L’obligation de « vigilance » a été consacrée dans le droit français avec la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Cette loi impose à ces sociétés dominantes un devoir de vigilance vis-à-vis des risques et des atteintes graves envers les droits humains et les libertés fondamentales, la santé et la sécurité des personnes ainsi que l’environnement, qui doit se matérialiser dans un plan de vigilance, son accomplissement étant garanti par des instruments de responsabilité et accès au tribunaux judiciaires.
Avec la loi instaurant le devoir de vigilance, le législateur français a franchi un pas historique. Pour autant, il n’est pas seul. L’initiative française s’inscrit dans le prolongement de plusieurs initiatives de soft law, adoptées depuis 2011 par des organisations internationales comme Les Nations Unies, l’OCDE, l’OIT ou même des organisations privées comme ISO, pour lesquelles la « due diligence », traduite comme « diligence raisonnable », « devoir de diligence » ou « devoir de vigilance » joue un rôle important.
La pluralité des traductions officielles retenues par les instruments internationaux, montre la difficulté que soulève la définition d’un concept, présent dans les différentes branches du droit avec des contenus divers. Par exemple, on le retrouve dans le droit international de l’environnement, le droit international des investissements ou le droit privé des affaires. En dépit de la diversité des domaines, se dégage un aspect commun : le devoir de diligence impose une obligation de moyens. Au-delà de cette question, le contenu, les droits concernées, les entreprises visées et l’extension des actuations prévues sont très divergentes. Cette souplesse de la notion de « due diligence », sa présence dans le droit international et national et l’utilisation des mécanismes de « due diligence » par les entreprises comme instrument interne de gestion des risques financiers ont été considérés comme des éléments qui ont justifié l’inclusion du « due diligence » dans le cadre de référence « Protéger, respecter et réparer » mis en place sous l’égide de John Ruggie, représentant Spécial du Secrétaire Général (RSSG) des Nations Unies pour la question des droits de l’homme et des entreprises.
Généalogie
La notion de « due diligence » rapportée à la responsabilité des entreprises en matière de droits humains est apparue pour la première fois dans le contexte onusien avec les normes sur la responsabilité en matière de droits de l’Homme des sociétés transnationales et autres entreprises, approuvés par la Sous-Commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme en 2003 mais rejetés par la Commission des droits de l’homme de l’époque. Quelques années après, John Ruggie publiait le rapport intitulé «Protéger, respecter et réparer: un cadre pour les entreprises et les droits de l’homme » (2008) composé de trois axes d’action : le devoir de protection de l’État à l’encontre des atteintes aux droits l’Homme par des parties tierces ; la responsabilité des entreprises vis-à-vis du respect des droits de l’Homme et un accès plus efficace à la réparation pour les victimes de ces atteintes. La « due diligence », ou « diligence raisonnable » selon la traduction officielle des documents, fut définie comme le « processus par lequel les entreprises non seulement veillent à respecter les lois nationales, mais gèrent le risque de porter atteinte aux droits de l’homme de façon à prévenir ce risque ». Selon le rapport, la portée de la diligence raisonnable appliquée aux droits de l’Homme est déterminée en fonction du contexte dans lequel opère l’entreprise, de ses activités et des relations associées à ces activités.
Ces trois piliers « Protéger, respecter et réparer » se développèrent en 2011 dans les Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme, adoptés par le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies. La diligence raisonnable a été placée dans le deuxième pilier comme une procédure pour identifier leurs incidences sur les droits de l’homme, prévenir ces incidences et en atténuer les effets, et rendre compte de la manière dont elles y remédient.
