Inconnues il y a encore quelques années, les plateformes numériques sont aujourd’hui incontournables pour les juristes. Du droit fiscal au droit commercial en passant par le droit social, les disciplines juridiques doivent désormais toutes composer avec elles. Seulement, force est de constater que l’usage du terme « plateforme » est pour le moins polysémique, souvent évoqué pour renvoyer à des phénomènes très divers, à « une réalité mal définie » (NETTER 2022). On l’emploie ainsi tantôt pour désigner les GAFAM (acronyme désignant GOOGLE (ALPHABET), APPLE, FACEBOOK (META), AMAZON et MICROSOFT, les 5 géantes américaines qui dominent pour une large part le marché du numérique) et la manière elles dont elles mettent à l’épreuve le droit fiscal ou la souveraineté des Etats ; tantôt pour évoquer les enjeux relatifs à la liberté d’expression et à la protection des utilisateurs contre la haine en ligne ; ou bien afin d’alerter sur la protection des données personnelles ; mais aussi pour faire référence à « l’économie de la connaissance » et au partage des savoirs ; louer l’esprit collaboratif d’initiatives désintéressées hors des logiques de marchés ou encore dans le but de dénoncer les dangers des nouvelles formes d’exploitation du travail. De sorte que FACEBOOK, GOOGLE, UBER, ETSY, WIKIPEDIA, HAL, STAFFME… sont autant de structures désignées sous le terme de « plateforme numérique », dont l’objet et le fonctionnement sont pourtant bien différents.
Difficile alors de faire émerger une qualification générale permettant d’appliquer une forme de droit commun des plateformes ( DELPECH 2021). Le législateur lui-même a opté pour des interventions différenciées. Cette approche a le mérite du pragmatisme : tenter de répondre efficacement aux défis que les plateformes posent aux branches du droit.
LA MISE EN RELATION : POINT COMMUN DES DÉFINITIONS LÉGALES
On trouve en effet différentes définitions des plateformes numériques. Le Code de la consommation évoque « l’opérateur de plateforme en ligne » comme « toute personne physique ou morale proposant, à titre professionnel, de manière rémunérée ou non, un service de communication au public en ligne reposant sur : 1° Le classement ou le référencement, au moyen d’algorithmes informatiques, de contenus, de biens ou de services proposés ou mis en ligne par des tiers ; 2° Ou la mise en relation de plusieurs parties en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un contenu, d’un bien ou d’un service ». Le Code général des impôts (CGI) définit quant à lui, à l’article 242 bis, la plateforme comme «l’entreprise [qui] met en relation à distance, par voie électronique, des personnes en vue de la vente d’un bien, de la fourniture d’un service ou de l’échange ou du partage d’un bien ou d’un service ».
Ces deux définitions divergent, notamment sur la question du référencement, mais se croisent sur un point : l’idée de mise en relation. Cette idée de mise en relation, d’intermédiation, est au cœur de la définition de philosophe Nick SRNICEK : « une plateforme est une infrastructure numérique qui met en relation au moins deux groupes d’individus » (Nick Srnicek, Platform Capitalism, Cambridge, Polity Press, 2017, cité par CASILLI 2019). Est ainsi une plateforme numérique l’outil permettant de mettre deux catégories d’individus en relation à distance grâce aux technologies de l’informatique : d’un côté des personnes à la recherche de biens ou de services et, de l’autre côté, des personnes qui proposent ces biens et services sur le marché (lorsque l’activité a un caractère marchand). En ce sens, l’activité des plateformes est souvent associée à une opération de courtage.
Cette idée que la plateforme numérique limite son rôle à celui d’un simple intermédiaire est également présente dans le Code du travail. L’article L7341-1 évoque ainsi les « travailleurs indépendants recourant, pour l’exercice de leur activité professionnelle, à une ou plusieurs plateformes de mise en relation par voie électronique », et dont la définition est réalisée par renvoi à l’article 242 bis du CGI. Une telle qualification ne peut pourtant pas être retenue pour ce qu’il convient de qualifier de plateforme de travail.
