Certaines normes du droit du travail sont caractérisées par une forme particulière de contrôle de l’exercice du pouvoir de l’employeur, fondée sur le contrôle de la rationalité des choix effectués. Les décisions ne sont compatibles avec les exigences portées par l’ordre juridique que lorsque l’employeur explicite les raisons qui en sont à l’origine et que ces raisons sont considérées comme justifiées. Les choix opérés doivent répondre à un modèle de rationalité procédurale et substantielle, faute de quoi elles exposent l’employeur à des sanctions variées (nullité de l’acte ou octroi de dommages et intérêts).
Le licenciement est ainsi considéré comme justifié si l’employeur démontre qu’il est pourvu d’une cause réelle et sérieuse, les différences de traitement sont possibles dès lors qu’elles sont justifiées et exemptes de caractère discriminatoire, les sanctions prononcées doivent être justifiées et proportionnées à la faute commise, les atteintes aux droits et libertés des salariés ne sont admises que justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché, etc.. Dans l’ordre collectif, le droit à information-consultation oblige, de son côté, l’employeur à faire connaître les raisons de ses choix économiques et sociaux devant les représentants du personnel.
Un tel contrôle se distingue d’autres formes de contrôle sur l’exercice du pouvoir patronal telles celles qui exigent un accord de volonté individuel, la conclusion d’un accord collectif, ou celles qui soumettent certains actes à une autorisation. Les mesures contrôlées s’opposent aux actes discrétionnaires, pour lesquels l’exercice des prérogatives est essentiellement libre, et l’employeur n’a pas à justifier des raisons à l’origine de ses choix.
Le contrôle s’exerce essentiellement à l’égard de prérogatives unilatérales qui permettent à l’employeur d’imposer ses décisions, avec d’importantes conséquences à l’égard des travailleurs.
Le contrôle institué sur les justifications peut présenter des modalités et une intensité variée, selon le type de mesure considérée, et dépend de la formulation adoptée par le législateur. Par-delà la variété des normes considérées, l’analyse montre la particularité de l’ensemble des normes considérées, tant en ce qui concerne le processus de justification que les procédés de justification.
Les processus de justification
Le contrôle sur les justifications exige d’abord d’organiser des procédures, qui ont pour finalité de permettre à l’employeur d’exprimer les raisons qui sont à l’origine de ces choix. La rationalité à l’origine d’un acte est en effet rarement exprimée de façon spontanée, surtout dans le contexte de rapports subordonnés de travail dans lesquels l’employeur se voit reconnaître la faculté d’imposer des décisions unilatérales aux salariés. Les procédures mises en place peuvent être organisées de façon extérieure aux juridictions (procédures internes), soit devant les juridictions (procédures judiciaires), soit en opérant un lien entre une phase non juridictionnelle et une phase juridictionnelle (procédures précontentieuses).
Ces processus contraignent l’employeur à expliciter les raisons qui sont à l’origine de ses actes. La difficulté réside cependant dans le fait que ces raisons sont rarement formulées expressément, peinent à être explicitées en toute transparence, et sont parfois inconscientes. Les règles de droit exigent alors que l’employeur explicite ces raisons, dans le cadre d’un débat qui l’oppose au salarié ou aux représentants du personnel lorsque l’acte a une nature collective. À l’issue de ces échanges, les raisons d’agir sont fixées par écrit (motivation de l’acte), ce qui va conduire à en permettre la contestation ou leur production en justice, et l’employeur ne peut plus alors les changer.
Les procédés de justification
Les choix décisionnels sont souvent le fruit de mobiles plus ou moins explicités, et plus ou moins rationnels. Comme tous les choix humains, les décisions patronales ne peuvent être le produit d’une démonstration logique univoque. Elles sont le produit de calculs, d’attentes, de réactions, qui peuvent être jugées plus ou moins convaincantes, mais qui ne sont ni vraies ni fausses. Le caractère plus ou moins convaincant des raisons dépend dès lors de l’évaluation de la qualité de l’argumentation présentée. Celle-ci doit d’abord répondre aux contraintes du cadre d’argumentation posé par le législateur : en axant le contrôle du motif de licenciement sur son caractère réel et sérieux, il a centré le débat autour de la question à la fois de la réalité du motif invoqué, de sa pertinence, et du caractère adapté du choix de rompre le contrat de travail au regard de la situation de l’entreprise. Au-delà de l’appréciation d’éléments de preuve qui permettent d’attester de la réalité d’une situation, cette opération ne saurait prospérer sans parvenir à convaincre l’interlocuteur du bien-fondé des choix opéré. La justification doit alors prendre appui également sur des valeurs, sur une conception supérieure du bien commun pour parvenir à emporter une telle conviction.