Afin de les adapter à ce cadre, l’OCDE a révisé ses Principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales (adoptés en 1976). Ce texte marque avec netteté la différence entre la diligence raisonnable, conçue comme un processus intégré dans les systèmes de gestion au sein de l’entreprise pour l’identification et la gestion des risques significatifs pour l’entreprise elle-même, et la diligence raisonnable en matière de droits de l’Homme, conçue comme un processus pour identifier et gérer les risques significatifs pour les détenteurs de droits. Dans les années suivantes, plusieurs textes de l’OCDE ont développé la notion de diligence et, en 2018, a été publié le « Guide OCDE sur le devoir de diligence pour une conduite responsable des entreprises », lequel vise à fournir un guide pratique aux entreprises pour la mise en œuvre des Principes directeurs de l’OCDE, qui contient des recommandations concernant le devoir de diligence. Le guide ne vise pas seulement les droits de l’Homme mais aussi l’environnement, la corruption, les consommateurs et la gouvernance. De son côté, l’Organisation internationale du travail (OIT) a aussi modifié en 2017 la Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale, adoptée en 1977, pour l’adapter aux Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’Homme. Dans ce cadre, la « diligence raisonnable » se définit comme le processus que toutes les entreprises, y compris les entreprises multinationales, doivent adopter afin d’identifier, de prévenir et d’atténuer les incidences négatives, réelles ou potentielles, de leurs activités sur les droits de l’homme, ainsi que de rendre compte de la manière dont elles remédient aux incidences sur les droits de l’Homme internationalement reconnus, à savoir, au minimum, ceux figurant dans la Charte internationale des droits de l’homme et les principes concernant les droits fondamentaux énoncés dans la Déclaration de l’OIT relative aux principes et droits fondamentaux au travail. Évidemment, la limite fondamentale de l’ensemble de ces textes réside dans leur caractère non-contraignant.
Du droit souple au droit dur
Diverses stratégies ont été utilisées en droit comparé pour convertir ce devoir d’origine morale en obligation légale de nature à engager la responsabilité de la société en cas de manquement. En droit anglais, la jurisprudence a reconnu l’existence d’un devoir de diligence des sociétés mères pour les impacts négatifs des activités de leurs filiales. Comme l’a signalé Claire Bright, le concept de « duty of care » trouve un fondement dans la reconnaissance du pouvoir d’influence et de contrôle de la société mère sur les activités de ses filiales (BRIGHT 2017). Dans l’affaire Chandler v Cape (2012), la Cour d’Appel du Royaume-Uni a précisé les quatre critères pour l’application du devoir de vigilance : la société mère et sa filiale doivent se consacrer à la même activité ; la société mère doit ou aurait dû posséder un savoir supérieur à celui de sa filiale en ce qui concerne les aspects de la santé et de la sécurité dans le secteur concerné ; doit ou aurait dû avoir connaissance du caractère dangereux de l’organisation du travail de sa filiale et la société mère doit ou aurait dû avoir connaissance du fait que sa filiale s’en remettrait à son savoir supérieur pour la protection de ses employés. Prévisibilité du dommage ; proximité entre le demandeur et le défendeur et caractère juste et raisonnable de l’imposition d’un devoir de vigilance en fonction des faits de l’espèce, sont des éléments qui doivent être appréciés au cas par cas pour engager la responsabilité de la société mère et le manquement à son devoir de diligence.
Au-delà de cette jurisprudence relative au « duty of care », le devoir de diligence relié à la responsabilité des entreprises vis-à-vis du respect des droits de l’homme et l’environnement est aujourd’hui un concept en expansion parmi des législations nationales (France, l’Allemagne ou les Pays-Bas, ont adopté des dispositifs de diligence raisonnable).
La loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre a ouvert la voie de transformation du droit souple en droit dur par le biais du législateur. La vigilance est en fait une nouvelle approche juridique, qui fait de certains opérateurs des vigies du respect du droit, pour créer des obligations relatives à une entreprise multinationale en tenant compte non seulement des sociétés qui la composent, mais encore d’autres acteurs qui composent la chaine de valeur économique de la production. Selon Tatiana Sachs, il est possible d’identifier trois traits saillants du dispositif français (SACHS 2022). Le premier réside dans son ambition de dépasser les textes non contraignants et d’établir un dispositif de « hard law » pour encadrer le pouvoir des entreprises multinationales, fondé dans le pouvoir de contrôle, voire de domination des sociétés mère. Ainsi, la loi de 2017 institue « le pouvoir que certaines sociétés exercent sur d’autres entités économiques » avec l’obligation de mettre en œuvre un plan de vigilance et de développer des obligations d’atténuation et prévention. La deuxième caractéristique est la corégulation qui caractérise le dispositif français, lequel donne une ample place à l’autorégulation au sein des entreprises dominantes. Enfin, le troisième trait réside dans une recherche d’effectivité fondée sur une combination des logiques de responsabilisation ex-ante de l’entreprise et de responsabilité ex-post. C’est le contenu du plan et sa mise en œuvre qui permettent d’établir (ou non) l’existence de la faute de vigilance susceptible d’engager la responsabilité ex-post.
