1.
Une réflexion critique sur le travail indépendant dans un dictionnaire du droit du travail peut sembler absurde, ou du moins peu pertinente. En fait, selon l’opinion courante, le travail indépendant ne fait pas partie du droit du travail car il ne s’agit pas d’un travail subordonné. Cette opinion commune se fonde sur l’observation du droit positif, qui a créé – par la loi, ou par la jurisprudence, selon les différents systèmes juridiques – une opposition irréductible entre travail salarié et travail indépendant : le premier est l’expression d’une « valeur » (PASQUIER, 2022), tandis que le travail indépendant, dans la mesure où il n’est pas subordonné, ne mérite pas d’être pris en considération par le droit du travail, qui, de ce fait, ne s’intéresse à aucune forme de travail non salarié.
Cette façon de penser repose sur des présupposés idéologiques évidents: a) la subordination est une “valeur” qu’il faut fièrement sauvegarder (et non une condition de domination qu’il faut éliminer) ; b) le droit du travail est un droit de protection de la personne qui travaille dans un régime de subordination (et non un droit du capital qui rend possible l’exploitation du travail sous toutes ses formes, tant par la formalisation d’un rapport de domination légitimé par le droit du travail, que avec la reconnaissance fictive de la « liberté » dans le travail indépendant) ; c) seul le travail subordonné, dans la mesure où il est soumis aux pouvoirs de l’employeur, mérite d’être protégé (le travail indépendant, en revanche, en tant qu’ “indépendant” et exercé pour son propre compte, ne requiert pas de protection sociale).
Dans cet article, s’exprime une vision complètement différente de la vision commune. En effet, nous pensons que l’opposition entre travail salarié et travail indépendant est une construction artificielle (FREEDLAND et KOUNTOURIS, 2011, la qualifient ouvertement de fausse) qui ne correspond pas à la réalité sociale, et que cette opposition a pour fonction de reléguer le travail indépendant dans un vide juridique. Cela nous empêche de connaître sa véritable fonction dans le système social de production capitaliste. De plus, si le sujet en question est abordé avec une approche comparative, on se rend compte à quel point les systèmes juridiques de nombreux pays européens, tels que l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne, la Suède, et non européens, comme le Canada et le Japon, ont développé une approche beaucoup plus articulée et osmotique. Dans cette dernière, le travail subordonné et le travail indépendant ne sont pas des catégories opposées mais s’inscrivent dans un continuum et expriment des demandes de protection sociale très similaires. Nous pensons que la subordination n’est pas une « valeur » à défendre, mais une « disvaleur » à déconstruire, pour que le droit du travail, évite de s’enfermer dans la clôture de la subordination et s’ouvre à la complexité des formes de domination sociale pour devenir un droit du travail « sans adjectifs », prêt à mettre en œuvre les demandes de protection qui viennent du monde du travail dans toutes ses articulations (y compris le travail indépendant).
2.
Nous sommes habitués à tenir pour acquis que le travail subordonné et le travail indépendant sont des catégories opposées et inscrivent dans le droit deux différentes manières dont l’activité humaine s’insère comme facteur de production. Autrement dit, le droit du travail prolonge des natures distinctes de travail. En réalité, cette opposition ne coïncide pas du tout avec le développement du système de production capitaliste. Pendant tout un siècle, le fait de considérer de manière indistincte le « travail pour les autres », asservi à la logique de la production, s’est concrétisée dans le droit par l’usage d’une catégorie unitaire : locatio et conductio operis. Tout au long du XIXème siècle, le système juridique a reflété, comme dans un miroir opaque, toutes les diverses activités en faveur d’autrui, qui trouvent leur paradigme de base dans le schéma unificateur du louage d’ouvrage et du mandat : « faire quelque chose pour autrui » (Code Napoléon, art. 1710 et 1784). Les travaux préparatoires du Code Napoléon démontrent que les ouvriers sont unis aux mineurs, associés aux domestiques, placés sans identité précise à côté des métiers anciens et indépendants, alors que dans les articles du code le mot « ouvrier » désigne un travail de type artisanal, et clôt la liste des professions : « Les maçons, charpentiers et autres ouvriers […] les architectes, entrepreneurs, maçons et autres ouvriers ». Cela prouve que le mot « ouvrier » est à la fois synonyme de “maître”, dans la mesure où il se référait normalement à toute personne qui effectuait un travail, que ce soit en tant que patron ou subordonné, ou en tant qu’artifex, c’est-à-dire quelqu’un qui exécute un travail de manière non servile, en cultivant un art.
