Avènement
L’énoncé « liberté d’entreprendre » fait une première apparition, fugace et programmatique, dans la loi Royer du 27 décembre 1973, dont l’article premier énonçait que « la liberté et la volonté d’entreprendre sont les fondements des activités commerciales et artisanales », le législateur insistant dans l’article suivant sur le rôle de la loi et des pouvoirs publics pour la rendre effective. C’est surtout au Conseil constitutionnel que l’on doit sa promotion. En effet, ce dernier consacre la valeur constitutionnelle de la liberté d’entreprendre dans la décision Nationalisations du 16 janvier 1982 (n° 81-132 DC). L’expression était formellement absente des textes constitutionnels alors applicables, mais certains auteurs (MESTRE, 1984 ; DELVOLVE, 2002) estiment qu’elle était implicitement présente dans Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, s’appuyant d’abord sur la mobilisation de l’expression dans les travaux préalables à sa rédaction. Dans le même sens, ces auteurs insistent sur la proximité de cette liberté économique avec les aspirations et principes révolutionnaires en matière d’initiative économique individuelle, conçus en opposition à l’État et aux corporations, à l’instar de la liberté du commerce et de l’industrie consacrée deux années après la Révolution dans le décret d’Allarde des 2 et 17 mars 1791.
En 1982, le Conseil est ainsi appelé à contrôler la conformité à la Constitution du principe même des nationalisations prévues par loi votée par la gauche récemment élue, dans un climat de crainte de l’avènement du socialisme que nourrissent une partie des parlementaires et de la doctrine. Il estime alors que « la liberté qui, aux termes de l’article 4 de la Déclaration, consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, ne saurait elle-même être préservée si des restrictions arbitraires ou abusives étaient apportées à la liberté d’entreprendre ». La liberté d’entreprendre, tirée ainsi du principe général de liberté, est aussi intrinsèquement rattachée au droit de propriété. « Fille » de la liberté et du droit de propriété (CARCASSONNE, 2010), elle pose – sans l’interdire totalement – une limite constitutionnelle au recours aux nationalisations, en cas d’erreur manifeste du législateur ou de restriction du « champ de la propriété privée et de la liberté d’entreprendre » de nature à méconnaître les dispositions de la Déclaration.
La décision Nationalisations fait donc naître dans l’ordre interne un énoncé normatif invocable aux contours encore relativement flous. Simultanément affirmation d’une liberté individuelle et outil au service de l’endiguement de l’intervention économique directe de L’État, elle met en lumière les germes des deux dimensions qui caractérisent aujourd’hui la liberté d’entreprendre. Concomitamment « objectif organisationnel de certaines activités économiques » et source de droit subjectif reconnu aux personnes (DUSSART, 2015 ; CHAMPEIL-DESPLATS, 2018), la référence à la liberté d’entreprendre interroge finalement sur la signification d’« entreprendre » au sens de cette liberté.
Des énoncés normatifs similaires peuvent être aisément trouvés en dehors de l’ordre juridique national. Au sein du droit italien par exemple, qui consacre une libre initiative économique privée (initiativa economica privata, article 41 de la Constitution), ou du droit espagnol qui garantit la liberdad de empresa (article 38 de la Constitution). Dans ces deux cas, elle est considérée comme un droit du deuxième cercle, ce qui en justifie respectivement une limitation plus aisée ou une justiciabilité moindre (FAVOREU et alii, 2021). Ces libertés sont expressément mentionnées par les constitutions écrites, et comprennent parfois des limites intrinsèques explicitées par ces textes : le droit italien prévoit qu’elle doit être conciliée avec l’utilité sociale, la sécurité, l’environnement, ou la dignité humaine.