LA PLATEFORME NUMÉRIQUE DU TRAVAIL : UNE PLATEFORME ?
Le modèle de la plateforme de travail trouve son incarnation la plus notoire dans des entreprises telles que DELIVEROO (livraison de repas) et UBER (transport de personnes). Elles prétendent limiter leur rôle à une mise en relation entre des travailleurs indépendants et des clients. Pourtant, la relation qui unit ces plateformes aux travailleurs fait régulièrement l’objet de requalifications en salariat (V. not.Soc. 28 novembre 2018, n° 17-20.079, Take Eat Easy ; Soc., 4 mars 2020, n°19-13.316, Uber ; Trib. Corr. Paris 19 avril 2022).
Il s’agit en effet de modèles particulièrement directifs. Certains auteurs ont ainsi pu les qualifier de « faux courtiers » en raison de leur forte intervention (BALAT 2021). Seulement, plus que de faux-courtiers, ce type de plateformes ne limite pas son rôle à celui d’un intermédiaire entre deux groupes : aucun contrat ne lie le travailleur au client du service de livraison ou de transport. Au sens des définitions de Nick SRNICEK, ou bien de celles retenues par le législateur, la plateforme numérique de travail n’est donc pas une plateforme. Comme le relève l’avocat général européen Maciej SZPUNAR, les modèles de plateformes tels que Uber ou Deliveroo font bien plus que lier l’offre à la demande : ils la créent. De sorte que « les travailleurs n’exercent pas une activité propre qui existerait indépendamment de cette plateforme. Au contraire, cette activité peut exister uniquement grâce à la plateforme, sans laquelle elle n’aurait aucun sens » (CJUE 20 déc. 2017, aff. C-434/15). Or le rôle d’un intermédiaire « est de fournir une voie d’accès à un marché, mais il ne constitue pas en lui-même une part de ce marché » (DISSAUX 2019). Les plateformes de travail dépassent ainsi largement leur rôle prétendu d’intermédiaire.
La plateforme numérique de travail est davantage un outil au service d’une méthode d’exploitation et d’organisation de la force de travail, un outil permettant d’encadrer et d’organiser l’activité productive ainsi que le service proposé sur le marché (B. GOMES [1] 2021). Elle a la particularité de rendre techniquement possible la coordination des activités productives sans avoir à recourir au statut de l’emploi (entendu comme une activité, le travail, qui donne accès à un statut, le statut salarial et son régime spécifique comprenant droit aux congés payés, droit du licenciement, accès au régime salarié de la sécurité sociale, obligation de sécurité de l’employeur, etc.). Certaines entreprises ne s’en sont donc pas privées, et ont ainsi soustrait leurs activités à l’empire de la législation sociale. L’ingénierie juridique de la plateforme de travail se traduit alors par le recours à des contrats commerciaux plutôt qu’à des contrats de travail (Uber et Deliveroo en sont les exemples types).
Pour autant, comme le note très justement Emmanuel Netter (préc.), un encadrement plus serré des tarifs et des prestations offertes n’implique toutefois pas nécessairement l’existence d’un contrat de travail. les plateformes pouvant aller « au-delà de l’office habituel du courtier, sans nécessairement devenir employeuses ».
Ce pouvoir a la particularité d’être invisibilisé et automatisé par les algorithmes de la plateforme. Il ne disparaît pas, il prend d’autres visages ; les prescriptions des contremaîtres sont remplacées par celles des algorithmes, traductions en langage informatiques du pouvoir patronal, quoi que lissé et euphémisé par la prétention à la neutralité technologique (FISCHAMN, GOMES 2020). Ainsi, les plateformes de travail peuvent être définies comme des entreprises ayant automatisé par l’outil numérique l’exécution et l’organisation de la production ainsi que l’exercice du pouvoir.
