Trente ans après la loi du 31 décembre 1992 dont résulte les règles structurantes encadrant l’appréciation des qualités professionnelles des salariés, le code du travail connaît une nouvelle consécration de la pratique d’évaluation. Accompagnant l’adjonction d’un nouveau critère de discrimination à l’article L. 1132-1, la loi du 21 mars 2022 (visant à améliorer la protection des lanceurs d’alerte, n° 2022-401) a ajouté à la liste, non limitative, des mesures ne pouvant se fonder sur l’un des critères prohibés, « l’évaluation de la performance ». Le juge n’aura pas attendu cette évolution légale pour appliquer les règles de non-discrimination aux processus d’évaluation. Elle n’en est pas moins remarquable et témoigne de l’importance que revêt aujourd’hui cette pratique gestionnaire. En un sens, l’évaluation est reconnue pour ce qu’elle est : une mesure à la fois courante et à hauts risques. Cette activité communément admise, aisée à désigner, renvoie pourtant à une notion fuyante dont les contours demeurent difficilement saisissables.
Pour le juriste, la complexité à cerner l’évaluation tient à son origine managériale. On pourrait certes rappeler qu’une forme d’évaluation, la notation, est ancienne dans la fonction publique et qu’elle est fondée sur l’article 6 de la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 selon lequel tous les citoyens « sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents ». Impossible toutefois d’y voir une réelle filiation avec l’évaluation dans le secteur privé, laquelle s’est imposée dans les années 1980 par importation des politiques managériales Nord-américaines. Elle s’y est déployée sous des formes variées qui s’entremêlent selon les ambitions paraissant lui être assignées. Entretiens d’évaluation, adossés ou non à des auto-évaluations, à des évaluations à 360° (par le salarié et ses collègues) voire à des évaluations à 540° (par le salarié, ses collègues ainsi que les clients et fournisseurs) ; mises en situation ; tests de connaissances ; représentation des compétences par benchmark (positionnement relatif des salariés entre eux) ou par ranking (positionnement des salariés par groupes) sont autant de visages que peut adopter l’évaluation dans les entreprises. La diversité des évaluations tient également à l’hétérogénéité des critères, comme autant de reflets des métiers dont elle doit saisir les réalités professionnelles. Peuvent ainsi être identifiés des critères qualitatifs ou quantitatifs, strictement professionnels ou comportementaux, étroitement définis ou pluridimensionnels. En dépit de ses dimensions plurielles, l’évaluation peut être appréhendée plus simplement sous son angle fonctionnel comme une pratique visant la satisfaction d’objectifs stratégiques déterminés par la politique de management suivie : la connaissance et/ou l’orientation des comportements. Ces objectifs se projettent eux-mêmes sous la forme d’enjeux d’affectation, de formation ou d’incitation à adopter certains comportements professionnels. L’évaluation, de ce point de vue, n’aurait de raison d’être que l’objectif qui lui est assigné, celui de de la performance. Performance du salarié. Performance de l’organisation. Performance de la gestion des ressources humaines. Cette perception de l’évaluation ne doit toutefois pas être exagérée. Les fonctions de l’évaluation sont discutées au sein même des sciences de gestion. Plus encore, la notion est troublée par la juridification dont l’évaluation fait l’objet. Une fois saisie par le droit du travail, l’évaluation se voit attribuer non seulement un cadre juridique mais également de nouveaux usages.
Les contours de l’« évaluation » telle qu’appréhendée par le droit peuvent eux aussi être esquissés. Selon la Cour de cassation, « l’employeur tient de son pouvoir de direction né du contrat de travail le droit d’évaluer le travail de ses salariés » (Soc. 10 juill. 2022, n° 08-42.368 ; est parfois retenue la formule « droit d’évaluer les salariés », Soc. 5 nov. 2009, n°s 08-43.112, 08-43.242, 08-43.304). De cette reconnaissance par le juge de l’évaluation, deux enseignements peuvent être tirés. L’évaluation est un acte de pouvoir et cette action est étroitement liée au pouvoir de direction. Miroir du pouvoir de direction de l’employeur, elle lui permet de contrôler la conformité du comportement professionnel du salarié à ses attentes. En d’autres termes, l’évaluation constitue un outil de vérification, sans que l’on sache très bien s’il s’agit en réalité de renforcer le contrôle venant de l’extérieur (l’évaluateur) ou, au contraire, de favoriser une forte intériorisation de celui-ci.
