Très présente dans le discours gestionnaire, la « décision », quoique le terme apparaisse dans le Code du travail, n’est pas encore une catégorie consacrée par le droit positif. Depuis quelques années elle suscite néanmoins l’intérêt de certains juristes et, si l’on veut bien admettre d’entrée que la décision se conçoit d’une manifestation de l’unilatéralisme, on ne s’étonnera pas que d’aucuns soient travaillistes. Sous couvert de « décision », c’est donc une catégorie d’analyse, plutôt qu’une catégorie juridique, qui sera visée. Le recours à cette catégorie d’analyse recèle différentes vertus. D’abord, il permet de saisir et de relier des éléments encore dissociés par le droit positif. Dans le prolongement des travaux consacrés à cette catégorie d’analyse, une catégorie du droit positif pourrait à terme émerger. Ensuite, et sans doute plus fondamentalement, le recours à la notion de décision à des fins de systématisation d’actes de pouvoir des acteurs privés permet d’observer – et d’armer – un régime juridique autonome du pouvoir.
Catégorie d’analyse
Si l’intérêt de la doctrine pour la notion de « décision » est relativement récent, c’est qu’il a fallu lever quelques obstacles d’ordre épistémologique. En premier lieu, l’attention traditionnelle portée à la figure du contrat dans les diverses disciplines de droit privé n’a pas constitué un terrain favorable à l’émergence de cette catégorie d’analyse. Dans cette perspective, on ne s’étonnera guère que la notion de décision ait croisé plus de succès dans des disciplines affranchies du tropisme contractuel comme le droit judiciaire privé, ou plus généralement, le droit public. Si le juriste sait ce qu’est une décision judiciaire ou une décision administrative, il a encore du mal à identifier quand une personne privée prend une décision. A cet égard, les nombreuses études consacrées au régime du pouvoir en droit du travail ont assurément ouvert la voie à une possible conceptualisation de la décision. Un second facteur explique la tardive mise en lumière de la décision : la prégnance de la théorie des actes juridiques. Là où l’action unilatérale est considérée, il faut encore se départir d’une pensée dans laquelle l’acte juridique se conçoit comme la manifestation de l’unilatéralisme. Penser la décision c’est précisément s’affranchir d’une vision de l’action unilatérale prise dans les filets de l’acte juridique.
A cet égard, le droit du travail constitue assurément un bon terrain d’observation. Le code du travail est loin de ne viser que des actes juridiques lorsqu’il conçoit, aux fins de la régir, l’action unilatérale. Le terme de « décision » est parfois explicitement employé. L’article L. 2242-4 (C. trav.) dispose ainsi que l’employeur ne peut arrêter de « décisions unilatérales » en cours de négociation collective annuelle obligatoire. De même, l’article L. 2312-8 (C. trav.) vise-t-il, dans une formule très englobante, les « décisions relatives à la gestion et à l’évolution économique et financière de l’entreprise, à l’organisation du travail, à la formation professionnelle et aux techniques de production » pour dessiner le champ de la prise en compte des intérêts des salariés dans la vie de l’entreprise. S’en suit une liste illustrative de différentes « mesures » qui précisent le champ de la consultation du comité social et économique. En marge de ces décisions nommées, le code est émaillé de références, moins explicites, à ce que l’on pressent bien pouvoir être qualifié de « décision » de l’employeur. Sans prétention à l’exhaustivité on en voudra pour exemple l’inventaire dressé à l’article L. 1132-1 (C. trav.) : le choix d’écarter une personne d’une procédure de recrutement, de refuser un stage ou une période de formation, de sanctionner, licencier, de prendre une mesure d’intéressement, d’attribution d’actions, de formation, de reclassement, d’affection, de qualification, de classification, de promotion professionnelle, d’horaires de travail, d’évaluation de la performance, de mutation, de renouvellement d’un contrat… constituent assurément des décisions de l’employeur. En exergue du code également, l’article L. 1121-1 (C. trav.) qui énonce que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché » ne revient-il pas, aux fins de les régir, à viser pêle-mêle toutes les décisions attentatoires aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives ?
