possible. Elle est toutefois limitée au niveau de l’entreprise et son champ est lui-même restreint : aux termes de l’article L. 134-1 du Code du travail devenu L.2233-2 « (…) des conventions ou accords d’entreprises peuvent compléter les dispositions statutaires ou en déterminer les modalités d’application dans les limites fixées par le statut ».
Cantonnée jusqu’en 2000 au périmètre de l’entreprise la négociation a de fait un rôle résiduel puisque les accords ne peuvent ni modifier les dispositions statutaires, ni y déroger à peine de nullité. La notion même de dérogation s’est révélée source d’ambiguïté et d’insécurité juridique rendant incertaine le champ réel de la négociation. C’est d’ailleurs cette ambiguïté qui a conduit à l’annulation par la Cour de cassation d’un accord EDF de 1997 la Cour ayant considéré que « le statut d’EDF-GDF prévoit que les agents travaillent à temps complet, la cour d’appel a décidé à bon droit que l’accord du 31 janvier 1997, qui organise […] un régime de travail à temps réduit, ne se bornait pas à compléter les dispositions statutaires, mais les contredisait ».
Par ailleurs c’est en référence au même article L.2233-2 du Code du travail qu’il a été considéré que les dispositions relatives à la négociation annuelle obligatoire ne s’appliquent pas dans les entreprises des IEG. En effet, les règles du Code du travail imposant aux entreprises le contenu d’une négociation ne peuvent a priori être appliquées aux entreprises publiques à statut en raison de la contradiction qui pourrait en résulter avec les dispositions du statut prévoyant d’autres objets ou mécanismes. Cette interprétation a été partagée à la fois par la doctrine (MAGGI-GERMAIN 1996), le ministère du travail (Rép. Min. à QE n° 50255, JOAN 6 avril 1992) et la jurisprudence (CE 28 juillet 1993, Féd. Nat. Des tabacs et allumettes FO et CGT, AJDA 1993, p 739).
Cette approche pourrait sans doute être réinterrogée aujourd’hui tant les négociations obligatoires structurent désormais le droit du travail et alors que leur inapplicabilité dans les entreprises des IEG pourrait maintenir celles-ci à l’écart de certains dynamismes voulus par le législateur pour les entreprises soumises au seul droit commun (GEPP, Egalité professionnelle, handicap, …).
L’ouverture des marchés et l’essor de la négociation de branche
La loi du 10 février 2000 « relative à la modernisation et au développement du service public de l’électricité » a constitué une étape clé pour les IEG. Elle marque le début du processus d’ouverture des marchés de l’électricité et du gaz et s’accompagne d’importantes transformations dans le champ social. Voulue par l’Union européenne comme soutenant la nécessaire remise en cause des monopoles publics qui caractérise le système français, elle doit permettre une large entrée de capitaux et d’acteurs privés pour lesquels se pose immédiatement la question du statut collectif applicable à leurs salariés. Deux scénarios sont alors envisagés :
- Mise en place d’une convention collective construite sur la base « des acquis du statut » mais se substituant à celui-ci ;
- Maintien en l’état du statut réglementaire et mise en place de mécanismes favorisant le développement d’une véritable négociation collective de branche.
C’est ce second scénario qui sera retenu dans la loi du 10 février 2000 et qui conduira la branche des IEG à s’organiser pour devenir un cadre de négociation.
Si de leur côté les organisations syndicales sont depuis longtemps structurées au niveau professionnel avec de puissantes fédérations syndicales, ce n’est pas le cas des employeurs qui créeront, dès 2000, deux groupements d’employeurs : L’union Française de l’Electricité (UFE) et l’Union Nationale des Employeurs de l’Industrie Gazière (UNEmIG), auxquels adhéreront la quasi-totalité des employeurs de la branche.
La négociation de branche pouvait dès lors s’organiser à partir des deux dispositions introduites par la loi :
- La première a transposé au niveau de la branche la possibilité déjà ouverte au niveau des entreprises de négocier des accords pour compléter le statut ou en fixer les modalités d’application (Article L. 161-1 du Code de l’énergie).
- Le second, plus original, a prévu que des accords de branche étendus puissent se substituer «à toute mesure » prises avant 2000 par EDF et GDF (Article L. 161-4 du Code de l’énergie).
Un avenir difficile et incertain
Après 75 ans d’application, force est de constater que le statut a perdu une partie importante du contenu qui faisait son originalité en 1946 : bon nombre de ses dispositions ont été abrogées, sont devenues obsolètes ou ont été remplacées par des références au droit commun du travail. A l’inverse, de nombreux thèmes demeurent ignorés du statut.
Par ailleurs, l’important « corpus réglementaire » constitué par les centaines de décisions unilatérales prises entre 1946 et 2000 « en exécution du statut » est lui-même demeuré figé dans son état d’origine bien qu’il constitue toujours une référence incontournable pour les organisations syndicales. A ce sujet, le mécanisme très original institué par la loi de février 2000 pour faire migrer progressivement des décisions réglementaires vers le champ conventionnel n’a pas répondu aux attentes de ses auteurs : moins d’une dizaine de textes sur les plus de 300 « toujours en vigueur » ont évolué vers des accords collectifs.
Si de son côté la négociation collective s’est considérablement développée dans la branche et l’entreprise, elle ne peut juridiquement produire toutes ses potentialités dès lors que la loi maintient une obligation de conformité des accords collectifs au Statut alors même que ce dernier a considérablement vieilli et que sa pertinence même est interrogée dans un secteur devenu concurrentiel et largement ouvert aux entreprises privées.
Cet état de fait, couplé aux récentes réformes du droit du travail (notamment celles des ordonnances dites « Macron ») donnant une place de plus en plus importante à la négociation d’entreprise aurait pu conduire le législateur à s’interroger sur la place à accorder respectivement au statut et à l’accord collectif dans les IEG. A minima, le principe de conformité de l’accord au statut aurait-pu être adapté de telle manière que des thèmes nouveaux, absents du statut de 1946, puissent faire l’objet d’accords collectifs sans être exposés à un risque d’annulation en raison d’une approche très restrictive de la notion de « complément au statut ». Cela n’a pourtant pas été le cas.
La perte progressive d’effectivité du statut liée à l’obsolescence de son contenu s’est trouvée encore renforcée par l’effet de la loi NOME du 7 décembre 2010 qui a modifié son champ d’application : l’article 47 de la loi de 1946 ainsi modifié est désormais interprété par des entreprises récemment entrées dans le secteur comme leur offrant l’alternative d’opter, selon leur choix, soit pour l’application du statut, soit pour l’application d’un autre « régime conventionnel du secteur de l’énergie ». Sur cette base, ces opérateurs, « nouveaux entrants » dans la branche ont ainsi fait le choix de ne pas appliquer le statut mais de soumettre leur personnel à une convention collective choisie par eux, celle « des sociétés du négoce et distribution de combustibles, solides, liquides, gazeux et produits pétroliers » par exemple.
Finalement, le constat fait du vieillissement du statut couplé à la possibilité semblant ouverte par la loi d’échapper à son application ne pourra être démenti qu’à la condition d’une réelle volonté des acteurs d’en moderniser le contenu et sans doute de rechercher à mieux l’articuler avec la négociation collective.
MAGGI-GERMAIN N., Négociation collective et transformations de l’entreprise publique à statut, LGDJ, 1996.
Philippe Jean
Décembre 2022