Analyser un fait comme la réalisation d’un risque a permis de concevoir des mécanismes d’imputation à la lisière de ceux qui impliquent un manquement. La théorie du risque a ainsi prétendu fournir à la responsabilité civile un fondement alternatif à la faute. De même, la théorie des risques désigne des règles d’imputation – res perit debitori et res perit domino – qui s’appliquent lorsque la cause de l’empêchement d’une partie au contrat réside dans la force majeure, exonératoire de responsabilité.
Risque et faute sont alors exclusifs l’un de l’autre.
Dans d’autres cas, le risque recouvre la faute, non pas pour la disqualifier, mais pour l’objectiver : certains faits dommageables, même fautifs, résultent d’un risque qui s’est réalisé et la réparation procède, pour cette raison, d’un régime particulier.
La responsabilité du salarié en constitue une hypothèse.
Par principe, les risques de l’exploitation doivent être supportés par l’employeur et la responsabilité du salarié n’est engagée que si le fait dommageable n’en relève pas. La frontière des risques de l’exploitation est délimitée par des fautes d’une certaine nature, dont les critères de qualification épousent, en creux, les contours du risque . Le nouveau fait générateur de responsabilité du préposé – et donc du salarié – prévu par le projet de réforme de la responsabilité civile rompt avec cette logique.
I.
Le salarié n’engage sa responsabilité contractuelle qu’en cas de faute lourde, ce que la Cour de cassation justifie par le principe selon lequel il « ne répond pas à l’égard de son employeur des risques de l’exploitation » (Soc. 21 janvier 1971, n° 70-40005).
Les autres fautes qu’un salarié est susceptible de commettre dans l’exécution de son contrat de travail constituent des risques de l’exploitation, dont les conséquences dommageables restent à la charge de l’employeur : une erreur, même grossière, une faute, même grave, de ses salariés font partie de ce avec quoi il doit compter. Seule la faute commise dans l’intention de nuire à l’employeur (Soc. 31 mai 1990, n° 88-41419) ne rentre pas dans les risques « normaux », inhérents à l’exploitation d’une entreprise, et fonde la responsabilité du salarié.
Sa faute intentionnelle constitue par ailleurs une limite à l’immunité dont il jouit, depuis l’arrêt Costedoat, dans les cas de dommages causés aux tiers à l’occasion de l’exécution du contrat de travail – l’intention de nuire s’appréciant alors à l’égard du tiers-victime. Des autres fautes (hormis celles qui seraient constitutives d’une infraction pénale : Civ. 2ème, 20 décembre 2007, n° 07-13403 – que la réforme du droit de la responsabilité devrait, logiquement, limiter à celles dont la qualification requiert un élément intentionnel), le salarié ne répond pas.
Même si cela ne ressort pas expressément des décisions de la Cour de cassation, la théorie des risques de l’exploitation est tout aussi opérante : ceux-ci comprennent, outre les résultats défectueux du travail, les dommages que le salarié est susceptible de causer à un tiers à l’occasion de l’exécution de ses tâches. Dans les deux cas, la faute commise dans l’intention de nuire, à l’employeur comme au tiers, sort des limites des risques « normaux » de l’exploitation, dont il ne serait pas acceptable que les conséquences dommageables soient supportées par le salarié louant sa force de travail.
Cette immunité trouve un prolongement à l’article L. 121-12, alinéa 3, du code des assurances, qui prive l’assureur de dommages de son recours subrogatoire, s’il devait être dirigé, notamment, contre le préposé de l’assuré. Toutefois, selon le texte, la « malveillance » dudit préposé rétablit le recours de l’assureur contre lui.
De surcroît, la faute intentionnelle du salarié exclut la garantie de son éventuel assureur de responsabilité civile (C. Ass, art. L. 113-1), ce qui est justifié par le fait qu’une telle faute, commise par l’assuré, est « incompatible avec l’aléa » (par ex. : Civ. 2ème, 14 juin 2012, n° 11-17367).
A tous égards, la limite du risque réside ainsi dans l’intention de causer le dommage : c’est l’auteur d’une faute intentionnelle qui doit en répondre, à titre définitif, et c’est à ce résultat que concourent les différentes règles exposées.
La jurisprudence a récemment fait correspondre à une autre faute les mêmes effets, pour la même raison.
La Cour de cassation décide désormais que « la faute dolosive, autonome de la faute intentionnelle, justifiant l’exclusion de la garantie de l’assureur dès lors qu’elle fait perdre à l’opération d’assurance son caractère aléatoire, suppose un acte délibéré de l’assuré qui ne pouvait ignorer qu’il conduirait à la réalisation inéluctable du sinistre » (Civ. 2ème, 10 novembre 2021, n° 19-12660).