Avec l’avènement du système de domination qui caractérise la forme sociale de production capitaliste, le travail « libéré » par la Révolution française est à nouveau enchaîné au sein d’une hiérarchie axiologique dans laquelle, pour la première fois dans l’histoire des civilisations, les valeurs dominantes sont économiques. Cet art, ce travail intellectuel et ce travail “libre” ne sont plus l’expression de ce qu’Aristote appelait la “vie active” dirigée par la pensée, la ενεργεια au sens plus élevé et plus complet de ceux qui, à partir de la connaissance de l’Universel, dirigent le travail. Par conséquent, on peut dire qu’ils sont des agents dans un sens plus complet par rapport à ceux qui sont subordonnés, à ceux qui agissent sans posséder le διοτι, la raison rationnelle de leurs actions. Comme l’artisan de la République platonicienne, placé en dehors de tout rapport immédiat avec les valeurs rationnelles, donc un χειροτεχνης subordonné, exécuteur matériel incapable de véritables connaissances et de vertus, l’homo faber lui aussi, inséré dans le processus de valorisation capitaliste, a perdu son extranéité au schéma de la productivité, son être libre (puisque la liberté n’est garantie que par la connaissance, qui appartient à l’élite intellectuelle qui régit les problèmes de la polis).
Le travail fait désormais partie de ce que Marx, dans la « formule trinitaire » décrite dans le troisième livre du Capital, associe au capital et à la terre, dans le contexte des “mystères du processus de production sociale”: le travail est un “fantôme”, une abstraction qui en général n’existe pas en soi, mais à travers lequel l’homme rend possible “l’échange organique avec la nature”, “la manifestation et l’affirmation de la vie, commune en général à l’homme qui n’est pas encore social et à l’homme déjà socialement déterminé d’une façon ou d’une autre” (MARX, 1976, p. 737 ss.).
En suivant l’analyse de Marx, ce travail fantasmatique qui vit dans le règne de la nécessité, ne peut nullement se limiter à ce que nous qualifions aujourd’hui de travail subordonné pour l’opposer au travail indépendant, c’est-à-dire au travail libre dans sa fin et ses moyens. En effet, le règne de la liberté ne commence que là où cesse le travail déterminé par la nécessité et par la « finalité extérieure »: il s’agit d’une condition humaine située par sa nature au-delà de la véritable sphère de la production matérielle, et on peut donc dire non seulement au-delà de l’horizon du travail salarié, mais aussi au-delà de la dimension du travail indépendant. Pour Marx, comme le sauvage doit lutter avec la nature pour satisfaire ses besoins, pour conserver et pour reproduire sa vie, l’homme civilisé est également contraint à cette lutte, « dans toutes les formes de la société et sous tous les moyens de production possible ». Le terme de « production » absorbe ici celui de travail, au sens philosophico-anthropologique d’industrie (souvent utilisé par Marx dans ses écrits), et désigne la production instrumentale, ou le travail à son stade le plus développé, une activité productive dotée de la technologie la plus avancée.
Le système juridique du travail, établi au cours du siècle dernier, brise l’unité conceptuelle du travail productif qui s’était réalisée avec la catégorie unitaire de la locatio et conductio, en construisant une différence de genre entre le travail subordonné, soumis au pouvoir de l’entreprise, et le travail indépendant (ou autonome), réalisé sans aucune contrainte de subordination. Une définition juridique du travail indépendant fait défaut. Il se définit en négatif : le travail indépendant se caractérise par l’absence de lien de subordination juridique. Ainsi, le critère déterminant pour distinguer un salarié d’un travailleur indépendant est l’existence ou l’absence d’un lien de subordination entre le travailleur et le donneur d’ouvrage.
Mais cette construction juridique, fondée sur un dualisme oppositionnel, souffre de l’indistinction progressive du travail, son appartenance à un « espace social » (dans le sens de BOURDIEU, 1994, p. 15 s.) où les différentes formes de travail sont placées dans un continuum plutôt que sur des fronts opposés et sans communication. Ces catégories juridiques opposées montrent ainsi toute leur insuffisance.