L’analyse des procédés de justification doit alors faire appel aux méthodes d’analyse de l’argumentation, que celles-ci prennent appui sur les outils classiques de la rhétorique (ARISTOTE, PERELMAN, OLBRECHT TYTECA), à l’analyse des procédés narratifs (TOULMIN) ou encore au renouvellement de l’étude de ces questions à travers la recherche d’une typologie des valeurs supérieures auxquelles font appel ces discours (BOLTANSKI, THEVENOT).
L’analyse des décisions de justice dans lesquelles le juge évalue les arguments présentés permet ainsi de mettre en valeur la place de ces différents procédés de justification, l’inventivité des plaideurs, ainsi que le caractère relatif des évaluations portées sur le caractère persuasif d’une argumentation.
Un déclin contemporain de l’exigence de justification ?
Après avoir connu une période d’essor des normes exigeant de l’employeur qu’il justifie ses principaux choix de gestion, le droit contemporain semble, au nom d’une certaine conception de la sécurité juridique censée protéger le développement économique, en amoindrir quelque peu la portée. Cette évolution s’observe d’abord dans l’affaiblissement des sanctions qui accompagnent la méconnaissance des règles sur la justification du licenciement depuis les ordonnances du 22 septembre 2017. La mise en place de barèmes en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse, tout comme l’amollissement des sanctions en cas d’énonciation de motifs insuffisamment précis dans la lettre de licenciement conduit à limiter la portée du contrôle des justifications. Le législateur semblait d’ailleurs attiré par des solutions plus expéditives, en favorisant le recours à des lettres formulaires afin de motiver le licenciement. Cette pratique ne semble cependant pas peser significativement sur l’exigence de justification, en raison du caractère très succinct des formulaires-types proposés, qui ne dispensent pas vraiment de la motivation des raisons de la rupture. Il semble également que la valorisation de la place de la négociation collective dans la production des normes du droit du travail conduise, sur le plan collectif, à donner plus de crédit au choix opéré au moyen d’un accord majoritaire qu’aux raisons qui sont à l’origine de ces choix. Sont ainsi apparus dans le droit français des motifs sui-generis de licenciement en cas de licenciement trouvant sa source dans l’application d’un accord collectif (accord de modulation du temps de travail, accord de performance collective), qui conduisent à écarter l’appréciation judiciaire des motifs à l’origine de la rupture.
Néanmoins, l’exigence de justification conserve une place importante, dans le champ des discriminations. La place éminente du droit de l’Union Européenne sur ce terrain s’oppose ici à tout recul du droit national. Enfin, la promotion de la négociation collective comme source du droit du travail ne saurait, par nature, écarter l’exigence d’une justification des choix individuels qui découlent de l’application de telles normes : l’exigence d’une justification des choix semble, a minima, être devenue le signe du minimum de considération que l’employeur doit porter aux personnes qu’il emploie.
ARISTOTE, Rhétorique, Flammarion, 2007
BOLTANSKI L, THEVENOT L., De la justification – Les économies de la grandeur, Tel Galimard, 2022
GUIOMARD F., La justification des mesures de gestion du personnel, essais sur le contrôle du pouvoir de l’employeur, Thèse, Nanterre, 2000
LAFUMA E., Des procédures internes, contribution à l’étude de la décision de l’employeur en droit du travail, LGDJ 2008
PERELMAN Ch., OLBRECHT-TYTECA L., Traité de l’argumentation – nouvelle rhétorique, 6ème éd., Presses de l’Université libre de Bruxelles, 2008
TOULMIN S., Les usages de l’argumentation, PUF, 1993.
Frédéric Guiomard
Décembre 2022