Aussi différente que soit la plateforme d’intermédiation de la plateforme de travail, une définition commune pourrait cependant être proposée. La plateforme numérique serait alors le support de modes d’interactions et d’échanges par voie électronique qui peut avoir différents objets et finalités, et pouvant notamment se formaliser par la conclusion de contrats pour la réalisation de services qu’elle propose (ex : contrat de travail, de prestation de service, de courtage) ou grâce à l’intermédiation qu’elle a offerte (ex : location, vente). La grande variété de leurs activités et modes de fonctionnement implique cependant des approches et définitions spécifiques aux branches du droit qu’elles mettent à l’épreuve. En droit social, le phénomène est parfois désigné sous le terme « ubérisation ».
L’UBÉRISATION : LA PRÉCARISATION DES TRAVAILLEURS PAR L’ORGANISATION DES ENTREPRISES EN PLATEFORME
L’organisation de certaines entreprises en plateforme est souvent renvoyée à l’uberisation. Il s’agit d’un néologisme constitué à partir du nom de la fameuse entreprise. Il évoque la « remise en cause du modèle économique d’une entreprise ou d’un secteur d’activité par l’arrivée d’un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que par des salariés, le plus souvent via des plateformes de réservation sur internet » (Le Petit Larousse, 2017). On parle de travailleurs « ubérisés » pour évoquer ces nouvelles formes d’exploitation du travail, en dehors du statut de l’emploi, génératrices de précarisation et de paupérisation. On parle aussi de capitalisme de plateforme. Pour certaines autrices, ce mode d’organisation constitue « une occasion, si ce n’est un prétexte, pour transformer le fonctionnement d’un secteur d’activité » (ABDELNOUR, MEDA 2019). Les juges n’ont d’ailleurs pas hésité, à ce propos, à qualifier les conséquences de ces stratégies organisationnelles de « trouble à l’ordre public économique et social et fiscal majeur » (Trib. Corr. 19 avril 2022). En matière sociale, l’organisation des entreprises en plateforme, lorsqu’elle se traduit par un recours massif aux (faux) travailleurs indépendants, est génératrice d’une concurrence sociale entre les travailleurs très aiguë ( RIGAUX 2009). Sans le statut de l’emploi, l’activité se réalise en dehors de la protection de la législation sociale (salaire minimum, encadrement du temps et de la durée du travail, de la rupture du contrat, des conditions de travail, not. en matière de sécurité). Seuls les plus précaires acceptent alors de contracter dans de telles conditions, au premier rang desquels les travailleurs sans papier (GOMES, ISIDRO, 2020). De nouvelles plateformes recourent désormais au salariat pour la réalisation de leur activité sur le marché (ex : secteur du Quick Commerce), sans pour autant cesser d’être problématiques au regard du respect de la législation sociale (P. MARISSAL, « Zapp. Quand les salariés jetables du quick commerce se rebellent, L’Humanité, 24 Mai 2022).
RÈGLEMENTATION DES PLATEFORMES : DES SOLUTIONS EUROPÉENNES
Le phénomène étant transnational, le regard s’est naturellement porté vers l’Union Européenne pour élaborer des solutions de réglementation. Les enjeux sont tant de « favoriser l’innovation, la croissance et la compétitivité au sein du marché unique » (Commission Européenne, « Législation sur les services numériques : garantir un environnement en ligne sûr et responsable », europa.eu) que de ne pas faire de l’espace numérique un far west juridique, une zone de non-droit pour les utilisateurs.
On pense ainsi au règlement dit « plateforms 2 business » (règlement du Parlement européen promouvant l’équité et la transparence pour les entreprises utilisatrices de services d’intermédiation en ligne du 20 juin 2019) ou encore à l’encadrement par le « DSA » (règlement européen sur les services numériques du 4 octobre 2022) des « services intermédiaires », « services d’hébergement », « plateformes en lignes » et « très grandes plateformes en ligne » (Commission Européenne, op. cit.). Les textes s’orientent vers l’élaboration et le renforcement de la protection des consommateurs et de leurs droits en ligne, l’élaboration d’obligation de clarté et de transparence pour les plateformes dont le cadre des responsabilités entend être mieux tracé.