D’une part, elles masquent les contradictions du système de régulation dans son aspiration à la mise en place d’une certaine justice sociale. D’autre part, elles déforment les formes réelles qui occupent l’espace social du travail en général. La catégorie du travail indépendant, dans ses différentes articulations, met en évidence une fracture progressive entre la norme légale et la réalité sociale, avec des conséquences importantes sur le plan axiologique. La loi, dans sa fonction de distinction, opère comme une dissimulation dans laquelle le travail indépendant, construit négativement comme une activité rendue « pour son propre compte » et sans contrainte de subordination, masque la complexité d’un système qui ne correspond à aucune réalité positive homogène (LYON-CAEN G. 1991a, p. 2). Cette activité ne se confond pas avec la notion d’entreprise, comme c’est le cas en France avec la notion de contrat d’entreprise (devenu « la bonne à tout faire des contrats spéciaux », MALAURIE et AYNES, 1991, p. 700), ou comme cela se produit dans le cadre de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne qui assimile le travailleur indépendant à l’entrepreneur, en lui refusant le droit de négociation collective.
Paradoxalement, cette relation de dissimulation est à son tour contredite par le système juridique lui-même, soit à travers l’émergence de la catégorie des « contrats de dépendance », où l’opposition entre subordination et autonomie est démentie par les multiples formes de « sujétion imparfaite » qui envahissent l’avant-scène du travail indépendant (VIRASSAMY 1991), soit par la création de « catégories intermédiaires », qui reflètent les formes hybrides de travail indépendant, comme dans le cas espagnol du TRADE (CRUZ VILLALON et VALDÉS DAL-RÉ, 2008, p. 205), ou dans celui anglais du Worker (BURCHELL, DEAKIN, HONEY, 1999), ou encore du travail parasubordonné en Italie (PERULLI 2021). À tel point que Gérard Lyon-Caen, le seul juriste européen à avoir conçu non seulement une théorie juridique du travail autonome, mais aussi un droit du travail indépendant, s’interroge et nous demande : « L’idée même d’un droit du travail subordonné ne perd-elle pas du terrain devant celle d’un droit de l’activité, quelle qu’elle soit ? » (LYON-CAEN G., 1991 b, p. 302).
Pourtant, dans la réflexion juridique sur les catégories de travail, la simplicité de la distinction continue de prévaloir sur l’ouverture à la complexité universelle du travail. Les racines de ce modus procedendi sont profondes, et concernent la conception même de l’organisation du travail dans une société capitaliste, pour ensuite se refléter dans le rapport opaque entre démocratie, répartition du travail et protection sociale. Face aux mutations du capitalisme contemporain, caractérisé par la transition vers l’économie des services et de la connaissance, et face à la grande transformation techno-numérique, le marché du travail regorge d’activités souvent qualifiées d’indépendantes, expression d’un nouveau travail autonome professionnel. La rhétorique sur le travail indépendant, n’est pas étrangère ici à l’apparition d’une législation sur “l’auto-entrepreneuriat” (V. par ex. en France la loi du 4 août 2008). Cette tendance « positive » de la société postindustrielle à libérer les énergies des personnes qui perçoivent des revenus élevés et qui subviennent de manière autonome à leurs besoins de protection sociale, fait directement écho à la critique de la notion de travailleur subordonné. Aujourd’hui, cette dernière serait dépassée par une image de travailleur « entrepreneur de sa propre carrière » (v. dans un sens critique LE BOT et DIDRY, 2015, p. 51 s.), “un travailleur autonome et responsable”, qui est chargé de prendre les risques du marché et de définir des stratégies pour y faire face (BERNARD 2020).
