Le pouvoir d’organisation est une notion prétorienne qui désigne classiquement le pouvoir d’organiser le travail des salariés et de décider de la direction économique de l’entreprise. Inhérent à la qualité de chef d’entreprise, ce pouvoir est habituellement confondu avec le pouvoir de direction de l’employeur. Il peut néanmoins s’en détacher lorsque l’employeur est une personne morale, et tout particulièrement, une société. En permettant l’exercice d’un pouvoir sur sa direction, la société consacre l’effacement de la figure du chef d’entreprise et favorise tant l’éloignement du pouvoir de la sphère des rapports de travail que son « abstraction » (HANNOUN, 2011, spéc. p. 98-99). Ainsi envisagé, le pouvoir d’organisation désigne l’ensemble des prérogatives par lesquelles s’exerce un pouvoir sur l’organisation de la direction d’une société. Pouvoir sur le pouvoir, le pouvoir d’organisation ne s’exerce pas directement sur le travail mais sur sa direction. Et ce pouvoir n’est pas le moindre : il surplombe l’organisation et s’exerce sur la direction des personnes morales (VERNAC, 2012). Il est « un méta-pouvoir, pouvoir au-dessus des prérogatives juridiques, mais pouvoir de les agencer, de les distribuer, de les organiser, pouvoir qui est donc capable d’imposer ses propres justifications à des ordres juridiques étatiques qui lui ont pourtant procuré les moyens de s’exprimer et de se déployer » (LYON-CAEN, 2013). Ce pouvoir peut par exemple consister à déterminer la forme juridique d’une société et son gouvernement, à organiser le statut des dirigeants, à distribuer des pouvoirs, des activités ou des ressources entre des sociétés.
Mais ce pouvoir ne se laisse pas facilement saisir. Il n’est pas et ne peut être rapporté à un détenteur spécifique. Il peut être exercé par une société mère, un fonds d’investissement, un franchiseur, un distributeur, etc. L’usage commande pourtant, chez les juristes, d’attribuer des qualifications juridiques aux personnes, qualifications dont dérive le régime des relations qu’elles entretiennent. Du moins ces deux éléments sont-ils indissociables. L’identification du pouvoir d’organisation requiert, en revanche, de saisir avant tout des relations. De surcroît, le pouvoir n’est pas statique et circule entre différentes entités. Même l’hypothèse d’une organisation polyarchique ne saurait être exclue. En définitive, la question qui se pose n’est pas tant de savoir qui détient le pouvoir d’organisation ni même d’en préciser les critères – au risque d’une conception figée et obsolète – mais de comprendre comment il s’exerce et surtout quelles en sont les conditions de possibilité juridiques. Néanmoins, la recherche d’une norme attributive de ce pouvoir innomé est vaine, à défaut de prérogative juridique attribuée à un sujet de droit déterminé. Le pouvoir d’organisation serait-il pour autant l’expression d’un pouvoir de fait, déployant sa capacité d’influence en dehors du droit, notamment par des rapports de domination économique ? Son existence traduirait-elle la manifestation du déclin du droit, incapable qu’il serait de « coder le pouvoir ou lui servir de représentation » (FOUCAULT, 1976, p. 116) ? Assurément non. Le pouvoir d’organisation n’est pas réductible à un pouvoir de fait : médiatisé par des personnes morales, il emprunte des canaux institués par le droit. Autrement dit, le pouvoir d’organisation sourd de règles de droit qui ne le visent pas expressément, mais qui en autorisent l’exercice. Sa construction juridique est d’autant plus discrète qu’elle est le fruit d’une combinaison des règles de droit du travail et du droit des sociétés, angle mort des juristes de chacune des disciplines.
Si le droit n’identifie pas, en tant que tel, le pouvoir d’organisation, il met à sa disposition un grand nombre de moyens utiles à son exercice.
D’une part, parmi ses nombreux leviers juridiques de ce pouvoir, le droit des sociétés comme le droit du travail fournissent des prérogatives dont l’utilisation et, plus encore, la combinaison, alimentent un pouvoir dans les organisations pluri-sociétaires. Par exemple, le choix de la forme juridique de la personne morale employeur comme les aménagements statutaires que ce choix autorise, ne sont pas neutres et peuvent influencer les droits des travailleurs, tels que celui de participer aux organes d’administration ou de surveillance d’une société. De même, la contractualisation de la direction d’une société autorise la circulation d’une parcelle du pouvoir entre différentes sociétés et, partant, la constitution d’un pouvoir original, celui de répartir et d’organiser l’exercice de l’activité de direction du personnel de sociétés distinctes. L’on songera notamment à la convention de gestion qui peut, dans une certaine mesure, organiser le transfert d’une partie de la direction opérationnelle d’une société à un gestionnaire, à mi-chemin entre un contrat de mandat et un contrat d’entreprise (CUIF, 2004), ou encore à la délégation de pouvoirs inter-sociétaire. Détachée des règles de représentation de la société à l’égard des tiers, la délégation de pouvoirs emprunte au régime du mandat (V. notamment, Ch. mixte, 19 novembre 2010, n° 10-10.095 et n° 10-30.215, Bull. mixte n° 1 et 2) et peut être confiée à toute personne non étrangère à l’entreprise, telle qu’un salarié d’une autre société du groupe (Soc. 26 mars 2002, n° 99-43155, Bull. civ. V, n° 105). D’autres techniques permettent l’assujettissement de la direction d’une société, à l’instar de la conclusion avec une société mère d’un contrat de travail ayant pour objet l’exercice d’un mandat social au sein d’une société filiale de l’employeur (Soc. 2 octobre 1991, n°87-45.668, Inédit ; Soc. 6 octobre 1993, n° 90-44.561, Bull. civ. V, n° 225).