De même, l’article 16 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne reconnaît aux individus une « liberté d’entreprise ». Cette dernière contient la liberté d’exercer une activité économique ou commerciale, la liberté contractuelle ainsi que la libre concurrence (Explications relatives à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, 2000). Elle peut être limitée à la triple condition que cette limitation soit prévue par la loi, respecte son contenu essentiel et que l’atteinte qui lui est portée soit proportionnée à l’objectif recherché (intérêt général ou protection des droits et libertés d’autrui). La Cour de justice énonce à ce titre itérativement que « la liberté d’entreprise peut être soumise à un large éventail d’interventions de la puissance publique susceptibles d’établir, dans l’intérêt général, des limitations à l’exercice de l’activité économique » (CJUE, 22 janvier 2013, aff. C-283/11, Sky Österreich). Pour autant, souvent associée dans le contentieux aux libertés économiques fondatrices de l’Union (voire absorbée par elles), la force normative de la liberté d’entreprise demeure particulièrement intense (CJUE, 21 décembre 2016, aff. C-201/15, AGET Iraklis).
Contenu et portée
Le contenu de la liberté d’entreprendre a été progressivement précisé en droit français par le Conseil constitutionnel qui la conçoit aujourd’hui comme composée de deux versants : elle comprend « non seulement la liberté d’accéder à une profession ou à une activité économique mais également la liberté dans l’exercice de cette profession ou de cette activité » (décision n° 2012-285 QPC, 30 novembre 2012). De par ces deux versants et leurs étendues respectives, la liberté d’entreprendre surplombe le processus de création puis de prise de décision dans les structures économiques et professionnelles privées – l’activité économique publique étant exclue de son champ d’application. Elle protège « l’entrepreneur » à partir de l’accès au marché ou à la profession, jusqu’à son éventuelle sortie, en passant par la mise en œuvre de l’activité (fixation des prix, production, usage des biens supportant l’activité), par la prise de décisions stratégiques quant au fonctionnement de la structure économique, ainsi que par la mise en œuvre pratique de ces dernières. En conséquence, la liberté d’entreprendre se trouve aujourd’hui confrontée à des normes constitutionnelles relevant de « domaines variés (relations de travail, santé, éducation), dont certains échappaient en grande partie, il y a quelques années encore, à tout appel au marché. » (CHAMPEIL-DESPLATS, 2017).
Par ailleurs, le Conseil constitutionnel a progressivement normalisé son contrôle, initialement léger. Partant d’un examen de l’absence de restriction arbitraire ou abusive en 1982, il exerce aujourd’hui un contrôle classique de la justification (exigence constitutionnelle ou intérêt général) et de la proportion des atteintes qui sont portées à la liberté d’entreprendre. Au vu de ces enrichissements, les commentaires parfois critiques pointant la faiblesse de sa portée dans les années suivant sa consécration paraissent dépassés. Bien qu’elle n’ait pas de caractère absolu et doive être conciliée avec des principes antagonistes, sa force ne peut plus être minimisée. Elle est renforcée par la mobilisation d’autres droits et libertés à valeur constitutionnelle avec lesquels la liberté d’entreprendre peut se compléter, au premier rang desquels le droit de propriété qui partage avec elle une partie de son domaine. Elle l’est aussi par la faiblesse relative des droits et libertés qui lui sont généralement opposés dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, à commencer par les droits sociaux. Sur ce point, il semble cependant qu’apparaissent des potentialités de rééquilibrage – encore à confirmer – avec l’activation récente de principes tirés de la Charte de l’environnement qui justifient certaines limitations de la liberté d’entreprendre (décision n° 2019-823 QPC, 31 janvier 2020).
Invocable tant dans le cadre de recours préalables à l’entrée en vigueur de la loi que par des particuliers via la QPC, la liberté d’entreprendre est aujourd’hui centrale dans le contentieux constitutionnel et à l’origine de nombreuses censures. Outre son opposabilité à l’État et à l’action du législateur, elle est mobilisée par ce dernier à l’appui des normes qu’il produit, selon un effet « vertical inversé » (CHAMPEIL-DESPLATS, 2017). Elle apparaît aussi dans les litiges entre particuliers et sous la plume des juges de l’ordre judiciaire, régulièrement en matière commerciale (concernant les clauses de non-concurrence par exemple, voir not. Com. 4 mars 2020, n°s 17-21.764, 18-26.676), très parcimonieusement en matière sociale (Soc. 13 juillet 2004, n° 02-15142, seule occurrence hors contentieux QPC).