Il s’agit pourtant d’interprétations partielles, pour ne pas dire mystifiantes. Le nouveau travail autonome professionnel, incubé par les processus d’externalisation de la production auxquels s’ajoutent les effets du capitalisme cognitif, est caractérisé, en effet, par des conditions de dépendance économique liée à la discontinuité de l’activité professionnelle, qui s’accompagne d’un besoin aigu de protection sociale. Le travail subordonné, pour sa part, loin d’exprimer la logique hégélienne de la reconnaissance et de la liberté sociale, continue à être soumis à la domination d’autrui, dans des formes traditionnelles ou plus modernes de gouvernementalité algorithmique. S’il est vrai que les nouveaux secteurs de l’économie de la connaissance et des plateformes numériques sont en train de créer de nouvelles opportunités pour le travail autonome, il faut reconnaître qu’il s’agit de parcours professionnels souvent caractérisés par la précarité et la discontinuité des revenus, pour lesquels l’accès au système de protection sociale est très limité ou nul (dans cette perspective, la loi française sur le travail indépendant via les plateformes numériques est totalement insuffisante. V. l’article L7342-1 du C. Trav. “Lorsque la plateforme détermine les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe son prix, elle a, à l’égard des travailleurs concernés, une responsabilité sociale qui s’exerce dans les conditions prévues… »). Par conséquent, une politique du droit visant à créer des protections sociales liées au travail personnel en faveur d’autrui, acquiert une importance renouvelée, indépendamment de la forme contractuelle utilisée et quel que soit son rattachement à la catégorie juridique de travail subordonné (V. en ce sens le rapport phare de l’OIT Le rôle des plateformes numériques dans la transformation du monde du travail, 2021, et aussi les dispositions (notamment la proposition 12 du Socle Social Européen : « Les travailleurs salariés et, dans des conditions comparables, les travailleurs non salariés ont droit à une protection sociale adéquate, quels que soient le type et la durée de la relation de travail »).
Cette nouvelle tendance expansive du droit du travail vers des catégories autres que le travail subordonné, rencontre la résistance de ceux qui, inspirés par le dualisme rigide des catégories juridiques, pensent que le droit du travail ne doit protéger ceux qui travaillent en faveur des autres que dans la mesure où cela se passe dans des conditions de subordination. Au contraire, l’ensemble du monde du travail autonome, dans la mesure où il comprend des activités exercées « pour son propre compte » et sans contraintes de subordination, pourrait être livré aux dynamiques du marché (V. article L8221-6-1 C. Trav. : « Est présumé travailleur indépendant celui dont les conditions de travail sont définies exclusivement par lui-même ou par le contrat les définissant avec son donneur d’ordre »).
Mais perpétuer l’opposition « travailler pour les autres/travailler pour son propre compte » équivaut à ne pas comprendre que dans le système de production capitaliste, le travail productif est toujours une activité accomplie au profit d’un autre: il est toujours orienté vers un objectif économique, et dépendant de lui. Le travail « autonome », qui semble également tourné vers la liberté, et donc juridiquement qualifié d’indépendant, est un travail pour autrui, un travail aliéné – dans la mesure où il soustrait à l’homme l’objet de sa production – de sorte que le réduire au schéma de la locatio operis dissimule le mirage illusoire de l’indépendance et de l’autonomie juridique.
Par ailleurs, la dimension du pouvoir s’exprime aussi sous des formes autres que le pouvoir de direction, mais non moins significatives et en conditionnant les formes sociales du travail autonome « coincées » dans les rapports de productions capitalistes (PERULLI 2020). Il suffit de penser au pouvoir d’imposer une politique commerciale ou financière, comme cela arrive dans la franchise, ou aux clauses par lesquelles, dans le secteur de la distribution commerciale, les prix de vente et les locaux commerciaux sont imposés par le fournisseur exclusif, d’où la condition de « subordination professionnelle » du travailleur indépendant (V. article L7321-2 C. Trav, modifié par Loi n°2009-526 du 12 mai 2009 – art. 55).
Enfin, c’est la dépendance économique qui apparaît de plus en plus comme une connotation du travail autonome de nouvelles générations, au sein de filières dont il « dépend » en termes de marché et de client, et cela, non pas parce que la dépendance est inhérente à la nature du contrat – qui devrait en effet l’exclure – mais dans la mesure où elle découle de la volonté délibérée du partenaire privilégié et/ou des conditions du marché, qui obligent le prestataire à fonctionner dans un régime de mono client. En France la dépendance économique est un indice complémentaire du lien de subordination juridique permettant de vérifier l’existence d’un contrat de travail. Ainsi, lorsqu’une dépendance économique dans le cadre d’un contrat de prestation est soupçonnée, elle peut aller de pair avec l’existence d’un lien de subordination juridique entre un prestataire et son client entraînant la requalification du contrat de prestation en contrat de travail (Soc. 4 mars 2020 n° 19-13.316). A l’inverse, dans les systèmes juridiques qui ont légalisé ce concept, comme l’Espagne, l’Allemagne, la Grèce, la Suède, la dépendance économique caractérise une partie du travail indépendant. Cette dépendance économique constitue l’une des principales justifications de la migration des protections sociales du domaine du travail subordonné vers le travail indépendant dans de nombreux pays de l’Union européenne, et pas seulement (PERULLI 2002).
