Le sens juridique commun définit bien plus souvent la « règle supplétive » que « la supplétivité » elle-même. Ainsi, la règle supplétive est celle qui est « applicable à défaut d’autres dispositions » (CORNU 2007). Parler de supplétivité des règles, plutôt que de règles supplétives semble davantage saisir le mouvement par lequel une norme est écartée pour laisser place à l’application d’une autre. Autrement dit, la supplétivité désigne un mécanisme d’articulation entre deux normes de même objet. En son sein est incluse une règle supplétive, dont l’application est écartée dès lors qu’est édictée une autre norme, mais donc aussi cette autre norme, dont l’application est priorisée sur celle de la règle supplétive.
L’appréhension de la supplétivité par la définition de la règle supplétive n’est pas sans lien avec une certaine conception, qui fonde l’articulation des normes sur la qualité intrinsèque de la règle dont on se demande s’il est possible d’écarter l’application. Selon une doctrine assez classique, c’est l’axiologie de cette règle – les valeurs qu’elle porte – qui explique son articulation avec une seconde norme, de même objet.
I La conception axiologique de la supplétivité
L’analyse doctrinale traditionnelle de la supplétivité et de l’impérativité des normes législatives est emblématique de cette conception.
Dans la doctrine civiliste classique, le caractère supplétif des normes législatives n’est jamais directement étudié, il ne s’y appréhende que de façon négative : par opposition à ce que les auteurs disent des règles impératives (PÉRÈS 2004). Les règles impératives auxquelles « on ne peut déroger » sont celles qui « intéressent l’ordre public » selon le texte de l’article 6 du Code civil, ce dont la jurisprudence a déduit la possibilité de stipuler en contradiction avec les règles qui n’intéressent pas « l’ordre public ». Or, si les formules employées pour définir cette notion varient quelque peu, l’acception qui en est retenue reste au fond la même : que l’on se réfère aux définitions listées par Philippe Malaurie dans sa thèse (MALAURIE 1953), ou aux productions postérieures, il en ressort que « l’ordre public » ce sont les règles qui ont une valeur essentielle pour l’ordre juridique, ou dit-on souvent, une valeur d’intérêt général (J-J. LEMOULAND, G. PIETTE, J. HAUSER 2019). A contrario, les règles supplétives seraient donc celles qui n’incarnent pas une valeur essentielle, qui ne sont pas d’intérêt général. Ainsi, de l’aveu même de nombre d’auteurs c’est « la nature des règles » (FARJAT 1963), leur « force intérieure » (TERRÉ , SIMLER, LEQUETTE 2019), qui détermine leur caractère d’ordre public ou non, impératif ou non. Cette explication de l’impérativité et de la supplétivité, exclusive de toute autre dans ces discours doctrinaux, doit donc être considérée comme y ayant le statut de véritable explication juridique de ces techniques, et non politique ou philosophique. Ainsi la supplétivité, soit la liberté de stipuler contre certaines normes législatives, ne semble pas en premier lieu fondée par une norme d’articulation, mais par l’absence de valeur d’intérêt général décelable dans le contenu des normes.
Ce prisme axiologique, qui explique l’impérativité et la supplétivité par la valeur d’intérêt général ou non des normes législatives, s’est diffusé dans la doctrine travailliste. Ainsi certains auteurs considèrent que la finalité de protection des salariés exprime une valeur d’intérêt général particulier en droit du travail qui explique le caractère en principe « d’ordre public social » des normes législatives, qu’énoncerait l’article L. 2251-1. Il est alors possible de considérer que les normes conventionnelles plus favorables ne contredisent ni n’écartent les normes législatives puisqu’elles prolongent leur finalité de protection (REMY 1998, CANUT 2010, MORIN 1998), ce qui peut amener à en déduire que l’ordre public dit social n’est rien d’autre qu’un ordre public absolu de protection (MEYER 2006). D’autres auteurs vont jusqu’à considérer, que pour certaines normes législatives qui ne seraient pas d’intérêt général, la jurisprudence ou le législateur pourraient découvrir, par simple constatation, leur caractère supplétif et non « d’ordre public social ». (DURAND 1947, N. ALIPRANTIS 1981, Y. CHALARON 1998, F. FAVENNEC 2017…). Ainsi est-ce le caractère d’intérêt général de protection des normes législatives qui expliquerait la faculté de stipuler dans un sens plus favorable aux salariés, l’article L. 2251-1 ne faisant in fine que constater la nature « d’ordre public social » des règles législatives, non l’instituer. De la même manière, l’absence de caractère d’intérêt général de certaines normes permettrait aux stipulations conventionnelles de les écarter (abstraction faite du sens plus ou moins favorable de cette éviction). En définitive, le législateur se bornerait à découvrir la nature supplétive de certaines normes, laquelle lui préexisterait.
