Le travail à la tâche renvoie à la base du salaire, c’est-à-dire ce sur quoi le salaire est quantifié. Cela doit être distingué de ce pour quoi le travailleur est rémunéré, c’est-à-dire de la question de l’objet de son obligation du travailleur – sa prestation. Dans le travail indépendant, la réalisation d’une tâche constitue la prestation-même du travailleur, qui s’engage à fournir un résultat, libre des moyens pour y parvenir ; l’objet de l’obligation est un « travail-résultat ». Bien différente est la prestation du salarié qui consiste en un travail subordonné, c’est-à-dire à être sous la subordination de l’employeur un temps donné ; l’objet de l’obligation est un « travail-activité ». Or l’obligation de l’une des parties étant justifiée par l’obligation prise par l’autre partie, la cause de la rémunération réside alors dans la prestation du salarié. Ainsi, là où le versement de la rémunération du travailleur indépendant est justifié par la remise du travail, à défaut de quoi il ne reçoit rien, le versement du salaire est justifié par l’exécution d’un temps subordonné, indépendamment de la réalisation d’un quelconque résultat, prescrit ou attendu par l’employeur.
Notons que le « salariat » tel qu’on le connaît aujourd’hui n’avait rien d’évident. A la fin du XVIIIème siècle, le droit moderne choisit de distinguer les domestiques et journaliers liés par un louage de service des ouvriers rattachés au louage d’ouvrage classique. Ceux-ci s’engageaient à fournir un résultat à partir du matériel fourni par le donneur d’ouvrage. Mais au début du XXème siècle, l’élaboration du code du travail s’avère l’occasion de rattacher les ouvriers à une logique de louage de services, en consacrant le concept de subordination dans l’exécution du travail. A rebours du discours officiel, l’historien Alain Cottereau défend l’idée selon laquelle cette construction a constitué un véritable « coup de force dogmatique » (COTTEREAU 2002). Là où le louage d’ouvrage offrait aux ouvriers la maîtrise de l’organisation du travail et un pouvoir de négociation sur les résultats produits, le nouveau « contrat de travail » les a dépossédés de leur travail, tant de son organisation que du résultat. En contrepartie de cette régression évidente, les salariés en état de subordination sont censés être protégés des risques de l’activité.
La protection du salarié passe notamment par un salaire forfaitaire, c’est-à-dire calculé à partir d’éléments fixes et connus à l’avance. A défaut de pouvoir être un critère du salariat – au risque sinon de léser deux fois un travailleur qui se trouverait non seulement subordonné mais aussi privé de la protection face au risque –, la nature forfaitaire est une caractéristique du statut de salarié. La base du salaire peut être le temps ou la tâche. Le travail au temps prédomine dans le salariat. En témoigne l’existence d’un grand nombre de règles en droit du travail faisant intervenir l’unité temporelle.
Toutefois, cause et base du salaire n’ont pas à s’accorder nécessairement. Ainsi, dans le travail à la tâche, le salaire est causé par l’exécution du temps de travail subordonné mais il est fondé sur le nombre d’items réalisés. La référence temporelle est en théorie absente de la quantification de ce salaire, c’est-à-dire que son montant est indépendant du temps passé au travail. Il reste que les salariés recherchent forcément une certaine forme de productivité, c’est-à-dire de produire plus dans un même temps donné, quand bien même la variable temps ne figurerait pas dans la formule comptable de la rémunération. Les « commissions » du commercial en sont l’exemple-type. Même tacite, il s’agit toujours d’une forme de travail au rendement, qui implique un rapport, celui des résultats fournis sur une durée. Autrement dit, la variable temps n’est jamais complètement absente de l’équation, pour le salarié comme pour l’employeur.
La protection du salarié dépend également de la base du salaire. En effet, celle-ci influe directement sur le risque de la durée d’exécution du travail, et plus précisément sur la question de savoir qui porte ce risque. Dans le travail à la tâche, la durée d’exécution du travail n’est pas prise en compte pour déterminer le montant de la rémunération. Cette durée peut évidemment varier selon les capacités du travailleur mais également selon les caractéristiques, variables, de chacune des « tâches » à réaliser. Le risque se situe au niveau de la différence entre le temps réellement travaillé et le temps de référence – on pourrait dire aussi « temps standard ». Selon que cette différence est positive ou négative, le travailleur à la tâche aura un mauvais ou un bon salaire au rendement, c’est-à-dire le salaire pour un tâche donné rapporté à la durée d’exécution.
