Dépourvu d’élégance le vocable – construit par suffixe en isme – suggère un mouvement, une tendance, à l’instar du multilatéralisme, du contractualisme, de l’individualisme. Envisageons-le d’un seul côté, celui des rapports juridiques entre personnes privées. Auteur d’une thèse sur l’acte unilatéral dans les rapports contractuels (Encinas de Muñagorri 1996), je n’ai pas songé à utiliser ce néologisme ; il me paraît moins désigner un nouveau type de comportement qu’un angle d’analyse.
Dans le sillage d’un ouvrage collectif (Jamin et Mazeaud 1999), il est devenu un sujet de réflexion doctrinale, donnant lieu à plusieurs travaux et thèses incluant explicitement « l’unilatéralisme » dans leur titre (Lê-Comby 2009, Delobel, 2011, Lemay 2014), ou menant l’étude de manifestations d’unilatéralité sur le fondement de clauses et prérogatives contractuelles (Gratton 2011, Molina 2020).
Le thème est plus vaste que celui des actes juridiques : si les actes unilatéraux se déploient du côté des règles et des décisions, du droit et du fait, du licite et de l’illicite, ils sont aussi l’indice d’un phénomène relevant des actions unilatérales et du pouvoir (Gaillard 1985, Lokiec 2004, Fabre 2010). La pensée juridique du pouvoir unilatéral dans les rapports privés a su s’émanciper des cadres contractuels pour contribuer à un renouvellement de la doctrine… y compris en droit des contrats (cf déjà Demogue 1907, Jamin 2013). Ce n’est pas un hasard, à l’évidence, si c’est à partir du droit du travail que le droit civil a pu ainsi s’enrichir. Plusieurs thèses soutenues dans le creuset de l’IRERP s’inscrivent dans cette dynamique.
La dogme de l’égalité formelle entre les personnes privées cède au constat réaliste de leur inégalité concrète, ce qui appelle à des analyses critiques et à des reconstructions doctrinales. Au sein de la société capitaliste qui est la nôtre, les rapports humains sont autant éclairés à travers le prisme de « l’unilatéralisme » que de celui du « contractualisme », pour reprendre deux tendances abstraites, qui gagnent souvent à être appréhendées dans leur complémentarité plutôt que dans leur opposition.
De quoi l’unilatéralisme est-il le nom ? Dresser la liste de ses manifestations à partir du droit du travail français fournit des illustrations. Les règles édictées par l’employeur forment un premier ensemble disparate. Jadis analysé en une annexe au contrat individuel de travail, le règlement intérieur est qualifié depuis 1991 par la Cour de cassation d’acte réglementaire [unilatéral] de droit privé. L’analyse restitue avec plus d’exactitude le pouvoir de l’employeur. La règle unilatérale dont il est à l’origine peut créer des obligations au détriment des salariés mais aussi à leur profit. La théorie de l’engagement unilatéral a permis aux juges de donner force juridique aux déclarations de l’employeur, à des usages nés de pratiques d’entreprise, mais aussi à des accords dits atypiques dénués de validité juridique (Dockès, 1994). S’inscrivant dans cette veine, le législateur a permis, à défaut de représentants de travailleurs, que des chartes et projets d’accords soient élaborés unilatéralement par l’employeur en vue d’acquérir la valeur d’accords collectifs d’entreprise. Curieuse hybridation qui évacue la négociation au profit d’une initiative unilatérale de l’employeur destinée à recevoir l’aval de la collectivité de travail.
Les décisions unilatérales prises lors de la formation, l’exécution ou l’extinction des contrats individuels de travail constituent une deuxième série d’exemples. Outre le spectre de la mise au travail forcé et des contrats d’adhésion, il convient de mentionner les sanctions disciplinaires prononcées par l’employeur, les modifications des conditions de travail imposées au salarié et les voies unilatérales de rupture, dont le licenciement constitue l’archétype. Loin de se limiter à des actes juridiques unilatéraux (au demeurant valides ou non, la question de validité étant distincte, selon nous, du caractère juridique de l’acte), le prétendu unilatéralisme renvoie le plus souvent ici au pouvoir de l’employeur, qu’il soit réglementaire, disciplinaire, ou plus largement de direction.