3.
La dichotomie entre travailler « pour les autres » et travailler « pour son propre compte » ne reflète donc pas la réalité sociale de la production du travail indépendant et du travail subordonné. Il s’agit de mondes de plus en étroite relation osmotique, qui voient leurs formes respectives se décomposer et se recomposer en un alphabet du « travail sans adjectifs », où les typologies contractuelles et les statuts différenciés qui s’y rapportent constituent un puzzle d’obligationes in faciendo, appréciables pour le besoin de protection sociale qu’elles expriment, quel que soit le régime contractuel dans lequel les prestations sont placées.
Mais quelle est alors la raison de cette incompréhension persistante, qui oppose travail indépendant et travail dépendant/aliéné, c’est-à-dire travail subordonné, sur la base de l’alternative trompeuse de travailler « pour les autres » ou travailler « pour son propre compte »? En regardant de plus près, la distinction, qui traverse la culture juridique (mais aussi sociologique et économique), entre le salarié considéré comme une forme de travail « pour les autres » (l’Estatudo de los Trabajadores parle d’un servicio por cuenta de otro), et l’exercice d’un travail comme emblème d’une activité « pour son propre compte » (la jurisprudence anglaise parle de business on his own account), découle d’une double assimilation conceptuelle du travailleur indépendant: d’une part, avec l’image de Beruf, qui domine la technologie et organise la production sur le marché en vue du profit (d’où l’assimilation du travailleur indépendant à l’entrepreneur), d’autre part, avec le travail de l’Esprit, ce geistige Arbeit dans lequel Marx mais aussi Weber ont vu la possibilité réelle, si ce n’est de dépassement, au moins de contestation de la « cage d’acier » représentée par la forme de travail dépendante et aliénée.
Cette vision erronée est irrémédiablement compromise par l’inclinaison du travail indépendant – y compris le travail intellectuel – dans le système social de production capitaliste : « le phénomène central du Monde bourgeois est non pas l’asservissement de l’ouvrier, du bourgeois pauvre, par le bourgeois riche, mais l’asservissement des deux par le Capital » (KOJÈVE, 1947, p. 191). C’est comme pour dire, en définitive, que même le Bourgeois-travailleur indépendant travaille “pour les autres”, dans l’ordre économique dicté par le Capital; il n’est ni Esclave ni Maître, mais, en tant qu’Esclave du Capital, il est son propre Esclave. Le capitalisme a fait de l’homme une chose utile pour l’homme, en définissant un espace social où tous les types de travail sont devenus commensurables et interchangeables, ils ont été « égalés » (LAVAL, 2007). Le travailleur, qu’il soit subordonné ou autonome, vit dans le domaine de la nécessité et produit de manière universelle, dans une dimension instrumentale, attiré par le circuit de la production capitaliste, articulé dans la relation Maître-Esclave dans laquelle le premier ne rencontre plus de résistance de la part du second, mais ce dernier, à la fin, peut construire une relation positive avec son propre travail, et en faire la cause de sa liberté.
Le travailleur indépendant exerce une activité « pour autrui », au même titre que le salarié, et il est donc beaucoup plus proche du travail salarié que du travail entrepreneurial, qui, même lui, n’échappe pas à la logique du travail « pour les autres » dans le cadre des formes de micro-entrepreneuriat personnel en régime de monoclient et de sous-fournisseur. Ces formes de travail indépendant ou « entrepreneurial-personnel » décrètent la fin de l’idée d’autonomie en reproduisant, à ce niveau de généralisation, le rattachement du travail dans la finalité exclusivement instrumentale et économique poursuivie par le système social de production capitaliste. L’idée même de sous-traitance industrielle, dans le cadre de la décentralisation productive, repose sur cette forme de “dépendance”: la recrudescence de la sous-traitance et, d’une manière plus générale, des pratiques d’externalisation, de filialisation, d’ubérisation, de développement de réseaux d’entreprise témoigne d’une multiplication des stratégies pour « réduire le poids du facteur humain en termes financiers » (SUPIOT, 1999, p. 27), d’où la nécessité de disposer également des règles contre l’abus de la dépendance économique (REME-HARNAY, 2020, p. 189 ss.).