L’analyse juridique de l’évaluation nous invite également à circonscrire étroitement l’objet de l’évaluation. L’évaluation est celle de l’appréciation du « comportement professionnel » des salariés (à propos de l’entretien d’évaluation, v. rapp. Ass. Nat. préalable à l’adoption de la loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale, JO 6 mars 2014). Elle consiste en la mise en œuvre de « méthodes et techniques » dont la finalité est « d’apprécier (les) aptitudes professionnelles » des salariés (lecture croisée des articles C. trav., L. 1222-2 et L. 1222-3). Ici se trouve d’ailleurs la clé de voûte sur laquelle s’est bâtie l’appropriation de l’évaluation par le droit : l’évaluation doit être l’exact reflet des qualités professionnelles des salariés. C’est notamment à cette condition qu’elle pourra fonder une décision de gestion visant le salarié. Autrement dit, l’évaluation est pour le droit un outil de justification lorsqu’une décision prétendument fondée sur les compétences professionnelles est prise. Extériorisée par un compte rendu, l’évaluation devient alors un outil probatoire particulièrement efficace en cas de contentieux. Elle acquiert un nouvel usage d’ordre justificatif, voire probatoire. Ainsi défini comme un instrument de pouvoir, de contrôle et de justification, le dispositif gestionnaire se trouve marqué par l’empreinte laissée par le droit. Subtilement, l’évaluation a quitté le strict giron de l’instrument de performance pour s’étendre aux sphères du contrôle et de la justification.
Le régime construit autour de l’évaluation est à l’image de ses usages. Érigée en modèle de contrôle et de justification, l’évaluation s’est épanouie dans les entreprises, paraissant indispensable à la gestion de tout type d’emploi. Adoptant en conséquence le modèle de justification des décisions patronales, l’instrument managérial est soumis à une exigence tenant à sa capacité à apprécier les qualités professionnelles des salariés au plus proche de la réalité de travail. Elle doit être l’élément objectif et pertinent à partir duquel sont prises les décisions de gestion et doit donc reposer sur des critères « objectifs définis préalablement, permettant de vérifier la qualité du travail du salarié » (Soc. 13 janv. 2016, n° 14-26.050). Ces exigences d’objectivité et de pertinence imposent d’exclure certaines modalités d’évaluation et certains critères. Exit les critères comportementaux qui ne disposeraient pas d’un contenu concret transposable à l’activité professionnelle (CA Toulouse, 21 sept. 2011, RG no 11/00604). Exit également le ranking dit forcé qui, en raison de la détermination de quotas impératifs, ne peut prétendre être une valorisation strictement fondée sur les qualités professionnelles (Soc. 27 mars 2013, n° 11-26.539). Juger de la pertinence d’un critère ou d’une méthode pour apprécier les qualités professionnelles d’un salarié n’est toutefois pas chose aisée. De nombreux travaux, tant en gestion qu’en sociologie, soulignent les difficultés auxquelles se heurte la prétention à objectiver le talent, les compétences ou même le travail d’un salarié. A cet égard on notera que les juges accordent parfois une place prépondérante à la méthode de mise en place de l’évaluation (la part de concertation, de prise en considération des avis d’experts ou de négociation collective), au détriment de l’analyse du dispositif ou des critères d’évaluation eux-mêmes.
Les règles s’appliquant à l’évaluation et, partant, l’altération par le droit du dispositif managérial réside également dans l’identification des nombreux risques qu’elle peut faire naître. On mentionnera notamment ceux relatifs à la santé du salarié. Certaines méthodes (notamment lorsque la mise en concurrence entre les salariés est excessive), certains critères (critères vagues et par conséquent sources d’incertitudes ou objectifs trop élevés) peuvent être exclus en raison des risques pesant sur la santé des travailleurs. Le lien entre les usages de l’évaluation et son régime a été remarquablement mis en avant par la Cour de cassation lorsque, pour conclure à la nécessité de consulter le CHSCT avant la mise en place du dispositif d’évaluation qui lui était soumis, elle remarquait que « les évaluations annuelles devaient permettre une meilleure cohérence entre les décisions salariales et l’accomplissement des objectifs, qu’elles pouvaient avoir une incidence sur le comportement des salariés, leur évolution de carrière et leur rémunération, et que les modalités et les enjeux de l’entretien étaient manifestement de nature à générer une pression psychologique entraînant des répercussions sur les conditions de travail » (Soc. 28 nov. 2007, n° 06-21.964). Différents types de risques liés à l’évaluation sont encore présents lorsque l’on évoque les règles relatives au traitement de données personnelles, ainsi que les règles de transparence et d’information du salarié (C. trav., art. L. 1222-3 al. 1 et L. 1222-4) ou des représentants du personnel (parce qu’ils visent le contrôle de l’activité des salariés, qu’ils touchent aux conditions d’emploi ou qu’ils sont susceptibles de constituer un aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de de travail, les dispositifs d’évaluation doivent faire l’objet d’informations et consultations du CSE, en vertu des articles C. trav., L. 2312-38, L. 2312-8, 3° et L. 2312-8 4°).