L’idée se retrouve du reste dans la jurisprudence de la chambre sociale. Elle énonce que la faute lourde, qu’elle soit le motif du licenciement ou le fait générateur de la responsabilité du salarié, « est caractérisée par l’intention de nuire à l’employeur, laquelle implique la volonté du salarié de lui porter préjudice dans la commission du fait fautif et ne résulte pas de la seule commission d’un acte préjudiciable à l’entreprise » (Soc. 9 mars 2022, n° 21-10173), mais n’en décide pas moins qu’elle est caractérisée, par exemple, par un détournement de clientèle opéré par le salarié (Soc. 21 avril 2022, n° 20-22773). Or, à l’évidence, le salarié qui détourne la clientèle de l’entreprise le fait dans son propre intérêt, non pas pour nuire à l’employeur, mais avec la conscience – ou à tout le moins sans pouvoir ignorer – que cela va lui préjudicier.
Ainsi la notion de risque est-elle incompatible avec les dommages que l’auteur a délibérément causés, que cela ait été son but ou la conséquence inévitable associée à un autre but. La logique, jusque-là, est donc sauve : l’employeur supporte les risques de l’exploitation et le salarié est responsable, in fine, des dommages qui, ayant été causés par lui délibérément, sortent des limites de ces risques.
L’évolution promise par le projet de réforme du droit de la responsabilité civile abolit cette frontière.
II.
L’article 1249 inscrit en effet comme nouvelle source de responsabilité du préposé la faute commise « lorsque, sans autorisation, il a agi à des fins étrangères à ses attributions ».
Les éléments constitutifs de cette faute assurent une correspondance avec les hypothèses dans lesquelles le commettant n’est pas exonéré au seul motif que le préposé – bien qu’ayant agi sans autorisation et à des fins étrangères à ses attributions – a trouvé dans l’exercice de ses fonctions les moyens de sa faute et l’occasion de la commettre.
Un coup d’arrêt devrait donc être porté à la jurisprudence qui met définitivement sur le compte du commettant, pour cette seule raison que les faits commis par le préposé n’étaient pas sans lien avec le travail, les conséquences civiles de vols (Civ. 2ème, 22 mai 1995, n° 92-19172), détournements de fonds (Civ. 2ème, 19 juin 2003, n° 00-22626), abus de faiblesse (Civ. 2ème, 16 juin 2005, n° 03-19705), ou de viols et agressions sexuelles (Civ. 2ème, 17 mars 1011, n° 10-14468).
Les fautes en cause sont constitutives d’infractions pénales intentionnelles, ce qui aurait pu suffire à lever l’immunité du préposé et à autoriser le recours subrogatoire de l’employeur.
L’utilité du nouveau fait générateur de responsabilité du préposé tient cependant à ceci qu’il résulte d’un démembrement de la notion doctrinale d’ « abus de fonction » : le commettant ne peut s’exonérer si les faits ont été commis à l’occasion du travail, mais le recours subrogatoire qu’il exercera contre le préposé sera accueilli ipso facto, sans dépendre, à ce stade, de difficultés supplémentaires de qualification (de l’infraction pénale) ou d’ordre probatoire (la probatio diabolica de l’intention de l’auteur).
Reste à déterminer le fondement de l’imputation prescrite, qui ne saurait résider dans la seule raison, négative, tenant à la volonté des auteurs du projet de réforme que le commettant ne soit plus tenu à titre définitif.
Est-ce la gravité des comportements en cause qui justifie que le préposé doive en répondre in fine – alors que les risques de l’exploitation couvraient les fautes graves ? Pourtant, le texte n’en fait pas mention, de sorte d’ailleurs, qu’en l’état, le nouveau fait générateur pourrait recouvrir des comportements très variés et ne relevant pas même d’une qualification juridique précise.
La raison ne pourrait-elle pas plutôt résider dans la conscience que l’auteur ne peut manquer d’avoir des conséquences préjudiciables qu’entraînent certaines fautes : celles, précisément, dont il est choquant que le commettant ait à répondre autrement que comme simple garant, afin d’offrir un patrimoine solvable à la victime ?
Le salarié à qui ses fonctions ont donné l’occasion et les moyens de commettre des agressions ou des détournements, par exemple, a agi non pas dans l’intention première de nuire à ses victimes, mais en dépit du préjudice qu’il causerait immanquablement.
Aussi le nouveau fait générateur devrait-il être circonscrit à la faute commise par le préposé « lorsque, sans autorisation, il a agi à des fins étrangères à ses attributions » et « en ne pouvant ignorer les dommages qui en résulteraient ».
La cohérence que fonde la théorie des risques de l’exploitation, ainsi que l’équilibre atteint par les régimes de responsabilité et les assurances qui les garantissent, pourraient n’être pas perdus si le législateur cantonnait le nouveau fait générateur de responsabilité du préposé à la faute dolosive.
Au surplus, l’automaticité recherchée serait atteinte par l’appréciation objective portée sur des fautes dont les auteurs ne peuvent raisonnablement ignorer qu’elles causent des dommages.
Le souci de remédier à l’excessive sévérité de la jurisprudence à l’égard du commettant pourrait ainsi ne pas passer par une remise en cause du principe selon lequel l’employeur supporte les risques de l’exploitation, dont la frontière serait simplement redéfinie par le principe miroir selon lequel le salarié ne devrait réponde que des dommages qu’il a délibérément causés.
Novembre 2022
Florence Millet
Décembre 2022