Selon le dictionnaire de l’Académie, « l’expertise est une procédure qui consiste à requérir l’avis d’un ou de plusieurs experts à l’occasion d’un accident, d’un litige ». Elle permet d’éclairer la personne qui y recourt (le juge, le politique, mais aussi dans le cadre de ce dictionnaire, les représentants du personnel) afin que celle-ci soit en mesure de prendre une décision ou de formuler un avis en toute connaissance de cause. Le comité social et économique (CSE), en tant que personne morale, peut ainsi « faire appel à toute expertise rémunérée par ses soins pour la préparation de ses travaux » (C. trav., art. L. 2315-81). Mais le code du travail reconnaît aussi au CSE, dans le cadre de certaines de ses consultations, la faculté de se faire assister d’un expert-comptable ou d’un expert habilité rémunéré par l’employeur (C. trav., art. L. 2315-23 à L. 2317-2).
Seules ces deux expertises présentant de fortes spécificités sont ici abordées. En effet, si on y retrouve en premier lieu la fonction originelle de l’expertise, celle d’« éclairer » ceux qui y recourent, en l’occurrence les représentants du personnel (SUPIOT 1989), elles proposent aussi à ces derniers, assistance et conseil, qui sont des fonctions en principe étrangères à la notion commune de l’expertise (CARON, VERKINDT, 2009). Des caractéristiques que le législateur, au fil de ses réformes, a explicitement reconnues et entérinées. Enfin, l’expertise est aussi dans les relations collectives de travail affaire de relations juridiques singulières car, le titulaire du droit à l’expertise (le CSE) n’ayant pas en charge la rémunération des experts qui incombe à l’employeur, sa mise en œuvre suscite des relations humaines complexes non dépourvues d’ambiguïtés.
Éclairer les élus du personnel
Afin de donner une certaine consistance au principe constitutionnel selon lequel « Tout travailleur participe par l’intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu’à la gestion des entreprises », le législateur a multiplié les sujets de consultation des représentants du personnel au cours desquelles ces derniers formulent un avis sur la gestion ou les projets de l’employeur. Les problématiques traitées dans le cadre de ces consultations faisant appel à de multiples connaissances techniques relevant de la comptabilité, de l’économie, de la finance, du droit, mais aussi de l’ergonomie et de la prévention des risques professionnels, s’est très vite imposée la nécessité de reconnaître aux élus le droit de recourir à des experts pour leur permettre d’accéder à la connaissance nécessaire et préalable à la formulation de leurs avis. Une connaissance interdisciplinaire, doit-on souligner, n’ayant pas « pour objet essentiel de lever des obscurités techniques » (SUPIOT 2009).
Précisons par ailleurs, que l’interdisciplinarité inhérente à ces expertises mobilise de multiples compétences techniques qu’il est bien souvent impossible de réunir dans une seule et même « tête ». En conséquence, si l’expert-comptable du comité social et économique est avant tout un expert des comptes, il doit également être un économiste, un sociologue des organisations ou un spécialiste de la gestion des entreprises. L’expert habilité, appelé à intervenir en cas de risque grave ou de modification importante des conditions de travail ou encore d’introduction de nouvelles technologies, doit quant à lui, selon l’objet de la mission, être tout à la fois un ergonome, un psycho-sociologue, un ingénieur, un médecin, ou tout autre spécialiste des conditions de travail. Il est donc de pratique courante que pour une même expertise plusieurs experts interviennent lorsque leur mission requiert diverses compétences techniques.