Finalement derrière les différents vocables retenus, peu importe qu’il soit englobant (« décision », « mesure », « projet ») ou non (« licenciement collectif pour motif économique», « refus d’accès à un stage », « offre publique d’acquisition »), peu importe qu’il renvoie à un acte juridique (« licenciement », « sanction ») ou non (« évaluation », « mise en œuvre des moyens de contrôle de l’activité des salariés »), ce sont autant de manifestations de l’unilatéralisme qui gagneraient à être systématisées.
Définition stipulative
Proposer de penser la décision comme une catégorie au service de l’analyse du régime du pouvoir permet d’en stipuler une définition. La décision est un acte de pouvoir, conçu comme un acte de volonté, qui se résorbe dans un acte susceptible de faire grief. Un acte de pouvoir, en ce sens où la décision s’impose à son destinataire. Décider c’est décider pour autrui. Un acte de volonté, en ce sens où seuls sont considérés comme des décisions les actes de pouvoir qui abritent un choix d’organisation ou de direction de leur auteur. Décider, c’est exercer un pouvoir discrétionnaire et non exercer une compétence liée. Enfin, la décision s’entend d’un acte de volonté susceptible de faire grief. Développée dans une perspective exclusivement contentieuse, la notion publiciste d’acte susceptible de faire grief, qui recouvre tant des actes unilatéraux que des opérations matérielles, semble précisément correspondre à ce que le droit du travail cherche à encadrer parmi ces actes de pouvoir : des actes qui, pour ne pas nécessairement modifier l’ordre juridique, sont à tout le moins susceptibles de créer un grief à leur destinataire ; à qui ils s’imposent. Et c’est parce que la décision est susceptible d’affecter son/ses destinataire(s) que le droit, à bien y regarder, lui prête, à défaut de la nommer, une attention particulière.
Dans les creux de ces critères se glissent ce qui n’est pas incident pour qualifier ou écarter la qualification de décision. D’abord, le fait que la décision se coule dans un acte juridique unilatéral ou une opération matérielle, est, on l’a vu, sans incidence. Ensuite, la notion ainsi stipulée appelle quelque commentaire du côté d’une manifestation particulière du pouvoir : la manifestation réglementaire. En effet, dans les disciplines attentives à la notion de décision, on a coutume d’opposer la règle à la décision. La règle se caractérise par sa généralité, elle constitue un modèle abstrait ayant vocation à recevoir un nombre indéterminé d’applications. Là où la règle crée un cadre pour l’action mobilisable indéfiniment, la décision épuise son effet, même si ses conséquences sont durables, dans l’instant même où elle est prise. Dans le sillon de cette première distinction, la question du destinataire de la règle ou de la décision suggère une profonde différence entre ces deux manifestations de l’unilatéralisme. Tandis que la décision aurait un destinataire précis et déterminé, le(s) destinataire(s) de la règle ne seraient pas déterminés, tout au plus déterminables. Dans ce modèle, le règlement intérieur, ou encore un plan de sauvegarde de l’emploi, constituent bien des règles, et non des décisions. Aux fins de décrire l’existence – en marge du régime du contrat – d’un régime du pouvoir, la distinction entre la règle et la décision n’apparaît cependant pas une distinction cardinale. En effet, le régime de la décision – fût-il hétérogène – enserre un acte de volonté parce qu’il est susceptible de faire grief au destinataire de cet acte de volonté, qu’il soit déterminé ou déterminable. En d’autres termes, peu important que cet acte ressorte du pouvoir réglementaire, disciplinaire ou de direction de l’employeur. Sans doute faut-il aller au-delà encore. Retenir une acception large de la décision, comprise comme tout acte de volonté susceptible de faire grief, c’est dépasser la question du destinataire de l’acte stricto sensu. Lorsque l’employeur projette de déménager une usine, le droit du travail traite ce projet comme un acte de volonté qui mérite une attention particulière (association des représentants des salariés à l’élaboration de ce projet). Ce projet n’est ni un acte juridique unilatéral qui aurait pour destinataire un salarié, ni une règle qui aurait pour destinataire la collectivité des salariés. Il s’agit de l’envisager comme une décision de l’employeur, non pas parce-que les salariés en sont destinataires mais parce que ce projet est susceptible de faire grief aux salariés. C’est en ce sens que les salariés peuvent se voir considérer comme des destinataires de la décision.