Continuer à croire que le travail « pour autrui » ne constitue la raison d’être du droit du travail que si le salarié est un subordonné équivaut donc, d’une part, à ramener de force tout travail productif digne de protection dans la catégorie de la subordination, en reproduisant ainsi la contradiction des partis de gauche (ou sociaux-démocrates) du XX e siècle, qui au lieu de viser à dépasser le rapport salarial, en ont fait le canal à travers lequel établir un ordre social plus juste (MEDA et VENDRAMIN, 2013, p. 22 ; STIEGLER, 2015). D’autre part, cela équivaut à nier la possibilité de déprolétariser le travail indépendant pour en faire un travail authentique, à travers lequel l’être humain extériorise son propre être, un travail qui peut encore se rendre libre, non pas dans l’acceptation (même psychopathologique) de non-travail, ou de temps libre, mais au contraire d’un travail qui n’est pas labeur mais praxis et qui a pour but « de n’en pas finir avec le sens » (NANCY, 1993, p. 159).
Ensuite, au niveau des effets juridiques, la logique de subordination comme catégorie hégémonique exclut de la sphère de protection ces travailleurs qui, bien qu’intégrés à plusieurs titres et avec une intensité différente dans les processus de production et de valorisation du capital, ne s’alignent pas sur le paradigme de l’activité sous la direction de l’entrepreneur. En effet, au contraire, ils prétendent (essayer de) expérimenter leur « autonomie » en s’émancipant de la finalité exclusivement économique du système social de production capitaliste. La fonction véritable et originelle du droit du travail devrait donc être l’accomplissement dans le Travail en général de la dialectique du Maître et de l’Esclave par la conscience de soi, qui transforme la servitude dans son revers, et le fait devenir une véritable autonomie. L’Esclave, avec son service, a supprimé sa servitude : l’acte anthropogénique a été pleinement accompli, l’ouvrier a cessé d’être l’animal qu’il est pour le Maître et à ses propres yeux. Mais pour cela l’Esclave, qui n’a pas été reconnu par le Maître dans la mesure où il n’a pas risqué sa vie dans la lutte pour la reconnaissance, doit se soulever contre son Maître, reprendre le combat et accepter le risque : le travailleur indépendant-Bourgeois, qui croit travailler pour lui-même mais qui travaille pour le Capital, doit faire la même chose, pour cesser d’être Esclave et devenir citoyen avec ses droits et ses devoirs, sa dignité et sa vertu (KOJÈVE, 1947).
4.
En guise de conclusion : vers où orienter normativement le travail pour qu’il soit en mesure de s’affranchir, de retrouver son autonomie ? La réponse commune est toujours la même : vers la subordination et ses protections légales. En fait, selon l’opinion traditionnelle mais toujours actuelle, « la relation de travail, même autonome, voire ‘émancipée’, est et demeure une relation de pouvoir, de contrôle et de subordination » (PASQUIER, 2022). Avec cette réponse, tel un cercle vicieux, le droit du travail semble incapable de dépasser sa contradiction fondatrice (légitimer la domination et en même temps agir comme facteur d’émancipation). Notre réponse va dans le sens inverse : vers la forme historiquement la plus accomplie du travail vraiment indépendant, à savoir le travail de l’Esprit, le travail comme profession et vocation qui traite de la science pour elle-même et non pas seulement pour les réussites commerciales ou techniques que d’autres peuvent obtenir grâce à elle (WEBER, 2003). Dans le domaine scientifique, écrit Max Weber, « seul celui qui est exclusivement au service de sa cause a de la personnalité ». Le travail scientifique, le scientiam facere, est une expression de la personnalité comme travail non commandé mais fondé et guidé par l’inspiration et par la manie (au sens platonicien) : il en va de même dans le domaine artistique, où “nous ne connaissons aucun grand artiste qui ait fait quelque chose d’autre que de servir sa cause, et elle seulement” (WEBER, 2003). Dans ce cas, la question que nous devons nous poser aujourd’hui est la suivante : le travail de l’Esprit peut-il encore représenter le paradigme d’un travail réellement indépendant et productif, comme emporté dans le déroulement du progrès ? Existe-t-elle la possibilité de dépasser la “cage d’acier” que représente la forme dépendante et aliénée du travail ? Ou bien le désenchantement inexorable du monde a-t-il également submergé le geistige Arbeit et l’a-t-il définitivement englobé dans le système technico-économique en tant que substitut fonctionnel du travail subordonné ? Comme l’a écrit J.