Le prisme décrit se caractérise ainsi par le fait qu’il concentre toute l’attention du juriste sur la norme législative de conduite et sa valeur supposée, pour expliquer son articulation avec une autre norme. Il participe, consciemment ou non, à naturaliser la liberté conventionnelle de stipuler contre les règles législatives, qui ne semble pas disposer d’un fondement normatif spécifique. Ainsi la règle impérative est-elle sommée de justifier d’une valeur particulièrement importante, puisqu’elle intervient en limitation d’une « liberté contractuelle » naturelle et préalable. Cette logique est loin d’être étrangère aux propositions de refondation du code du travail telles que par exemple le rapport Combrexelle, qui semblent vouloir distinguer les règles de valeur essentielle, d’intérêt général, de celles qui ne le seraient pas. Si c’est sur le noyau des droits fondamentaux que « l’ordre public » devrait être replié, ceux-ci ne prescrivent pas d’habiliter les conventions collectives à stipuler contre les règles législatives qui ne seraient pas des principes fondamentaux du droit du travail, ou pas des règles de mise en œuvre de normes constitutionnelles. Toutefois, la conception axiologique est le terreau fertile de tels discours prescriptifs, prônant la mise en supplétivité de normes qui ne seraient d’ores et déjà pas « d’ordre public ».
Cette conception axiologique se retrouve, bien que de façon moins prégnante, dans un certain nombre de discours sur le droit relatifs aux rapports entre conventions collectives.
Ainsi en est-il par exemple dans la présentation faite par le législateur du 4 mai 2004 de sa propre réforme de l’articulation entre conventions collectives de branche et d’entreprise. Avant 2004, la loi posait la règle de l’application de la stipulation la plus favorable aux salariés lorsque deux d’entre elles portaient sur le même objet ou avaient la même cause. Or, la réforme de 2004 utilise le vocabulaire de la « dérogation » pour permettre aux stipulations conventionnelles d’entreprise moins favorables de s’appliquer au détriment des stipulations de branche plus favorables. Ainsi la convention d’entreprise « peut comporter des stipulations dérogeant en tout ou en partie » à celles des conventions de branche, à moins qu’une clause de la convention de branche ne le lui interdise, clause couramment appelée clause de verrouillage. Quoi qu’en dise la convention de branche, une exception était prévue par la loi dans certaines matières limitativement énumérées, pour lesquelles la stipulation d’entreprise « ne peut comporter des clauses dérogeant à celles des conventions de branche ». Or, il était entendu que les conventions d’entreprise pouvaient toujours – dans ces matières ou en présence de clauses de verrouillage – stipuler de façon plus favorable que les normes de branche, et s’appliquer au détriment de celles-ci.