Toutefois, les représentants du personnel ne sauraient prétendre à un droit général à l’expertise financé totalement ou partiellement par l’employeur. La loi limite ainsi ce droit à des cas de consultation précisément définis, même si l’on peut constater que le législateur en a multiplié le nombre au cours de ces quatre dernières décennies. Une multiplication qui n’est, d’ailleurs, il faut le relever, pas sans effet sur la nature de ces expertises, les cas de recours concernant en effet, aujourd’hui, des contextes différents. Auparavant, comme l’écrivait Alain Supiot, l’« expertise rimait avec crise » (préc). En effet, outre l’expertise-comptable prévue dans le cadre de la consultation récurrente sur les comptes annuels de l’entreprise, les cas de recours à l’expertise concernaient surtout des consultations contextualisées par la menace de tensions sociales dans l’entreprise, comme le projet d’un licenciement économique d’au moins 10 salariés, ou l’exercice par les élus de leur droit d’alerte économique ou encore la survenance d’un danger grave pour la santé physique ou mentale de salariés de l’entreprise. Depuis la loi de sécurisation de l’emploi du 14 juin 2013 et la loi Rebsamen du 17 août 2015, le regard sur la finalité de l’expertise a manifestement changé. La loi reconnaît ainsi désormais, aux membres des CSE la faculté de désigner un expert-comptable lors des trois consultations récurrentes, en principe annuelles (sauf accord prévoyant une autre périodicité) : celle concernant les orientations stratégiques, celle relative à la situation économique et financière et enfin celle visant la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi dans l’entreprise qui regroupe de nombreux sujets de consultation. Une expertise quasi permanente et prospective sur les différents éléments de la gestion patronale de l’entreprise (économie et finance, structuration de l’emploi, conditions de travail, …) est ainsi rendue possible. Un changement de paradigme du droit à expertise en découle. Il s’agit désormais d’identifier les opportunités et les menaces que font peser sur l’entreprise l’environnement externe et les choix de gestion des directions (GUILLAS-CAVAN, KAHMANN 2018) et de pouvoir proposer à l’organe dirigeant de l’entreprise des orientations alternatives.
Éclairer les élus pour rétablir une certaine « égalité des armes » (CARON, VERKINDT, 2009), telle est donc la fonction première de l’expertise dans les relations collectives du travail.
Les fonctions d’assistance et de conseil de l’expertise dans les relations collectives de travail
L’article L. 2315-78 dispose que le « comité économique et social peut, (…), décider de recourir à un expert-comptable ou un expert habilité dans les cas (…)» de consultation précisément énumérés par l’article L. 2315-80 du code du travail. L’expert étant désigné pour assister les membres du CSE dans la formulation d’un avis sur la gestion de leur employeur, le juge en conclut que l’employeur, président du comité, ne peut pas participer au vote pour la désignation de l’expert (Soc. 5 mai 1983, n° 81-16787 ; Soc. 26 novembre 1987, n° 86-14530). Il en découle que le CSE choisit librement son expert, et la règle vaut tout autant pour l’expert-comptable que pour l’expert habilité. L’employeur ne peut s’y opposer, sauf à démontrer au juge qu’il peut saisir (C. trav. Art. L. 2315-86), que l’expert ne remplit pas les conditions légales de son identité (expert-comptable radié du tableau de l’ordre par exemple). Il ne doit pas non plus faire pression sur les membres du comité pour les empêcher d’user de cette liberté, sauf à commettre un délit d’entrave (Crim. 5 mars 2002, n° 01-82945), dès lors que les conditions légales de recours à l’expertise sont remplies. L’expert a donc pour client le CSE, personne civile, avec lequel il conclut un contrat, alors même qu’il est rémunéré en totalité ou en grande partie par l’employeur (à 80% précise la loi dans certains cas de recours).
Pour autant, cela ne signifie pas que les experts, comptables ou habilités, n’entretiennent pas de relations avec les directions d’entreprise. Ceux-ci doivent notamment se tourner vers elles pour obtenir les informations nécessaires à l’accomplissement de leur mission (voir ci-dessous). Mais c’est pour son client le comité que l’expert doit rédiger un rapport. Ses travaux d’analyse sont donc menés au nom de son client qui, il faut le rappeler, représente selon la loi un intérêt, celui des salariés (en ce sens, C. trav., art L. 2312-8). Il en résulte comme l’ont écrit sans ambages M. Caron et P.Y. Verkindt (préc.) que « l’impératif de neutralité à l’égard de la cause et des parties ne peut être respecté ».