C’est encore parmi les risques que l’on retrouve la question des discriminations. Si l’entrée de l’évaluation parmi les mesures citées à l’article L. 1132-1 du code du travail trouve son origine dans la prise en considération de l’évaluation au titre des mesures de représailles illicites à l’égard d’un lanceur d’alerte, le rapport entre évaluation et règles de non-discrimination revêt bien d’autres dimensions. Pour être licite, l’évaluation doit non seulement exclure tout critère fondé sur un motif prohibé mais elle doit également neutraliser les effets sur l’évaluation des absences des salariés pour un motif juridiquement protégé tel que les congés liés à l’arrivée d’un enfant ou encore les absences dues à l’exercice d’un mandat de représentant de personnel. L’évaluation se détache alors d’un réalisme professionnel qui heurterait, dans ces effets, les règles de non-discrimination. L’exercice est de haut vol. L’ambition d’une évaluation qui serait le portrait fidèle des seules qualités professionnelles du salarié cède devant des ambitions de justice sociale. Jusqu’à quel point ? Il a pu être admis qu’un dispositif, susceptible d’être intégré dans l’évolution de carrière de représentants syndicaux, pouvait notamment reposer sur une appréciation « des compétences mises en œuvre dans l’exercice du mandat » (Soc., 9 oct. 2019, n° 18-13.529). Au-delà même du caractère discutable de permettre à l’employeur d’analyser l’activité syndicale dans le cadre de l’évaluation du salarié, cette jurisprudence révèle les effets des enjeux de non-discrimination lorsqu’ils s’appliquent à l’évaluation. L’ambition gestionnaire du dispositif change de visage. L’évaluation paraît davantage guidée par la nécessité de mettre en place un outil de gestion de carrière pour ces salariés que par un objectif « stratégique » de performance. Dans de telles hypothèses l’objectif gestionnaire est contraint par des exigences juridiques.
L’histoire de l’évaluation, pour le juriste, est ainsi celle d’une construction juridique à partir d’une pratique. Il reste alors à s’interroger sur l’avenir de cet instrument qui, une fois encadré par le droit, est parfois qualifié de coûteux et chronophage. L’appropriation juridique que l’on perçoit n’est toutefois pas une confiscation du dispositif. L’évaluation n’est pas un dispositif figé. Dans sa forme, son objet ou sa signification, l’avenir de l’évaluation se joue dans la capacité des sciences de gestion à la faire évoluer tout en se maintenant dans le carcan fixé par le droit du travail. Témoin de cette adaptabilité, une évolution semble se profiler depuis plusieurs années vers un système d’évaluation à la fois moins formel et plus fréquent (bilans réguliers ou de fin de projet). Toutefois, le droit ne peut lui-même faire l’économie d’un questionnement sur l’évaluation. Mesure-t-il réellement toutes les incidences de l’évaluation ? Le refus de la Cour de cassation d’accorder au salarié un droit à se faire assister à l’occasion d’un entretien d’évaluation suggère par exemple une sous-estimation de l’opération de jugement qu’il représente (Crim. 11 févr. 2003, n° 01-88.014). Enfin, l’évaluation, en dépit de son régime, peut-elle réellement prétendre à une adéquation suffisante aux usages juridiques qui en sont fait ? L’évaluation occupe une place prépondérante dans la justification des décisions de l’employeur et, ce, en dépit de l’irréductible écart entre le travail réel et le travail prescrit, lequel se traduit nécessairement par une incapacité de tout dispositif d’évaluation à être le parfait reflet des compétences professionnelles d’un salarié. Plus encore qu’une justification, voire d’une preuve des qualités professionnelles, l’évaluation constitue une narration du déploiement professionnel d’un salarié à un instant donné. Un récit qui, à lui seul, est insuffisant à exprimer une réalité professionnelle complexe. Acte de pouvoir, elle doit être accueillie avec la plus grande prudence.
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Magali Roussel
Décembre 2022