« Négociation donnant-donnant », « négociation décisionnelle », « négociation d’adaptation ou d’organisation », «négociation organisationnelle», « négociation d’échange » ou encore « accord de gestion », sont autant d’expressions doctrinales pour décrire un objet juridique aux contours évanescents. Délicats à nommer, difficiles à appréhender, les accords de gestion de l’emploi n’en ébranlent pas moins les fondations sur lesquelles est construit le droit du travail. Traversée de profonds paradoxes, l’analyse de ces accords requiert de quitter les rives des catégories juridiques radicales pour aller vers des contrées plus incertaines où les frontières entre le pouvoir et la négociation collective deviennent poreuses.
La configuration des accords de gestion de l’emploi
« Accords conclus entre un employeur ou un groupement d’employeurs et une ou plusieurs organisations syndicales représentatives de salariés, en vue de fixer en commun un ou plusieurs sujets relatifs aux conditions d’emploi, de travail et de garanties sociales », les accords collectifs de gestion de l’emploi appartiennent à la famille des accords collectifs. Toutefois, ils ne sont pas de facture classique. S’inscrivant dans la perspective d’une opération de restructuration, les accords de gestion de l’emploi habilitent l’employeur à mettre en œuvre des outils de gestion de l’emploi. Cette définition repose sur la réunion de quatre critères : une norme d’habilitation, la perspective d’une restructuration, des outils de gestion, et un objet spécifique relatif à l’emploi.
Ces accords entretiennent des rapports complexes avec le pouvoir de l’employeur. Figures de l’ordonnancement des relations du travail, l’accord collectif et le pouvoir de l’employeur s’opposent traditionnellement. D’autant que les actes juridiques auxquels ils aboutissent n’ont pas la même nature juridique. Saisi dans son action, le pouvoir de l’employeur épouse les contours de l’acte juridique unilatéral « qui s’impose à son destinataire, sans requérir au préalable son consentement ». Tandis qu’en tant qu’acte juridique conventionnel, la conclusion d’un accord collectif nécessite, pour sa part et en principe, l’expression du consentement des syndicats représentatifs ayant recueilli, au cours des dernières élections professionnelles, la majorité des suffrages. En dépit de ces oppositions manifestes, les accords de gestion sont irrémédiablement liés au pouvoir de l’employeur. Grande est la tentation d’appréhender ces accords comme un simple habillage du pouvoir de l’employeur. Grande est également la tentation de prendre le contre-pied d’une telle lecture et de les analyser comme une forme de « co-gestion ». La complexité de ces accords invite néanmoins à se départir de toute lecture trop radicale. Les accords de gestion sont pris dans un maillage subtil où s’entremêlent l’exercice du pouvoir de l’employeur et la négociation collective. Ils permettent d’imbriquer des actes juridiques de nature distincte et en apparence opposés au service de la mise en œuvre d’une décision de restructuration prise unilatéralement par l’employeur.
Définie comme une décision de « modifier la structure juridique ou productive de l’entreprise ayant des conséquences sur l’emploi », la restructuration, est le cadre dans lequel se déploient les accords de gestion de l’emploi. Ils mettent en œuvre une telle décision. Si les accords de gestion résultent d’une négociation, la décision de restructuration est quant à elle prise unilatéralement par l’employeur. Ainsi imbriqué dans un ensemble plus vaste l’accord de gestion participe de l’élaboration d’une opération globale, dont il organise la réalisation. Mais il y a plus. L’analyse du contenu de cet accord laisse apparaître un mécanisme assez particulier : l’habilitation. En effet, à travers cet accord, les parties habilitent l’employeur à mettre en œuvre la décision de restructurer qu’il a prise unilatéralement. Cette habilitation porte sur les conditions dans lesquelles l’employeur peut mettre en œuvre les obligations qui lui incombent dans ce contexte et les outils de gestion de l’emploi. Justement, ces accords ont pour objet l’emploi défini comme « une certaine forme de travail, un travail en tant qu’il est associé à un certain statut ». En outre, ces accords sont négociés et mobilisés dans une perspective gestionnaire. Justement, la gestion vise à perfectionner une organisation afin d’optimiser son fonctionnement. Alors, les ressources matérielles et humaines sont mobilisées afin d’assurer l’accroissement de la performance économique. Et c’est par l’intermédiaire d’outils de gestion que « l’idéologie gestionnaire » c’est diffusée. Les outils de gestion permettent aux dirigeants de rationaliser l’efficacité de l’organisation et de diffuser sa fonction. En ce sens, ils sont mis en œuvre au regard d’une stratégie juridique. Dans ce cadre, la stratégie juridique peut être définie comme l’action par laquelle les acteurs assurent la coordination d’un ensemble d’instruments juridiques afin de poursuivre la réalisation d’une action juridique. Dès lors que le droit du travail intègre dans son champ le concept de stratégie, la négociation collective acquiert un statut particulier. Elle devient une « technique d’organisation des relations sociales ». Ainsi comprise, elle permet également la mise en œuvre d’une décision de restructuration prise unilatéralement par l’employeur. Permettant d’éviter le contentieux, elle emporte des conséquences importantes sur le contrôle du juge lorsqu’il ne peut être évité. Ainsi, lorsque l’employeur envisage une restructuration, plutôt que d’annoncer sa décision et d’engager dans la foulée les procédures d’information et de consultation avec un risque de contentieux, il peut par le vecteur de la négociation collective mettre en place des outils de gestion adéquats. Suivant cette perspective, les acteurs censés s’opposer à la mise en œuvre d’une restructuration deviennent parties prenantes du processus par lequel les emplois vont être altérés.