Seulement pour les plateformes de travail, il est primordial de reconnaître la nature particulière de leur responsabilité à l’égard des travailleurs : celle d’employeur. C’est pourquoi la Commission européenne a récemment élaboré une proposition de directive relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme le 9 décembre 2021. On retrouve dans le texte le souci de transparence des algorithmes, mais surtout, la proposition de directive entend instaurer une présomption de salariat en faveur des travailleurs des plateformes (encore en négociation).
A l’évidence, le droit des plateformes numériques n’en est qu’à ses débuts, l’aube d’une longue édification, qui promet d’être plurielle, riche de forts et nombreux enjeux juridiques, mais aussi économiques, sociaux et démocratiques.
ABDELNOUR S., MEDA D., Les nouveaux travailleurs des applis, PUF, 2019. 5
BALAT N., « L’ubérisation et les faux-courtiers ou les plateformes numériques rattrapées par le droit des contrats », Recueil Dalloz., 2021, 646
DAUGAREILH I., PASQUIER T., « La situation des travailleurs des plateformes : l’obligation de recourir à un tiers employeur doit-elle être encouragée ? », Revue de droit du travail, 2021, p. 14
DEL SOL M., « La protection sociale complémentaire des travailleurs de plateforme au risque du marché », Droit social, 2021, p. 589
DELPECH X. (dir.), L’émergence d’un droit des plateformes, Dalloz, thèmes et commentaires, 2021
DISSAUX N., « Courtage », Répertoire de droit commercial, Dalloz, 2019
CASILLI A., En attendant les robots, Seuil, 2019
FISCHAMN S., GOMES B. , « Intelligences artificielles et droit du travail : contribution à l’étude du fonctionnement des plateformes numériques », in Intelligence artificielle et droit du travail, P. ADAM, M. LE FRIANT, Y. TARASEWICZ (Dir.), Dalloz, Thèmes et commentaires, 2020, p. 37
GOMES B., Le droit du travail à l’épreuve des plateformes numériques, Thèse, Université Paris-Nanterre, dir. A. LYON-CAEN, 3 déc. 2018
GOMES B., « Les plateformes en droit social. L’apport de l’arrêt Elite Taxi contre Uber », Revue de droit du travail, 2018. 150
GOMES B. , « Take Eat Easy : une première requalification en faveur des travailleurs des plateformes », Semaine sociale Lamy, 2019, 1847. 6
GOMES B, « Quand le droit remet « l’Ubérisation » en question : commentaire de « l’arrêt Uber » de la Cour d’appel de Paris du 10 janvier 2019 », Droit ouvrier, 2019, p. 853
GOMES B. [1], « Réguler les plateformes numériques ». Lecture critique du « Rapport Frouin », Droit social 2021. 207
GOMES B. [2], « Chauffeurs Uber : richesse argumentative d’une mise au point de la cour d’appel de Paris », Lexbase 2021, n°869
GOMES B., « Deliveroo : condamnation d’un travail dissimulé érigé en système d’organisation », Semaine Sociale Lamy, n° 2011, 2022
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NETTER E., « Les qualifications juridiques face à la diversité des plateformes : essai d’une cartographie fondée sur la rivalité des ressources », à paraître
POPAN C., ANAYA-BOIG E., « The intersectional precarity of platform cycle delivery workers », SocArXiv. tk6v8, Center for Open Science, 2021
RIGAUX M., Droit du travail ou droit de la concurrence sociale ? Essai sur un droit de la dignité de l’Homme au travail (re)mis en cause, Bruylant, 2009
SACHS T., VERNAC S., « Pouvoir et responsabilité au sein des plateformes : de la fiction au réalisme », Droit social, 2021, 216
VAN DEN BERGH K., « Plateformes numériques de mise au travail : mettre fin à une supercherie», Revue de droit du travail, 2018
VICENTE M. , Les droits collectifs des travailleurs de plateformes. Étude sur le champ d’application personnel des droits collectifs dans le contexte des plateformes numériques, thèse, dir. F. MULLER, N. MOIZARD, Université de Strasbourg, 13 déc. 2022
Barbara Gomes
Décembre 2022