D’autre part, le pouvoir d’organisation se nourrit de césures que le droit entretient au sein du contrôle des décisions de l’entreprise, césures « entre l’organisation du capital et le domaine d’action reconnu aux travailleurs » (LYON-CAEN A., 1979). Les cloisonnements dressés par le droit, en particulier entre le droit du travail et le droit des sociétés – auxquels s’ajoutent les barrières érigées entre les droits nationaux – affermit le pouvoir. Ne sont donc pas neutres les limitations apportées, dans la légalité commerciale, au droit de critique des travailleurs, telles que l’irrecevabilité de la constitution de partie civile pour abus de bien sociaux des salariés ou de leurs représentants, ou l’absence de nullité d’actes ou de délibération d’un organe social résultant de la violation d’une disposition impérative du code du travail. Comme le relevait Gérard Lyon-Caen, « tout se passe comme si le fonctionnement des sociétés de capitaux était étranger aux précautions prises par le législateur en Droit du travail pour associer les salariés au processus de décision » (LYON-CAEN G., 1983), si bien que « le droit du travail s’essouffle à courir après celui des sociétés » (LYON-CAEN G, 2001). Parmi ces césures, les règles d’imputation des responsabilités centrées sur l’employeur stimulent le pouvoir d’organisation. Il est vrai que le droit du travail ne connaît que l’employeur. Voilà qui confère au détenteur du pouvoir d’organisation, ainsi oublié, une liberté d’action à la hauteur de son irresponsabilité.
L’édification d’un régime du pouvoir d’organisation est à l’œuvre. Une première voie consiste, en droit du travail, à ramener ce pouvoir dans le giron du pouvoir de direction de l’employeur, en élargissant le périmètre d’appréciation des décisions de l’employeur ou en qualifiant d’employeur ou de co-employeur le détenteur du pouvoir d’organisation. Cette piste est néanmoins malmenée. Le cadre d’appréciation des décisions patronales peine à saisir les contours de l’organisation, comme en témoignent les limitations apportées par le législateur dans le champ du droit du licenciement pour motif économique. De même, les critères posés par la Haute juridiction pour la caractérisation d’une situation de coemploi, traduisent une conception frustre du pouvoir d’organisation, celle d’un pouvoir niant, par ses immixtions permanentes, toute autonomie d’action des sociétés employeurs sur lesquelles il œuvre (Soc. 25 novembre 2020, 18-13.769). Une autre voie, plus ambitieuse et complexe, consiste à repenser les schémas d’imputation de responsabilité (PESKINE, 2012), en attribuant des responsabilités en raison de l’exercice du pouvoir d’organisation. Le régime de responsabilité du fait personnel définit, d’ores et déjà, le cadre de cette responsabilité, dont le maniement s’avère cependant peu adapté à l’action engagée par des salariés (Fabre, 2014). Quel pourrait donc être ce droit du pouvoir d’organisation ? Sans doute peut-il s’inspirer du régime propre au pouvoir de l’employeur, qui livre une riche palette de procédés de contrôle des décisions, tels que la fraude, l’abus, le contrôle des justifications ou encore le respect des droits fondamentaux (LOKIEC, 2004). D’autres pistes fécondes apparaissent. Il en est ainsi de la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d’ordre. Ce texte impose aux sociétés mères, au sein de grands groupes, d’établir et de mettre en œuvre un plan de vigilance visant à identifier les risques et à prévenir les atteintes à des droits fondamentaux résultant des activités des sociétés du groupe ou des sous-traitants ou fournisseurs avec lesquels est entretenue une relation commerciale établie (article L. 225-102-4 du code de commerce). La loi reconnaît implicitement aux sociétés mères concernées un pouvoir réglementaire, celui d’édicter des mesures et d’en garantir la mise en œuvre à l’égard d’autres sociétés, pouvoir dont découlera probablement un pouvoir disciplinaire, celui de rompre les contrats ou les relations établies avec des partenaires qui ne respecteraient pas le plan de vigilance. Encore faut-il admettre que le pouvoir d’organisation exerce son influence sur les entreprises composant la chaîne de valeurs. Or, la géographie du pouvoir ne manquera pas de faire débat, comme en témoignent d’ores et déjà les premiers contentieux relatifs au devoir de vigilance ainsi que les débats auxquels donne lieu la rédaction de la future directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité. La construction juridique du régime du pouvoir d’organisation rencontrera bien d’autres obstacles sur son chemin. L’édification d’une responsabilité à la mesure du pouvoir d’organisation, dont dépend l’avènement juridique de l’entreprise depuis longtemps souhaité, requiert d’abattre des frontières, celles qu’érigent artificiellement les personnes morales comme les États, celles qui cloisonnent les règles du droit du travail et du droit des sociétés, mais aussi celles que dressent, entre elles, les disciplines académiques.
CUIF P., Le contrat de gestion, Economica, Préf. L. Aynès, 2004
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Stéphane Vernac
Décembre 2022