Le management algorithmique désigne succinctement la gestion d’une organisation et de ses travailleurs, en tout ou partie, par des algorithmiques informatiques. Si leur usage poursuit des finalités similaires à celle du management – fixer des objectifs dans une organisation ; choisir les moyens de les atteindre ; les mettre en œuvre puis les contrôler et les réguler –, les modalités d’exercice du pouvoir de l’employeur par algorithmes et ses effets normatifs dans la relation de travail s’en distinguent fortement.
Largement conceptualisé dans la littérature gestionnaire et sociologique depuis la fin des années 2010, le management algorithmique intéresse dans un premier temps indirectement le droit du travail confronté aux contentieux de la requalification des travailleurs de plateforme. C’est à compter du recours récent à des algorithmes dits d’Intelligence Artificielle (IA) dans les organisations productives que les législateurs européen et français (Proposition de règlement sur les systèmes d’IA ; Proposition de directive concernant les conditions de travail des travailleurs de plateformes) s’en sont davantage préoccupés : comme le préconise un rapport sénatorial paru 2021, il convient d’« engager une réflexion relative à l’adaptation du droit du travail aux spécificité du management algorithmique reconnaissant ses conséquences sur les conditions de travail et de rémunération » (SAVOLDELLI, 2021).
En l’absence de qualification juridique, nous proposons une définition stipulative de ce concept qui se formalise par la réunion de deux critères constitutifs, non étrangers à la réalité juridique. D’une manière générale, le management algorithmique recouvre l’exercice du pouvoir de contrôle par l’employeur au moyen de prise de décisions automatisées à partir de données personnelles de salariés et de données non personnelles relatives au travail. Deux éléments ressortent de cette définition : d’une part, une technique, la prise de décision automatisée fondée sur l’analyse de données des travailleurs et du travail ; d’autre part son usage, le contrôle des travailleurs.
Emergence de la prise de décision automatisée dans les relations de travail
Au sens du RGPD, la prise de décision automatisée peut être caractérisée par la réunion de trois notions juridiques. D’abord, la matière première permettant à l’algorithme de pouvoir produire un résultat, les données. Il s’agit trivialement de toutes informations dématérialisées : texte, image, voix, son, méthode de calcul, classement, rythme cardiaque, historique de navigation, déplacement d’un objet, d’un animal ou d’un être humain, performance physique, cognitive, etc. Rendu possible par la démocratisation des NTIC dans les années 1980-90, sa numérisation par des capteurs (vidéosurveillance, PC, smartphone, robot) permet l’analyse des données collectées par des algorithmes informatiques. Dans le cas des données personnelles, elles renvoient à toutes données qui se rapportent à une personne physique « identifiée » (nom, prénom, photo d’identité) ou identifiable au sens du Règlement européen. Ce sont ces données qui furent l’objet d’une attention toute particulière des ressources humaines fortement encouragée par la diffusion de « l’Evidence Bases management ». A partir d’une gestion quantifiée du travailleur au moyen des données qu’il génère (historique de navigation, rendement au travail, email, image de salarié, enregistrement audio, échange de données), l’employeur en retire des modèles statistiques pour parvenir aux meilleurs choix stratégiques possibles. Cette quantification par reporting, déjà présente avant l’arrivée d’internet, ne vise qu’à récolter l’information, la numériser en des données puis la classifier à partir d’indicateurs descriptifs, tels les tableaux de bord RH sous la forme de logiciels IceHRM ou Nibelis. Même si le reporting ne vise que des opérations sommaires (enregistrement, quantification de données…), il constitue, au sens du RGPD, un traitement de données (article 4, §2 RGPD). C’est là le deuxième pilier technologique avant que n’advienne la prise de décision automatisée.
A la suite, les entreprises se sont dotées plus largement d’algorithmes capables d’analyser les données récoltées. L’analytique vient ainsi pallier les insuffisances des métriques de reporting. L’algorithme n’est plus seulement astreint à la modélisation de l’information au travail mais est également utilisé pour comprendre certaines dynamiques de la relation de travail. Certains logiciels permettent ainsi à l’employeur d’analyser statistiquement l’absentéisme en croisant les données de performance des salariés. Cependant, ces traitements de données personnelles au sens du RGPD, sont qualifiés juridiquement de prise de décision automatisée à partir du moment où l’employeur « délègue » son pouvoir de décision à l’algorithme informatique (G29, lignes directrices 2017). C’est corrélativement avec l’implantation d’algorithmes plus sophistiqués – comme les algorithmes auto-apprenants – dans le monde du travail au tournant des années 2010, que la quantification RH change de paradigme. La gestion de l’entreprise, par quantification d’algorithmes évolutifs ou auto-apprenants, marque le début d’une nouvelle fonction ou d’une nouvelle ambition : celle de la réalisation itérative du travail, c’est-à-dire, d’un « ajustement rapide, constant et progressif des objectifs et des moyens, des modèles et des normes, des plans et du champ d’action » (GUENIOT, 2021). L’ajustement est alors opéré de manière réactive par l’interprétation de données portant par exemple sur la planification horaire des employés en fonction d’un logiciel prédisant l’affluence en supermarché des clients ; sur l’appariement entre les postes vacants dans l’entreprises et les aspirations déclarées des salariés couplés avec leurs données de productivité ; ou encore sur le matching entre un poste à pourvoir et l’analyse des données vocales, sémantiques et gestuelles d’un candidat à partir d’un entretien vidéo différés. De manière plus systémique, l’industrie 4.0 s’ « architecture » autour d’algorithmes régissant le process de travail comme les progiciels (Enterprise Resource Planning) quantifiant les stocks, les commandes clients et le suivi des tâches du personnel, ou encore les plateformes IIoT supervisant via le réseau informatique, les lignes d’équipements, les robots et les machines de l’usine. Mais c’est principalement avec l’émergence de la plateformisation des organisations productives qu’est apparue l’illustration archétypale de la prise de décision automatisé innervant toutes les dimensions de la relation de travail. Qu’elle soit plus communément là pour régir des services ayant lieu dans un espace réel (Uber, Deliveroo, Take Eat easy, Just eat…) ou plus marginalement dans l’espace virtuel (Amazon machinal turk, Yappers, Izaroo…), la plateforme donne à voir une nouvelle forme d’exercice du pouvoir : le contrôle algorithmique.