Cette singularité de l’expertise s’inscrivant dans les relations collectives du travail à laquelle s’ajoute une spécialisation des cabinets d’experts les menant, a pu être opposée au principe d’indépendance que l’expert-comptable notamment, doit respecter au nom de sa déontologie. Mais très vite, la Cour de cassation (Soc. 2 juillet 1987, n° 85-18.434) d’une part, et l’ordre des experts-comptables d’autre part (guide des missions de l’expert-comptable auprès du CSE) ont estimé que la spécialisation et le lien contractuel unissant l’expert-comptable aux élus du personnel n’étaient pas contradictoires avec cette exigence déontologique. Selon le guide de l’ordre des experts-comptables, « l’expert contribue à renforcer leur savoir-faire et leur autonomie dans l’appropriation et l’utilisation de l’information sur l’entreprise et son environnement économique ». Quant à l’expert habilité, même si celui-ci exerce son activité en dehors de toute structure ordinale, il n’en est pas moins assujetti à une déontologie et au respect d’une méthodologie d’expertise qui conditionnent son habilitation à accompagner les représentants du personnel.
Enfin dernière caractéristique, les experts en charge de ces expertises, conseillent, animent et forment leurs clients. Ils apportent de la régulation à un dialogue social souvent dépourvu de sérénité. Ils assument ainsi une fonction de conseil auprès des élus, mais également des organisations syndicales composant les CSE. Cette fonction que les experts ont toujours considérée comme inhérente à leur rôle, a été expressément entérinée par le législateur avec le vote en 2013 de la « Loi de Sécurisation de l’Emploi ». Plus précisément, celle-ci a reconnu aux comités d’entreprise (aujourd’hui CSE) la faculté de mandater un expert-comptable pour assister les organisations syndicales dans la négociation des accords collectifs d’entreprise relatif aux plans de sauvegarde de l’emploi. Et ce faisant, la « Loi de Sécurisation de l’Emploi » a eu pour effet de déplacer l’action de l’expert sur le terrain de la stratégie sociale, en l’introduisant officiellement dans la négociation collective. Le caractère multidimensionnel de l’intervention de l’expert-comptable, souligné plus avant, s’est ainsi enrichi d’une nouvelle fonction et par conséquent d’une nouvelle compétence.
Par la suite, les ordonnances Macron/Pénicaud de 2017 ont étendu cette faculté de mandatement d’un expert à deux autres hypothèses de négociation d’un accord collectif d’entreprise :
– celle très délicate d’un Accord de Performance Collective ayant pour principale caractéristique d’être une négociation « in pejus » pour les salariés, la négociation de ce type d’accord s’inscrivant toujours dans un contexte social très tendu (entre syndicats et employeur, mais également entre syndicats) ;
– celle de la négociation annuelle obligatoire relative à l’égalité professionnelle qui doit porter également, selon la loi, sur la Qualité de Vie au Travail (QVT), ce qui explique sans doute que l’expert visé par la loi pour être mandaté par les membres des CSE n’est pas dans cette hypothèse l’expert-comptable, mais l’expert habilité.
Une nouvelle fonction de conseil en stratégie sociale s’insère ainsi dans la relation triangulaire de l’expertise telle qu’elle est conçue par la loi, le CSE étant le client de l’expert et l’employeur, le financeur et le fournisseur des informations nécessaires à l’expertise.
Une relation juridique singulière qui influence le jeu des rapports collectifs
Selon le schéma légal, les membres élus des CSE ont le droit dans des cas de recours précisément définis par la loi de désigner un expert-comptable ou un expert habilité afin de les éclairer et de les aider à donner du sens à des informations de nature très diverse (comptable, économique, organisationnelle, architecturale, etc.) sur lesquelles ils doivent donner un avis au nom de l’intérêt des salariés. Dans ces hypothèses, les chefs d’entreprise qui doivent assumer le coût financier de l’expertise n’acceptent pas toujours de bon gré le rôle de payeur que leur assigne la loi. « Payer pour être, selon leur sentiment, critiqués » suscite souvent, sauf dans le cours routinier des relations professionnelles des très grandes entreprises, une réaction d’hostilité de la part des directions d’entreprise. Or, si l’expert a le CSE pour client, celui-ci est aussi obligé d’entretenir les meilleures relations possibles avec la Direction de l’entreprise vers laquelle il se tourne pour obtenir les informations dont il a besoin pour réaliser son expertise. Étant par ailleurs pressé par le temps, limité par les délais légaux des consultations, la situation de l’expert se révèle, en pratique, souvent très inconfortable. En conséquence, même si le droit positif lui reconnaît un droit d’accès à l’information très large, l’employeur devant lui fournir « les informations nécessaires à l’exercice de sa mission » (C . trav., art. L. 2315-90), l’expert, de guerre lasse n’obtient pas toujours toute l’information demandée, un recours systématique au juge n’étant pas envisageable et les élus n’osant pas toujours soutenir leur expert.
