La notion d’intérêt collectif est entrée dans le vocabulaire juridique au tournant du XXe siècle. Elle s’impose, en jurisprudence puis dans la loi, au terme d’un débat judiciaire et doctrinal intense. L’enjeu était, il est vrai, d’importance. Il ne s’agissait de rien de moins que de reconnaître une dimension collective à une institution jusqu’alors fortement marquée par l’individualisme : l’action en justice. Cette conquête est d’abord le fruit de stratégies judiciaires d’organisations syndicales de type corporatiste, réunissant des agriculteurs, des commerçants ou des artisans, qui saisissent les tribunaux en vue d’obtenir le respect des règles de la profession qu’exercent leurs membres. Cependant, la capacité d’agir en défense d’un intérêt collectif professionnel s’étend bientôt aux syndicats de travailleurs salariés, qui en font usage dans le cadre des relations de travail, en particulier afin d’obtenir l’application des conventions collectives de travail. Ces actions collectives en justice contribuent d’ailleurs à façonner le régime juridique – encore émergent – de ces conventions. Il n’est, dès lors, nullement surprenant que la notion d’intérêt collectif apparaisse, en droit du travail, dans deux lois adoptées à un an d’intervalle, portant, l’une sur les conventions collectives de travail (loi du 25 mars 1919), l’autre sur la capacité d’ester en justice des syndicats professionnels (loi du 12 mars 1920). Les travailleurs – comme, du reste, les entreprises – se voient ainsi reconnaître des intérêts collectifs, qu’il revient notamment aux organisations syndicales de définir et de défendre.
Une notion caractéristique d’un mode syndical de représentation collective
Si la notion d’intérêt collectif a été façonnée dans le cadre spécifique de l’action en justice, afin d’étendre l’accès des syndicats professionnels aux prétoires, elle n’est pas restée enclose dans ce seul champ. D’une part, elle s’étend désormais à la représentation syndicale dans son ensemble. En témoigne la définition de l’objet légal des syndicats, telle qu’elle a été posée par le législateur en 1982, aux termes de laquelle « les syndicats professionnels ont exclusivement pour objet l’étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux, tant collectifs qu’individuels, des personnes mentionnées dans leurs statuts ». Une telle extension autorise, notamment, à fonder sur l’intérêt collectif des institutions aussi centrales pour le droit des relations professionnelles que la représentativité syndicale – conçue comme une habilitation particulière à défendre l’intérêt collectif dans un champ professionnel et géographique déterminé – ou la convention collective – conçue comme résultant d’un compromis entre l’intérêt collectif des travailleurs et l’intérêt de la partie patronale. D’autre part, la qualité pour défendre des intérêts collectifs a progressivement été reconnue à d’autres types d’acteurs, comme les ordres professionnels ou certaines associations, dans le cadre de leur compétence. En revanche, l’usage de la notion d’intérêt collectif ne s’étend pas à la représentation des travailleurs dans son ensemble. Ainsi, si le comité social et économique a pour mission d’« assurer une expression collective des salariés permettant la prise en compte permanente de leurs intérêts », il se voit toujours dénier la faculté d’agir en justice en défense de l’intérêt collectif. L’intérêt collectif se présente donc avant tout comme caractéristique d’un mode syndical de représentation, qui prend sa source en dehors de l’entreprise.
Une notion autonome, mais indéterminée
Reste à identifier ce qui relève de l’intérêt collectif. Une telle entreprise n’a rien d’évident. En effet, on définit généralement l’intérêt collectif de manière négative, en mettant l’accent sur ce qu’il ne serait pas : l’intérêt individuel ou l’intérêt général. L’intérêt collectif serait ainsi l’intérêt d’un groupe particulier, distinct aussi bien des intérêts individuels des membres du groupe que de l’intérêt personnel du groupement chargé de sa défense. Cette méthode est indéniablement utile sur le plan pratique, en ce qu’elle permet de débrouiller les frontières de la notion. Elle se révèle toutefois insatisfaisante. En effet, elle ne fait que déplacer la difficulté vers l’intérêt individuel et l’intérêt général qui, pour être mieux connues, n’en sont pas moins largement indéterminées. Surtout, elle conduit à exagérer l’étanchéité de la frontière entre ces notions et donc à lui faire produire des effets dont la pertinence peut être contestée, d’autant que la Cour de cassation a eu l’occasion d’affirmer le caractère autonome de la notion d’intérêt collectif.