L’usage du vocabulaire de la dérogation peut donc être compris en considérant que le législateur assimilait l’idée de dérogation à l’opération d’éviction d’une norme plus favorable par une norme moins favorable (BÉLIER 2004). Le terme déroger venant du latin derogare, porter atteinte (TISSANDIER 2005), il aurait ainsi considéré qu’il n’y a ni conflit de normes ni éviction d’une norme lorsqu’une stipulation d’entreprise plus favorable qu’une stipulation de branche s’applique à la place de celle-ci : la première ne faisant que prolonger la finalité supposément protectrice de la seconde. C’est alors la valeur de la norme, sa finalité (supposée) qui détermine son articulation avec une autre norme, et non une norme d’articulation de normes (ici de résolution de conflit de normes). En effet, ne doit-on pas comprendre que la norme conventionnelle de branche ayant nécessairement pour valeur la protection il serait toujours possible de lui substituer une norme plus favorable ? Et que la norme conventionnelle de branche ayant une valeur d’intérêt général de protection dans les 4 matières limitativement énumérées par l’ancien article L. 2253-3, la « dérogation » (éviction in pejus) y était interdite, mais n’étant pas d’intérêt général dans les autres matières, à moins que la convention de branche ne signifie elle-même le contraire, la « dérogation » y était possible ? Cette idée trouva d’ailleurs une traduction forte dans l’expression « d’ordre public conventionnel » de branche, employée par la loi du 8 août 2016. Si l’on considère que la référence à l’ordre public renvoi alors non pas seulement à la technique de l’impérativité mais au concept bien connu d’ordre public (MARQUET DE VASSELOT, MARTINON 2017), il s’agit pour la convention de branche d’identifier quelles sont parmi ses normes celles qui sont d’intérêt général (de protection), laissant a contrario écarter celles qui ne le sont pas.
Une seconde façon d’appréhender cet usage du vocabulaire de la dérogation est d’insister sur le fait que le législateur de 2004 permettait aux signataires des conventions de branche d’interdire l’éviction de leurs normes par une clause de verrouillage. Il est vrai que la convention de branche gardait ainsi un certain contrôle de l’articulation de ses normes avec celles de la convention d’entreprise, cette dernière devant nécessairement se référer à la première pour savoir s’il était possible d’y substituer des stipulations moins favorables aux salariés. La convention de branche restant ainsi une référence nécessaire, en principe applicable, elle aurait alors été dérogeable et non supplétive (CANUT 2010). Ici aussi le regard se concentre uniquement sur la norme dont on se demande si une autre peut écarter l’application : celle de branche, et les finalités d’intérêt général qui lui sont attribuées : d’encadrer la négociation des normes d’entreprise, en réglant l’autorité de ses propres normes à leur égard, ce qui fut parfois assimilé à la « liberté conventionnelle » de la branche (RODIERE 1982). Cette concentration de l’attention sur la norme produite par les interlocuteurs sociaux de branche au nom de leur liberté conventionnelle éclipse la règle législative posée par la réforme, qui prévoyait l’éviction de la stipulation de branche au profit de la stipulation d’entreprise, quel que soit le contenu de celle-ci. Le silence de la convention de branche ne pouvait en effet être compris comme une norme conventionnelle de branche autorisant l’éviction de ses propres normes, mais comme une simple absence de norme conventionnelle, emportant l’application de cette règle législative.
Si la conception axiologique se retrouve sous diverses déclinaisons et pour expliquer l’articulation juridique entre diverses normes, elle se reconnait ainsi à un point commun : elle fonde l’articulation de deux normes de conduite sur la valeur accordée à l’une d’elle.
Or, la description des mécanismes d’articulation de normes, dont celui de supplétivité, implique dans une perspective positiviste d’élargir le regard à une troisième norme : une norme d’articulation. Les deux normes de conduites qui doivent être articulées le sont par cette tierce norme. Pour la supplétivité il s’agit donc d’une norme qui met en supplétivité la première norme, c’est à dire fonde son caractère supplétif, et priorise l’application de la seconde.
II La conception positiviste de la supplétivité : un mécanisme, trois normes
Ce postulat part d’une analyse de la pensée de Kelsen. Rappelons d’abord que pour l’auteur de la Théorie pure du droit, les normes trouvent le fondement de leur validité juridique dans l’existence d’autres normes, qui habilitent leur organe d’édiction à les produire. Les secondes normes, qui autorisent la production des premières, leurs sont ainsi supérieures dans la hiérarchie des normes. (KELSEN 1962).