Précisons, toutefois, que ce sont surtout les experts habilités qui se trouvent confrontés à ces réactions hostiles. En effet, si le matériau informationnel de l’expert-comptable obéit à des normes comptables devant être respectées dans toutes les entreprises, il en va différemment pour l’expert habilité qui a besoin d’une phase d’instruction de la demande pour déterminer l’information qui lui sera nécessaire. Comme le notent M. Caron, P. Y. Verkindt (préc.), son rapport au temps est fondamentalement différent de celui de l’expert-comptable.
Enfin, il faut savoir que dans sa quête de l’information, l’expert (comptable ou habilité) va solliciter des entretiens avec la direction pour échanger et demander des explications sur les données fournies. Celui-ci va donc nouer une relation avec la direction qui se révèlera souvent plus soutenue que celle entretenue avec son client. Une situation qui n’est pas toujours bien acceptée par certains élus, qui, notamment en cas de désignation récurrente de l’expert, se sentent mis à l’écart. Sachant par ailleurs qu’en s’engageant dans la voie de l’expertise, les représentants du personnel recherchent bien souvent un complément de légitimité externe, le risque est alors grand qu’ils ressentent une négation de leur propre compétence sur l’objet de l’expertise, d’où la déception de certains CSE dans leur recours à expertise.
Si nous insistons sur ces constats factuels sur lesquels le juriste a peu de prises, c’est surtout pour souligner que les réformes du droit de l’expertise dans les relations collectives du travail de cette dernière décennie (loi de Sécurisation de l’Emploi de 2013 et celle de la loi El Khomri de 2016) ont exacerbé ce travers congénital du droit à l’expertise des représentants du personnel. Rappelons à cet égard, que la loi LSE de 2013, en établissant des délais préfix de consultation a corrélativement contraint le temps de l’expertise. Et si l’on y ajoute la déduction des temps administratifs, (notification du coût de l’expertise, délai de contestation de l’employeur) et l’obligation faite à l’expert de remettre son rapport 15 jours avant l’expiration des délais de consultation, le temps de l’expertise a, de fait, été réduit de moitié par les différentes réformes de ces dix dernières années. La relation légale triangulaire de l’expertise déjà en soi compliquée, s’en est trouvée encore plus tendue.
Conclusion
De la fonction originelle et évidente de l’expertise, à savoir « éclairer » les représentants du personnel, une acception moins évidente de la notion s’est peu à peu révélée, pour prendre corps juridiquement avec la reconnaissance de la fonction d’aide à la négociation. Une nouvelle fonction qui suppose, pour son efficience et son développement, l’acceptation notamment par les experts, d’une plus grande prise en compte de l’expertise des représentants du personnel, c’est à dire celle du « travail réel ».
CARON M., VERKINDT P.-Y., « Regards sur les rapports entre l’expertise et les instances du personnel » , Droit social 2009, p. 425
COHEN M., MILET L, Le droit des comités sociaux et économiques et des comités de groupe, LGDJ 2022
SIGNORETTO F., V° Comité social et économique : expertise, Répertoire Dalloz, 2021
SUPIOT A., « Le progrès des lumières dans l’entreprise », in Études offertes à Gérard Lyon-Caen, 1989, p. 463
Fabrice Signoretto
Décembre 2022