Rapports avec le droit social
Émergence d’une confrontation
D’abord latente, puis épisodique, l’application de la liberté d’entreprendre dans le contrôle constitutionnel de dispositifs de droit social prend corps à la fin des années 1990, avant de se confirmer de manière particulièrement éloquente au début des années 2000, à l’occasion de la censure des dispositions de la loi de modernisation sociale qui procédaient à une limitation des causes justificatives du licenciement pour motif économique (décision n° 2001-455 DC, 12 janvier 2002). Outre le résultat de ce contrôle de constitutionnalité, le juge semble y intensifier son contrôle par rapport aux décisions précédentes. Il estime par exemple que la « définition » du licenciement économique énoncée « interdit à l’entreprise d’anticiper des difficultés économiques à venir en prenant des mesures de nature à éviter des licenciements ultérieurs plus importants » et rejette, à l’aune de la liberté d’entreprendre, la faculté pour le juge de « substituer son appréciation à celle du chef d’entreprise ». Il épouse ainsi une interprétation des conséquences du texte aux axiomes pour le moins situés. La doctrine perçoit cette décision comme un tournant, soit qu’elle s’interroge sur ses conséquences futures sur l’encadrement constitutionnel du droit social, soit qu’elle félicite une « activation » longtemps attendue de la liberté d’entreprendre.
La tendance se confirme ensuite, la liberté d’entreprendre étant alors notamment rattachée de manière explicite au pouvoir « de direction et d’organisation de l’employeur » (décision n° 99-423 DC, 13 janvier 2000). Intrinsèquement asymétrique dans sa titularité (l’activité du salarié dans le cadre de la relation de travail n’en relève pas), elle bénéficie finalement non seulement à l’employeur et au chef d’entreprise, mais aussi à l’actionnaire (décision n° 2015-476 QPC, 17 juillet 2015). La jurisprudence constitutionnelle est particulièrement floue sur cette question, favorisant une titularité large – donc une protection large – de la liberté d’entreprendre : les atteintes qui lui sont portées sont ainsi « appréciées en référence à la liberté de choix de celui qui exploite une entreprise, pris en sa qualité de chef d’entreprise, d’employeur, de société, etc. » (VERNAC, 2015). Elle s’impose finalement comme une liberté de gestion des structures économiques qui s’étend à l’adaptation des modalités des rapports de travail en fonction des choix effectués.
Nécessité de conciliation
La liberté d’entreprendre est aujourd’hui un outil argumentatif majeur devant le Conseil constitutionnel. Elle intervient dans la censure de plusieurs dispositifs travaillistes. Inversement, elle soutient de manière récurrente certaines nouvelles dispositions, qui généralement participent à l’érosion des droits des salariés. Saisi dans le champ d’application de la liberté d’entreprendre et soumis à sa mise en œuvre, le droit social devient le siège d’une conciliation désormais inévitable entre cette dernière et des principes de même valeur qui peuvent lui être opposés (droit à l’emploi, principe de participation, liberté syndicale, droit au repos, …).
Dans ce cadre, l’état actuel du droit laisse entrevoir une faiblesse de ces normes antagonistes à la liberté d’entreprendre. Dans le même sens, la mise en retrait marquée du juge constitutionnel à l’égard des objectifs poursuivis par le législateur, consistant à s’interdire de rechercher si ces derniers peuvent être atteints par d’autres voies (hors inadéquation manifeste), sert largement les poussées néolibérales du législateur des dernières décennies en matière de droit du travail. Enfin, la liberté d’entreprendre peut être comprise comme une liberté transversale, dont le champ d’application dépasse largement les relations de travail salarié. L’interprétation qui en est faite par les juridictions prend en compte la situation des structures économiques sur le marché, voire leur position dans le jeu concurrentiel se déroulant sur ce dernier (CJUE, 21 décembre 2016, aff. C-201/15, AGET Iraklis). Elle admet un certain nombre de principes gestionnaires ou économiques, comme la notion de « contraintes pesant sur la gestion », qui se retrouvent intégrés dans le contrôle de constitutionnalité. En tant que norme de référence dans un contrôle du contenu du droit social, elle vient alors perturber son éventuelle capacité à écarter le travailleur du marché, en faisant de cette branche, un droit « placé sous la surveillance constitutionnelle du droit du marché, dont la liberté d’entreprendre constitue le premier pilier » (Lyon-Caen, 2002). Le droit social se retrouve en effet contrôlé à l’aune d’une liberté dont les rapports de travail, pourtant singuliers, ne constituent pas le point focal mais une simple composante de l’activité économique des structures productives, et pour laquelle le droit social n’est qu’une portion des normes régulant les rapports économiques.