Or, dans la Théorie pure, les normes inférieures ne sont en principe pas habilitées à contredire les normes supérieures. Est ainsi posé un principe d’impérativité des secondes. Selon Kelsen, la création du droit peut en effet être réglée par les normes supérieures selon deux modalités : toujours en désignant l’organe et la procédure de production des normes, et parfois aussi en prédéterminant le contenu des normes à produire par la formulation de normes de conduite. Si ce second aspect a parfois été oublié (PUIG 2001), il n’apparait pas moins explicitement à plusieurs passages de la Théorie pure, qui indiquent que la formulation de normes de conduites par la source supérieure laisse à la source inférieure le soin de préciser le contenu de ces normes, sans pouvoir les contredire. Par conséquent, il ne peut être déduit de la seule norme générale d’habilitation à édicter des normes, une habilitation à stipuler contre les normes supérieures, qui n’est pas expressément formulée. Il en est ainsi de l’article 34 de la constitution pour la loi, le législateur pouvant produire des normes législatives sans contredire les normes constitutionnelles. Il en est également ainsi de l’article 1103 du code civil qui habilite les parties aux conventions privées à produire des normes contractuelles, ou de la loi de 1919 instituant les conventions collectives de travail. Par conséquent, une norme spécifique d’habilitation est nécessaire pour que les normes inférieures puissent contredire les normes supérieures. La norme d’habilitation à disposer contre certaines de ces normes doit être distinguée de la norme d’habilitation générale.
Une partie de la doctrine a au demeurant souligné que l’essor du mécanisme de supplétivité en droit du travail ne perturbait pas la hiérarchie des normes. Le législateur restant la source habitant les interlocuteurs sociaux à produire des normes conventionnelles, c’est lui qui permet à de telles normes d’écarter les règles qu’il édicte (sans condition de faveur). Il est « le chef d’orchestre », y compris du caractère supplétif des normes (FAVENNEC 2016).
Les exemples les plus notables de ces normes d’habilitation à ‘‘disposer contre’’ peuvent être identifiés dans la norme recelée par l’article 6 du Code civil ainsi que dans la norme contenue par l’article L. 2251-1 du Code du travail. Une interprétation jurisprudentielle a contrario du premier texte, qui énonce « qu’on ne peut déroger aux lois qui intéressent l’ordre public », y a découvert une norme d’habilitation à stipuler contre les règles qui n’intéressent pas « l’ordre public ». Le second texte recèle quant à lui une norme qui habilite par principe les conventions collectives à stipuler contre les règles législatives du droit du travail, à condition toutefois de le faire dans un sens qui soit plus favorable aux salariés.
La théorie kelsénienne de l’ordre juridique peut aussi être un outil d’analyse des rapports entre normes de conduite non hiérarchisées entre elles, ainsi que dans les rapports entre différentes conventions collectives ou entre convention collective et contrat individuel de travail. Chacune de ces conventions est en effet habilitée à produire des normes par une source commune : la loi. Or, dès lors que celle-ci ne répartit pas les compétences normatives des différentes conventions collectives ou du contrat selon des champs réservés, leurs normes peuvent entrer en conflit, lorsqu’elles traitent différemment d’un même objet juridique.
Or, un conflit entre deux normes juridiquement bien valables ne peut être résolu que par recours à une troisième norme (KELSEN 1996). Tout comme il existe nécessairement une norme d’habilitation à disposer contre la norme de source supérieure, il doit exister une norme d’articulation entre normes de sources non hiérarchisées, norme de résolution de conflit de normes, ou d’autorisation à écarter l’application d’une autre norme.
III Les apports heuristiques de la conception positiviste
La conception ainsi proposée de la supplétivité permet de mener une description ordonnée du droit positif, et notamment de distinguer la supplétivité d’autres mécanismes d’articulation de normes.