Font écho à cette définition l’accord de méthode, « l’accord d’accompagnement social », le plan de sauvegarde de l’emploi conventionnel, les plans de départs provoqués, les accords de gestion des emplois et des parcours professionnels, l’accord de performance collective, ou encore l’accord portant rupture conventionnelle collective.
Les mutations de la négociation collective induites par les accords de gestion de l’emploi : entre appauvrissement de la dimension revendicative et défense de l’intérêt de l’entreprise.
La dimension revendicative occupe traditionnellement une place importante dans l’activité des syndicats. Elle consiste à formuler des demandes pour une collectivité de salariés. Ces revendications ont une dimension offensive lorsqu’il s’agit d’invoquer une amélioration des conditions de travail des salariés. Lorsqu’elles ont une dimension défensive, les revendications visent à préserver une situation existante. Tel est le cas lorsqu’il est question de lutter contre des suppressions d’emplois. Il n’est donc guère surprenant que pour la partie salariée, l’exercice de la négociation collective est intimement lié à la poursuite de revendications.
Justement, les accords de gestion bouleversent radicalement ce schéma. Puisque ces derniers permettent la mise en œuvre d’une décision de restructuration, ils annihilent toute dimension revendicative offensive. Il est en effet exclu que les salariés voient leurs conditions de travail améliorées ou leurs emplois sauvegardés en l’état. L’objet de la restructuration consiste précisément à altérer l’emploi dans sa substance ou son existence. Pour les salariés, cette négociation est dépouillée de sa dimension revendicative offensive.
Seule la dimension revendicative défensive demeure. Néanmoins, elle aussi est altérée car l’idée que les emplois soient épargnés est exclue. Dans le meilleur des cas, ces accords mettent en place un processus de restructuration sur le long court avec des départs au fil de l’eau en jouant sur les mesures d’âge et les départs volontaires. Dés lors, la capacité pour les salariés de formuler des revendications défensives sont restreintes. Dans ces circonstances, il n’est pas étonnant que la revendication qui domine soit « l’attribution de primes de licenciements supra-légales ». Ainsi, les salariés abandonnent l’idée de combattre la restructuration et tout juste espèrent-ils partir dans des conditions décentes en formulant ces demandes « minimales ». Assurément, cette évolution marque un changement profond mais il y a plus.
C’est de manière récurrente que les accords de gestion se rattachent à l’entreprise en tant que communauté d’intérêts. Le lien entre les deux n’a rien d’anodin. Il marque une rupture historique, autant qu’il est le signe d’une évolution de la négociation collective comme instrument au service de la stratégie déployée par l’employeur. Mais il convient de préciser que ce rattachement est protéiforme et s’opère à différents degrés. Parfois, c’est l’intitulé de l’accord qui conduit à accréditer l’idée que les négociateurs ont entendu privilégier l’intérêt de l’entreprise. D’autres fois, c’est le préambule de l’accord qui s’y rattache. Enfin, dans sa manifestation la plus intense, c’est l’objet et toute la mécanique de l’accord qui repose sur l’idée de communauté.
Dans son expression la plus faible, la théorie de l’entreprise se retrouve dans l’intitulé de l’accord. Les interlocuteurs sociaux du groupe PSA s’inscrivent dans cette veine, lorsqu’ils intitulent leur accord «Nouveau Contrat Social ». Cette référence est significative en ce qu’elle accrédite l’idée que le pouvoir est exercé dans un intérêt qui dépasse celui de son titulaire.
Le plus souvent, ce sont les préambules des accords qui véhiculent l’idée que les décisions sont prises dans l’intérêt de tous. À ce titre, chacun est tenu de contribuer, à son échelle, à sa mise en œuvre. Ces énoncés pourraient être analysés comme ayant une « dimension communicationnelle ». Dès lors, elles permettent de diffuser dans l’entreprise, et en dehors de l’entreprise, la nature des valeurs défendues par leurs signataires. Néanmoins, lorsque ces références sont prises au sérieux et rattachées à la notion d’intérêt de l’entreprise, elles apparaissent sous un nouveau jour. Ainsi, c’est moins l’aspect « communicationnel » qui se donne à voir, que le besoin d’inscrire l’intérêt de l’entreprise comme justification première de ces accords.
D’autres fois encore, l’idée que l’intérêt de l’entreprise est l’intérêt de tous s’incarne dans l’objet et la mécanique de certains accords de gestion. Cette forme de rattachement à l’entreprise est la plus intense. À cet égard, l’accord de performance collective ayant pour objet de « répondre aux nécessités liées au fonctionnement de l’entreprise » s’inscrit dans cette tendance. Outre l’objet précité, c’est la mécanique mise en place par l’accord qui incline à cette lecture. En effet, ces accords font primer l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel.
Plus ou moins intenses ou tangibles, ces références à l’entreprise interrogent. S’agit-il d’une énième résurgence de la théorie institutionnelle de l’entreprise ? Ces accords accréditent-ils l’idée que l’exercice du pouvoir se déploie en prenant en considération les intérêts des salariés ? Mais lorsque c’est la mécanique de l’accord qui toute entière repose sur l’idée de communauté, y a-t-il une place pour un contrôle de la restructuration au regard de l’intérêt de l’entreprise invoqué par les interlocuteurs sociaux dans l’accord ? Le débat mérite d’être posé et la réponse à cette question est essentielle. Elle permet de déterminer si hier comme aujourd’hui l’intérêt de l’entreprise n’est qu’une « mystification » pour les salariés.
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Ines Meftah
Décembre 2022