Perspectives
L’expansion de cadres juridiques sur la due diligence des entreprises en matière de droits de l’homme dans les États membres de l’Union Européenne a promu une législation de l’Union sur la matière : la Proposition de Directive du Parlement Européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la Directive (UE) 2019/1937), publiée par la Commission le 23 février 2022. Tous les travaux préparatoires du Parlement européen et de la Commission dans le procès d’élaboration de cette Directive utilisent déjà cette expression comme traduction officielle du « due diligence ».
La proposition de Directive énonce plusieurs objectifs fondamentaux : éviter la fragmentation résultant de l’action individuelle des États membres, assurer la sécurité juridique et l’égalité des conditions de concurrence pour les entreprises au sein du marché unique, faire progresser le respect des droits de l’Homme et la protection de l’environnement et créer des conditions de concurrence équitables pour les entreprises au sein de l’Union.
Selon Tatiana Sachs, à la lumière du contenu de la proposition de Directive et malgré des efforts d’identification des expressions « due diligence » et « devoir de vigilance » il faut faire une différence entre eux. La due diligence se présente comme à un mécanisme de minimisation des externalités et de gestion des risques au sein de la chaîne de valeurs tandis que le devoir de vigilance a pour ambition d’impulser des changements dans le gouvernement d’entreprise et dans la configuration des chaînes de valeurs.
Dépasser les textes non contraignants et établir un dispositif de « hard law » est aussi un objectif de l’initiative de l’ONU visant à créer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, dans le cadre du droit international des droits de l’homme, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises. La négociation de cet instrument contraignant a débuté le 26 juin 2014 avec l’adoption par le Conseil des droits de l’Homme de la résolution 26/9 qui a créé un groupe de travail intergouvernemental sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’Homme. Ce groupe, dont la composition est non limitée, est chargé d’élaborer le Traité. À ce jour, le Groupe de travail intergouvernemental a organisé huit sessions. Dans la troisième version du projet révisé d’instrument, la « due diligence » fait partie des obligations de prévention.
Novembre 2022
BARRAUD DE LAGERIE, P., « L’entreprise responsable de sa chaîne d’approvisionnement, entre injonction militante, instrumentation gestionnaire et production juridique », Revue de l’organisation Responsable – Responsible Organization Review, n° 3, 2021
BARRAUD DE LAGERIE, P., BÉTHOUX, E., MIAS, A., ET PENALVA-ICHER, E., « La mise en œuvre du devoir de vigilance : une managérialisation de la loi ? », Droit et société, 2020/3, n° 106, 2020, p. 699.
BRIGHT, C., « Le devoir de diligence de la société mère dans la jurisprudence anglaise », Droit Social, 2017, p. 828.
DAUGAREILH, I., « La loi française sur le devoir de vigilance : généalogie d’une notion juridique importée en droit français » in Zabalza, A. (Dir), Des personnes et des choses : du droit civil à la philosophie du droit et de l’Etat. Mélanges en l’honneur de J.M. Trigeaud, Bière.
MOREAU, M.A., « L’originalité de la loi française du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance dans les chaînes d’approvisionnement mondiales ». Droit Social, 2017, p. 792
SACHS, T., « La loi sur le devoir de vigilance des sociétés-mères et sociétés donneuses d’ordre : les ingrédients d’une corégulation », Revue de droit du travail, 2017, p. 380
SACHS, T., « Les dangers d’une dilution du devoir de vigilance dans la compliance », Revue de Droit du Travail, 2022, p. 357
SACHS, T., TRICOT, J., « La loi sur le devoir de vigilance : un modèle pour (re)penser la responsabilité des entreprises », Droit et Société, 2020/3, n° 106, 2020, p. 683
Droits fondamentaux, Employeur, Entreprise, Groupe de sociétés, Plan, Pouvoir d’organisation
Adoración Guamán
Décembre 2022