Elle est sur ce point plus efficace que le prisme axiologique précédemment décrit, lequel échoue notamment à expliquer de façon opérante l’existence de différents mécanismes d’articulation entre règles législatives et stipulations conventionnelles en droit du travail, que l’on retrouve sous les dénominations d’ordre public social, de dérogation et de supplétivité.
En effet, si l’on inclut une supposée finalité protectrice dans la définition même des règles législatives, l’on ne peut montrer que techniquement la règle législative est bien contredite et écartée par la norme conventionnelle plus favorable, puisque dans cette acception celle-ci en poursuit le but. Surtout, le prisme axiologique achoppe lorsqu’il s’agit d’expliquer le mécanisme de dérogation, par lequel la norme conventionnelle peut contredire une norme législative à condition toutefois, non plus d’y être plus favorable, mais de respecter certaines conditions de contenu (comme de constater l’existence d’une situation particulière justifiant la dérogation, ou de stipuler des contreparties pour les salariés). On se demande ici comment la notion d’ordre public permettrait d’expliquer la possibilité de contredire une norme à condition de respecter certaines conditions de contenu, de sorte que cette norme dérogeable semble rester dans une certaine mesure la référence, la règle en principe appliquée et par exception écartée. La notion d’ordre public dérogeable que l’on a parfois pu trouver en doctrine semble ici inadéquate : est-il possible de concevoir une norme qui ne serait ni d’intérêt général ni dénuée d’intérêt général, mais d’un intérêt général relatif ? L’on était déjà bien en peine de distinguer les normes d’intérêt général de celles qui ne le seraient pas (selon quel critère ? la législation n’est-elle pas nécessairement d’intérêt général ?). Il est encore plus difficile de concevoir et mettre en œuvre des distinctions entre divers degrés d’ordre public.
A contrario, l’étude des diverses normes d’habilitation à ‘‘disposer contre’’ explique l’existence de divers mécanismes d’articulation. En effet, au sein d’un genre commun des normes d’habilitation à disposer contre, plusieurs espèces peuvent être distinguées, selon les conditions de contenu auxquelles ces normes subordonnent la possibilité de stipuler contre une règle législative. Lorsque la norme d’habilitation pose une condition de stipulation plus favorable pour les salariés, elle constitue une norme de faveur. La norme législative est alors dérogeable in melius et fait figure de norme plancher. Parfois la norme qui habilite à contredire une règle législative subordonne la validité de la norme conventionnelle moins favorable à certaines conditions de contenu, qui font apparaitre la détérioration du droit des salariés par contradiction à la norme législative comme une exception. Il s’agit d’une norme de mise en dérogabilité, car la norme législative de conduite est alors dérogeable : elle peut être écartée mais reste présentée comme la règle en principe appliquée (BOCQUILLON 2005). Enfin, la norme d’habilitation autorise de plus en plus souvent à contredire une ou plusieurs règles législatives sans mentionner aucune condition relative à la qualité du contenu de la norme conventionnelle pour les salariés. Il s’agit alors d’une norme de mise en supplétivité. La norme législative de conduite est en effet supplétive, dans la mesure où elle ne viendra bien s’appliquer qu’à défaut d’une autre norme, quel que soit le contenu de celle-ci.
La conception positiviste proposée permet également de distinguer les mécanismes d’articulation entre normes conventionnelles de différents niveaux, comme ceux qui jouent entre stipulation conventionnelle de branche et d’entreprise.
D’une part, elle autorise à analyser les normes de résolution de conflit entre stipulations conventionnelles selon leur contenu, et ainsi à distinguer au sein de ce genre plusieurs espèces : des normes de faveur si le critère de résolution qu’elles posent est celui de l’application de la norme la plus favorable, des normes de mise en dérogabilité si elles posent des conditions de contenu à l’éviction d’une première norme par une seconde, ou de mise en supplétivité si elles autorisent l’éviction sans condition d’une première norme, ainsi supplétive, en priorisant l’application d’une seconde. Par ailleurs, puisque la résolution des conflits de normes est dictée par de véritables normes législatives, il est possible de concevoir que l’autorité de celles-ci puisse être affectée de toute sorte de caractères (applicable immédiatement ou non, ayant qualité de principe fondamental des lois de la République, de principe fondamental au sens de l’article 34, de principe général du droit, de principe-norme… . JEAMMAUD 1982, 1999). Ces normes législatives de résolution de conflits peuvent notamment supporter ou non la stipulation conventionnelle contraire, le cas échéant avec ou sans conditions, c’est-à-dire qu’elles peuvent elles-mêmes être impératives, planchers, dérogeables ou supplétives selon la distinction développée ci-dessus.