Dans une décision du 22 janvier 2014, la Cour de cassation a énoncé la règle selon laquelle l’action en défense de l’intérêt collectif de la profession « est recevable du seul fait que ladite action repose sur la violation d’une règle d’ordre public social ». Peu importe, dès lors, que d’autres intérêts soient simultanément atteints : les travailleurs ont collectivement intérêt au respect du droit du travail. Toutefois, cette position de principe n’empêche pas la Cour de cassation de considérer que certains objets échappent par nature à l’intérêt collectif. Il en va ainsi, notamment, s’agissant d’infractions – pénales – relevant du droit des sociétés. Abus de biens sociaux, banqueroute, ou encore abus de confiance ne relèveraient pas du champ de l’intérêt collectif, car le préjudice subi par la profession ne se distinguerait pas du préjudice porté à l’intérêt général et du préjudice subi par les salariés individuellement. Il en va de même de certains droits, que la Cour de cassation considère comme attachés à la personne des salariés et qu’elle exclut, en conséquence, du champ de l’action syndicale. En particulier, la Cour de cassation refuse d’admettre que les conséquences d’une action collective sur les contrats individuels de travail relèvent elles-mêmes de l’intérêt collectif. Aussi un syndicat peut-il, par exemple, contraindre un employeur à mettre fin à un dispositif irrégulier de recours au forfait en jours, mais pas demander la nullité ou l’inopposabilité des conventions individuelles de forfait en jours conclues en application de ce dispositif.
Pourtant, la distinction entre l’intérêt collectif, l’intérêt général et les intérêts individuels ne devrait pas être exagérée. Tout d’abord, Jean-Maurice Verdier a démontré qu’il n’existe pas de différence de nature entre intérêt collectif et intérêt général, ce dernier n’étant qu’une espèce spécifique d’intérêt collectif. Ensuite, la défense d’un intérêt collectif particulier – celui de la profession ou celui d’une catégorie définie de travailleurs – concorde souvent avec celle de l’intérêt général, la protection des travailleurs en général ou de certaines catégories de travail en particulier étant censée bénéficier à la société dans son ensemble. Quant à la distinction entre l’intérêt collectif et les intérêts individuels, elle n’apparaît pas moins artificielle que la précédente. Elle procède d’une conception dépassée de l’intérêt collectif, qui s’est avérée indispensable en vue d’asseoir la légitimité de la notion dans l’ordre juridique mais qui, aujourd’hui, constitue un obstacle à sa pleine efficacité.
Un concept en attente de renouvellement
Une évolution du concept d’intérêt collectif semble ainsi souhaitable. Elle pourrait trouver une inspiration dans le droit de l’Union européenne. La directive n° 2020/1828 adopte en effet une double définition de la notion d’« intérêts collectifs des consommateurs », qui intègre aussi bien « l’intérêt général des consommateurs » (dans une dimension proprement collective) que, « en particulier aux fins des mesures de réparation, les intérêts d’un groupe de consommateurs » (dans une dimension davantage pluri-individuelle). Une telle conception de l’intérêt collectif n’est d’ailleurs pas totalement étrangère au droit français. Outre qu’elle a pu inspirer l’introduction récente d’actions de groupe en droit du travail, elle a temporairement irrigué, au tournant des années 2010, la jurisprudence de la Cour de cassation relative aux actions syndicales en exécution des conventions collectives. La généraliser permettrait de sauvegarder l’autonomie de l’action en défense de l’intérêt collectif de la profession, sans faire de cette autonomie une limite à son efficacité.
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Lou THOMAS
Décembre 2022