Régime de la décision
Ce qui nous amène au régime que le droit réserve, toujours sans la nommer, à la décision. A bien y regarder, ce régime n’est pas unitaire, mais deux grandes catégories se dégagent. Les unes concernent l’élaboration de la décision, les autres sa justification. Un lien fort unit ces deux catégories de règles qui participent communément d’un phénomène de juridification du pouvoir à travers la mise au jour et la formalisation d’un processus décisionnel. Du côté de l’élaboration de la décision, des règles de procédure plus ou moins sophistiquées sont posées. Ces règles, qui ne sauraient être assimilées à des règles de forme destinées à protéger une partie faible, suggèrent plutôt, dans une filiation forte avec la science du procès, la prise en compte du destinataire de la décision dans le processus d’élaboration de l’acte. On peut parler de formalisation procédurale de l’exercice du pouvoir. Du côté de la justification, il s’agit de veiller à ce que le choix abrité par l’acte de volonté ne soit pas laissé à l’arbitraire de son auteur. Lorsqu’il prend une décision, l’employeur, pour être libre de ses choix, doit être en mesure de justifier qu’ils ne sont pas arbitraires. En ce sens, le contrôle du pouvoir procède d’une rationalité procédurale. Enfin, si le régime de la décision demeure hétérogène, certaines règles en constituent comme le soubassement. Ces règles que l’on pourrait qualifier de générales au sein d’un régime du pouvoir ont bien pour objet, sans la nommer, la décision de l’employeur. Elles visent à assurer la prise en compte, dans l’exercice du pouvoir, des droits et libertés du destinataire de la décision.
Droits et libertés du salarié
D’abord, l’article L. 1132-1 du code du travail peut aisément se résumer ainsi : aucune décision de l’employeur ne peut être prise pour un motif discriminatoire. Ensuite, la règle de l’égalité de traitement peut assurément être mobilisée à l’occasion de toute décision. Enfin, dès lors qu’une décision de l’employeur porte atteinte à une liberté individuelle ou collective, l’article L. 1121-1 du code du travail dispose que cette décision attentatoire doit être justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché.
Formalisation procédurale
De nombreuses décisions de l’employeur font aujourd’hui l’objet d’une formalisation procédurale. Des règles de procédure encadrent l’élaboration de la décision dans une affiliation forte avec le modèle de la décision judiciaire. Cette formalisation permet de rendre visible, voire d’imposer, le temps de la décision. Faire surgir le temps de la décision vise à associer, à des degrés divers, le(s) destinataire(s) (ou leurs représentants) de la décision et à contraindre le décisionnaire à les prendre en compte. Mise en place d’un entretien préalable avec le destinataire de la décision, information voire consultation des représentants des destinataires d’une décision, constituent des modalités d’association, plus ou moins élaborées, du destinataire de la décision à son élaboration. Parallèlement, l’obligation de motivation, en offrant au destinataire de la décision les motifs qui ont présidé à son élaboration et en contraignant le décisionnaire à formuler ces motifs, tisse des liens forts avec la formalisation du pouvoir. Dans sa version la plus aboutie, la formalisation procédurale peut enfin se traduire par l’obligation pour l’employeur, dans le cadre du processus décisionnel, d’élaborer un plan (plan de sauvegarde de l’emploi ou ordre des licenciements dans le cadre d’un processus de mise en cause de l’emploi). La modélisation du pouvoir, via des contraintes d’élaboration de la décision, se fait ici très forte.
Rationalité procédurale
La catégorie de la décision permet d’observer des mutations dans le régime du pouvoir. Lorsqu’il existe, le contrôle du bien-fondé de cet acte de volonté que représente la décision illustre la voie médiane adoptée entre rationalité formelle et rationalité substantielle. Dans ce modèle, les justes motifs ne pré-existent pas à la décision : il s’agit de préserver le pouvoir discrétionnaire. Pour autant, la nécessité de contrôler le caractère non arbitraire de la décision conduit le juge sur la base d’un standard légal (cause réelle et sérieuse pour le licenciement) ou non (décision d’évaluation) à élaborer un contrôle de la justification de la décision à travers des exigences d’objectivité, d’imputabilité, de pertinence, voire de nécessité et de proportionnalité.
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Emmanuelle Lafuma
Décembre 2022