Il y aurait pourtant place pour une étude du pouvoir de dire « non » du côté des travailleurs. C’est l’occasion de rappeler l’importance de la démission et autres ruptures à l’initiative du salarié, pouvoir de se délier unilatéralement de ses liens juridiques. Corollaire de la prohibition des engagements perpétuels et des formes d’esclavage moderne, elle exprime une liberté de ne pas travailler, ou de ne plus travailler aux mêmes conditions. Le phénomène des démissions massives du marché du travail (Big Quit) ou des refus des emplois considérés comme dégradants ou peu épanouissant sur le plan individuel, pourrait être perçu comme une vague d’unilatéralisme. Et que dire des nombreux points de résistance au quotidien par lesquels les travailleurs refusent d’obéir ou de se plier à certaines injonctions de leurs employeurs, quitte à s’exposer à des mesures de rétorsion ? Sur le plan des conflits collectifs, qui semblent moins dans l’ère du temps, l’on songe aussi bien sûr à la grève parmi les actions unilatérales.
En définitive, si l’unilatéralisme mérite attention, c’est dans un contexte juridique doctrinal particulier dont il convient de mesurer la profondeur. En rupture avec les modes d’organisation de l’Ancien régime, mais sans donner plein essor aux idéaux révolutionnaires, les rapports de travail ont été conçus par les juristes du code civil de 1804 sous la figure des contrats de « louage de service » pour les domestiques et ouvriers et « d’entrepreneurs d’ouvrage » pour les autres. La figure du contrat individuel de travail émerge de manière englobante à la fin du 19ème siècle pour prendre ses distances avec une représentation idéalisée et formelle du contrat entre parties libres et égales ; elle ne continue pas moins de fondre les rapports de travail dans un moule contractuel, à l’aide des concepts et catégories correspondants. L’unilatéralisme peut être compris comme un mouvement doctrinal visant à rompre avec un contractualisme excessif occultant les rapports de force, de pouvoir et de domination entre les personnes privées. Critique, il est aussi un point d’appui pour imaginer des techniques juridiques concrètes afin de limiter les abus, d’accroître l’équité, et de permettre aux individus de s’émanciper. Pareille ambition, on l’aura compris, ne se limite pas aux rapports de travail, mais déborde de ses contours pour s’étendre aux nombreuses relations où l’accord et la concertation se réduisent trop souvent à une stratégie juridique visant à imposer la volonté d’un seul.
Demogue R. / Jamin, C., Des modifications aux contrats par volonté unilatérale, 1907, Dalloz, Tiré à part, 2013.
Gaillard E., Le pouvoir en droit privé, Thèse Paris II 1981 dir. G. Cornu, Economica, 1985.
Encinas de Muñagorri R., L’acte unilatéral dans les rapports contractuels, Thèse Nanterre IRERP 1994 dir. A. Lyon-Caen, LGDJ, 1996.
Dockès E., « L’engagement unilatéral de l’employeur », Droit social, 1994, p. 227.
Jamin C. et Mazeaud D. (dir.), L’unilatéralisme en droit des obligations, Economica, Études juridiques, 1999.
Lokiec P, Contrat et pouvoir. Essai sur les transformations du droit privé des rapports contractuels, Thèse Nanterre IRERP 2002 dir. A. Lyon-Caen, LGDJ, 2004.
Fabre A., Le régime du pouvoir de l’employeur, Thèse Nanterre IRERP 2006 dir. A. Lyon-Caen, LGDJ, 2010.
Gratton L.-K., Les clauses de variation du contrat de travail, Thèse Paris I 2009 dir. P. Rodière, Dalloz, 2011.
Lemay P., Le principe de force obligatoire à l’épreuve du développement de l’unilatéralisme, Thèse Lille 2 2012 dir. S. Chassagnard-Pinet , Mare & Martin, 2014.
Molina L., La prérogative contractuelle, Thèse Paris I 2020 dir. L. Aynès, LGDJ, 2022.
Rafael Encinas de Muñagorri
Décembre 2022