Empreinte et modulation
La présence de la liberté d’entreprendre implique logiquement tant le soutien de certains mécanismes législatifs que la limitation d’autres dispositifs, voire leur interdiction. Dans un sens ou l’autre, elle encadre la production législative et plus loin dessine une empreinte sur le droit social. Dans son acception actuelle, elle semble l’orienter dans deux directions. Premièrement, elle induit le nécessaire respect d’un degré minimal de flexibilité dans la conduite de l’activité économique, rapportée à l’efficacité économique mais aussi aux exigences extérieures (réelles ou supposées) du marché. Les conséquences de certaines mesures d’anticipation doivent alors être justifiables (licenciement pour motif économique), certains coûts réduits (dispositifs de « dialogue social » dans un réseau de franchise dont le coût repose uniquement sur le franchiseur, décision n° 2016-736 DC, 4 août 2016), les délais des procédures internes encadrés (décision n° 2001-455 DC, 12 janvier 2002). De même, la possibilité de prendre des décisions (ou « arbitrages économiques ») ayant des conséquences sur l’emploi « à un autre niveau que celui de l’ensemble de l’activité de l’entreprise » doit être ménagée (décision n° 2014-692 DC, 27 mars 2014), et le recours au licenciement en cas de « nécessités liées à l’activité » peut être facilité par voie d’accord collectif (décisions n° 2018-761 DC, et avec d’autres critères n° 2017-665 QPC et n° 2013-672 DC). En conséquence, l’encadrement des pouvoirs exercés sur les salariés que le droit du travail devrait opérer est fragilisé. Parallèlement, la liberté d’entreprendre soutient un contrôle par l’employeur des rapports de travail et des comportements des salariés au sein de la structure productive, justifiant selon une conception institutionnelle un « choix des collaborateurs » personnalisé ainsi que la maîtrise de l’organisation spatiale du lieu de travail (Soc. 13 juillet 2004, n°02-15142), ou plus récemment l’introduction d’une politique de neutralité dans l’entreprise par le biais d’une clause insérée dans le règlement intérieur (CJUE, 14 mars 2017, Achbita c/ G4S Secure Solutions, aff. C-157/15, le raisonnement étant proche de l’approche française en la matière).
BAUDUIN B., La constitutionnalisation du droit du travail – Etude d’une dynamique contemporaine, LGDJ, coll. « Bibliothèque de droit social », t. 80, 2021
CARCASSONNE G., « La liberté d’entreprendre », in L’entreprise et le droit constitutionnel, Rev. Lamy dr. aff., 2010. 55
CHAMPEIL-DESPLATS V., « De quelques usages récents de la liberté d’entreprendre », RDT 2018. 666
CHAMPEIL-DESPLATS V., « La liberté d’entreprendre au pays des droits fondamentaux », Revue de Droit du Travail, 2007. 19
DELVOLVE V., La liberté d’entreprendre, Y. Gaudemet (dir.), 2002, thèse dactylographiée, Paris 2
DUSSART M.-L., Constitution et économie, Dalloz, coll. « Nouvelle Bibliothèque des thèses », 2015
FAVOREU L. (dir.), Droit des libertés fondamentales, 8e éd., 2021, Dalloz, coll. Précis
FOUVET F., Le principe de libre exercice d’une activité professionnelle, LGDJ, coll. Bibliothèque de droit social, 2018
LYON-CAEN A., « Le droit du travail et la liberté d’entreprendre », Dr soc., 2002. 258
LYON-CAEN A., « La vitalité constitutionnelle de la liberté d’entreprise », Revue des droits de l’homme, n°5, 2014
MESTRE J.-L., « Le Conseil constitutionnel, la liberté d’entreprendre et la propriété », D. 1984, chron. 1
VERNAC S., « Les droits des salariés et la liberté d’entreprendre de l’associé », Constitutions, 2015. 57
Clément Roux
Décembre 2022