Seul ce double niveau d’analyse : du contenu de la norme législative de résolution de conflit, et de la possibilité de stipuler contre elle, permet de décrire fidèlement le droit de l’articulation des normes conventionnelles entre elles. Par la réforme de 2004 la loi a posé une norme de résolution de conflit entre stipulations conventionnelles de branche et d’entreprise qui par son contenu constitue une norme de mise en supplétivité des premières, posant le principe en la matière. Elle disposait en effet l’éviction de la stipulation de branche dès lors qu’une stipulation d’entreprise de même objet était convenue, quel que soit son contenu. Elle a dans le même temps autorisé les conventions de branche à stipuler contre cette norme législative pour en écarter l’application : il leur était possible d’interdire les stipulations d’entreprise moins favorables, c’est-à-dire de réintroduire une norme de faveur, cette fois conventionnelle. Ainsi, si la loi a permis à la convention de branche de prévoir la résolution des conflits de ses normes avec celles de la convention d’entreprise, c’est en l’habilitant à stipuler contre la norme législative prévue pour la résolution de tels conflits, qui n’en était pas moins une norme de mise en supplétivité des stipulations de branche. Autrement dit, dans le silence de la convention collective de branche sur ce point, la règle législative applicable était bien la supplétivité de ses normes, c’est-à-dire la priorité de celles d’entreprise. C’est donc à raison que certains auteurs ont parlé de principe de supplétivité et d’exception conventionnelle de faveur (SOURIAC 2004), ou devrions nous dire plus précisément de supplétivité à disposition des conventions de branche, malgré le vocabulaire de la dérogation utilisé par le législateur lui-même et par certains auteurs.
L’article L. 2253-2 semble aujourd’hui constituer un héritage transformé de ce dispositif, révélateur de la volonté législative actuelle. De la norme de mise en supplétivité des stipulations de branche fixant le principe législatif, il ne permet l’éviction que de façon très encadrée. Cet article contient ainsi une norme de mise en dérogabilité de la norme législative posant la supplétivité des stipulations de branche. S’il autorise en effet à stipuler contre cette norme de résolutions de conflits, c’est uniquement pour poser une norme conventionnelle de « garanties au moins équivalentes », « appréciées matières par matières ». Par ailleurs, cette dérogation à la règle de supplétivité n’est possible que dans les quelques matières énumérées par le texte. Dans tout autre champ, le principe de supplétivité de l’article L. 2253-3 semble désormais strictement impératif, ce qui démontre une très forte volonté de prioriser l’application des stipulations d’entreprise, même au détriment de la volonté des interlocuteurs sociaux de branche, qui, sous le giron de la loi de 2004 avaient très souvent interdit la stipulation moins favorable.
Aussi les valeurs qui irriguent le droit du travail ne sont-elles pas directement le fondement de l’articulation des normes. En revanche, il est, par interprétation, possible de trouver l’expression de telles valeurs dans les normes qui fondent l’articulation des normes. Dans les normes de faveur, l’on peut retrouver une fonction de protection, non sans ambivalences (JEAMMAUD 1980), tout comme de façon dégradée dans les normes de mise en dérogabilité. Les normes de mise en supplétivité se démarquent à cet égard, qui semblent plutôt traduire une foi certaine dans la convention collective, tout particulièrement celle élaborée au plus proche des centres de pouvoir économique : l’entreprise et le groupe.
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Martial Cordelier
Mars 2023