-L. Nancy, en définissant la sphère économique contemporaine en termes d’écotechnie, la structuration globale du monde comme espace réticulaire de l’organisation capitaliste, mondialiste et monopoliste par excellence, nous sommes confrontés à une alternative aussi historique que vertigineuse: « ou bien l’écotechnie fait tout le sens du travail – d’un travail désormais infini, hébété de sa propre infinitude et de sa totalisation indéfiniment croissant – ou bien l’écotechnie ouvre le travail au sens, le dés-ouvre à l’infini du sens ». Si la première hypothèse est celle que nous avons sous les yeux, qui poursuit la voie de la prolétarisation du travail autonome décrite par Braverman (BRAVERMAN, 1974) et avant lui par la théorie des Proletaroiden (GRÜMER, 1970), la seconde possibilité est celle qui nous ramène au paradigme non-économique du geistige Arbeit. Il ne s’agit ni de la libération du travail, ni de la libération dans le travail, et non plus de l’accès au « loisir » comme retour à la scholé. En effet, dans une société complexe, l’hétéronomie ne peut être complètement supprimée au profit de l’autonomie (GORZ, 1988, p. 119). Au contraire, c’est en pensant à cette possibilité, à cette nécessité d’imaginer une autre manière de concevoir le travail dont la forme renvoie au travail de l’Esprit, qu’apparaît l’horizon ex-statique et excentrique dans lequel se situe la réflexion juridique sur le travail indépendant et sur sa critique. Mais pour poursuivre ce projet, pour désencastrer le travail et le rendre autonome de l’appropriation privée des richesses qu’il produit sans pour autant bloquer les mécanismes généraux de développement, il faut repenser la notion de travail de l’Esprit, en regardant du côté de la profession politique.
Le travail de l’homme politique est lui aussi l’expression d’une profession-vocation ; le travail de l’homme politique professionnel est lui aussi un travail indépendant, car il ne repose que sur la passion (considéré comme l’attachement à une cause), sur le sentiment de responsabilité (par rapport à la cause) et le coup d’œil (considéré comme la capacité de prendre ses distances avec les choses et les hommes). Il est vrai que l’on est désormais loin de l’idéalisme fichtien qui voit dans le politique la forme la plus haute de travail en général, où le moi s’exprime dans son intersubjectivité et s’affranchit de toute autorité ou de pouvoir extérieur. En effet, il semble que le désenchantement du monde ait contraint l’homme politique à reconnaître comment le système social de production capitaliste constitue désormais le pivot fondamental de sa propre autorité, stabilité et durée. Et pourtant, même si Max Weber voit le travail de l’Esprit organisé dans le système social de production du Capital, il persiste, sous la forme du geistige Arbeit, une mémoire active de ce qui caractérisait l’original Beruf, avec ses éléments de créativité et d’éthique irréductible au calcul économique (en référence aux professions intellectuelles qui échappent à la logique du marché, dans lesquelles le régime juridique du travail n’est pas fonction de la valeur marchande, mais de la considération de son sens, v. SUPIOT, 2019). C’est, après tout, le dernier horizon possible du désenchantement : la possibilité que l’Esclave, qui a une idée à réaliser, après avoir pris conscience de son autonomie, progresse vers la liberté. Mais pour ce faire, afin de progresser vers la liberté du travail autolibéré, le travail indépendant a aussi besoin de nouvelles catégories normatives et d’un projet axiologique sur lequel reprendre son propre chemin.
Seule une nouvelle alliance entre les deux formes du travail de l’Esprit, le travail de la science et le travail de la politique, peut mener à bien le projet de soustraire le travail à l’hégémonie de la sphère techno-économique, en brisant le nœud qui enchaîne aujourd’hui la science comme profession au développement capitaliste, pour créer une forme de travail irréductible au pur calcul économique et aux simples raisons de l’échange commercial.
En dehors de cette perspective raisonnablement utopique, nous sommes condamnés à perpétuer l’apologie de la subordination et à prendre congé de toute réflexion critique sur le sort du travail indépendant dans la société capitaliste.
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Adalberto PERULLI
Décembre 2022