Consolidation du contrôle algorithmique des travailleurs
Le management algorithmique impose une prise de décision automatisée exclusivement finalisée par le contrôle du travail et du travailleur. Si le contrôle a pour objet la conformation des salariés aux attentes de l’employeur, il l’exerce, avec les technologies algorithmiques, suivant deux principales modalités. Premièrement surveiller, puis, le cas échéant, évaluer le travailleur. L’acte de surveillance, par des systèmes d’informations recréant numériquement la totalité des activités de l’organisation et de ses salariés en un champ observable et visible (vidéosurveillance, badgeage, chronotachygraphe, logiciel CRM, tableaux de bord RH, géolocalisation, robot intelligent…), s’avère un premier pas nécessaire pour aboutir au contrôle. Ces instruments disciplinaires quadrillant l’espace, découpant le temps, portent déjà en eux la capacité de normer les actions des travailleurs. Le sont-ils plus directement lorsqu’à la base des données récoltées, l’algorithme autorise la prise décision sans intervention humaine « produisant des effets juridique (…) ou affectant de manière significative » le travailleur (article 22 RGPD). La réorganisation en temps réel de l’activité de travail des préparateurs de commandes, supervisés par un système de guidage vocal – le « voice picking » – dans les entrepôts en est une frappante illustration.
Un autre usage, qui n’a eu de cesse de s’accroître avec la montée en puissance des algorithmes intelligents, procède de la multiplication des processus d’évaluations assis sur l’outil algorithmique. Particulièrement en vogue au sein des plateformes de travail, où l’algorithme évalue le travailleur en croisant les données des clients et celles de sa productivité, sa mesure s’établit en fonction de référentiels (la conjoncture économique, les performances des autres travailleurs, la demande ou l’offre, les attentes de la plateforme croisée avec celles des clients, etc.). Ce jugement du travail et des qualités du travailleur, en comparaison d’un référentiel invisibilisé par l’intermédiation algorithmique, garnit l’exercice du pouvoir de direction de l’employeur (ou du donneur d’ordre dans le cas de la plateforme). Pouvoir qui n’est pas sans évaluation du point de vue du droit du travail (VERNAC, 2005). L’employeur ne peut en effet collecter que les données utiles et en lien avec l’évaluation du salarié ou candidat, soit toutes les informations ayant pour finalité d’apprécier « sa capacité à occuper un emploi » ou ses « aptitudes professionnelles » comme en dispose expressément le Code du travail (C. trav., art. L 1121-6). Ces informations s’avèrent cependant davantage centrées sur le comportement du travailleur en lieu et place du résultat de son travail. Cela s’explique à la fois à raison d’un phénomène managériale qui tend, depuis les années 80, à faire primer « l’évaluation du comportement du travailleur » sur celui de son travail (HELLER, 2014) mais également par la sophistication des algorithmes, désormais en capacité d’identifier onze émotions à partir d’une photo, en relevant l’intime ou la santé mentale de l’individu. Partant, ce ne sont plus seulement les aptitudes du travailleur à exercer son travail qui sont considérées comme pertinentes, au regard de la norme gestionnaire, mais également, et surtout sans doute, les aptitudes du travailleur à se « comporter » au travail.
En conséquence, lorsque le contrôle algorithmique aboutit à une prise de décision automatisée, émerge une direction du corps et de l’esprit du travailleur qui tranche avec la grammaire traditionnelle du contrôle sur le travail en tant qu’activité normée. Certains auteurs relèvent ainsi, à juste titre, que les « ordres et les directives [de l’employeur] y sont progressivement remplacés par un contrôle » (LOKIEC, 2018). Les systèmes algorithmiques « surveillant » (vidéosurveillance, système biométrique, logiciel enregistrant l’historique de navigation, keyloggers, géolocalisation…) et « évaluant » (ranking, profilage, analyse d’une vidéo, d’un appel téléphonique, des notes de clients…) permettent en réalité à l’employeur de contrôler ses salariés tout en donnant l’illusion qu’ils s’auto-dirigent. In fine, « la subordination est progressivement remplacée par une autonomie contrôlée via l’analyse de toute une kirielle de marqueurs » (LOKIEC, 2018). Le pouvoir, et son exercice, se parent alors de l’utopie de leur propre disparition : par l’autocontrôle algorithmique, il dépasse la conflictualité d’une décision patronale, « pour ne gérer que des corps vivants, sans recourir à la violence » (TAIEB, 2008). Là se situe le passage d’une direction des travailleurs par les hommes à une gouvernance des travailleurs par le management algorithmique. Management qui n’est pourtant autre chose que l’expression et l’exercice d’un pouvoir, sans cesse renouvelé.
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G29, Lignes directrices relatives à la prise de décision individuelle automatisée et au profilage aux fins de règlement (UE) 2016/679), 3 oct. 2017, version revisitée et adoptée le 6 fév. 2018
Décision, Évaluation, Justification, Objectivation, Pouvoir, Pouvoir d’organisation, Procéduralisation, Réorganisation, Subordination, Unilatéralisme.
Décembre 2022