A l’inverse, dans le travail au temps, le risque du rendement est supporté par l’employeur qui doit verser le même montant au salarié indépendamment de ce qui aura été produit. Ainsi, le salaire à la tâche opère un transfert du risque de la durée d’exécution de l’employeur au salarié. Cela emporte, notamment, comme effet de responsabiliser le salarié du rythme de l’activité et de le pousser à intensifier son travail.
Le travail à la tâche connaît un regain d’intérêt dans le paysage salarial. Initialement associé au XVIIIe et XIXe siècles, il subissait un recul certain au bénéfice du travail au temps. Aux côtés du traditionnel travail à domicile et des typiques professions commerciales, l’existence d’une part variable dans la rémunération se développe plus généralement, notamment à travers des primes d’objectifs. Présentées comme un supplément au salaire au temps, des enquêtes de terrain témoignent d’une vraie porosité entre le niveau du salaire au temps et celui des primes d’objectifs, les managers percevant souvent les deux comme une « rémunération globale » à verser au salarié. Mais, plus fondamentalement, la problématique du travail à la tâche s’inscrit aujourd’hui dans un contexte de remise en cause du travail au temps. Pour justifier d’un décompte du temps devenu obsolète, sont notamment avancés l’autonomie concédée aux travailleurs dans l’organisation de leurs emplois du temps, le recours croissant au télétravail et l’utilisation plus générale des technologies modernes de communication par lesquelles le travail peut s’effectuer facilement en dehors de l’enceinte de l’entreprise. Ainsi tout un discours se diffuse sur le contrôle du temps de travail devenu difficile et inapproprié. Tout montre pourtant que le contrôle du temps de travail augmente, les travaux en sociologie témoignant d’ailleurs que la distance constitue une incitation pour les entreprises à surveiller davantage leurs salariés. Ainsi, moins qu’une difficulté technique, c’est bien la pertinence du temps comme unité de mesure du travail, de quantification, qui semble être mise en cause.
Un détour par le droit du travail à domicile se révèle doublement éclairant. Rémunéré pour le travail rendu, le travailleur à domicile peut être rémunéré au choix sur la base de la tâche ou du temps mais, dans tous les cas, l’expression du travail en temps s’avère nécessaire afin de garantir le respect du salaire minimum horaire. Pour cela, la réglementation du début du XXème siècle a organisé un mécanisme de conversion en heures des tâches à réaliser. La détermination des « temps d’exécution » ainsi fixés est abstraite, en ce que ceux-là ne correspondent pas forcément à la réalité des temps qui vont être travaillés. Elle se veut cependant réaliste, aspirant à construire un temps de référence se rapprochant au mieux des temps de travail réels, notamment à partir des temps d’exécution connus des salariés du même secteur. Le droit de la distribution de prospectus témoigne d’un renouveau perfectionné de ces techniques.
En même temps que ces conversions nous démontrent la capacité juridique à exprimer une tâche en temps, elles nous révèlent qu’une quantité de travail fournie, ou du moins attendue, peut se cacher derrière un temps de travail. C’est ce qui ressort très précisément du Cours de législation industrielle d’Henri Capitant et Paul Cuche, dans une analyse finalement très marxiste (CAPITANT, CUCHE, 1921) . Partant d’un salaire proportionnel au temps, ils relèvent que l’employeur prend toujours en compte dans la fixation du salaire « la capacité, la force de productivité du salarié » et en concluent alors que « le salaire est en vérité proportionnel au travail fourni ». Alors que le travail au temps est censé faire porter le risque de la durée de l’exécution du travail sur l’employeur, ce risque se trouve fortement réduit dès lors que l’employeur est capable de prédire le travail fourni en un temps donné, autrement dit de prédire le rendement.
Les propos d’Henri Capitant et de Paul Cuche datent du premier quart du XXe siècle, où l’industrie et la rationalisation du procès de travail occupent encore une place très majoritaire et où la pratique de tâches chronométriques facilite la mesure de « la force de productivité du salarié ». Le travail au temps représentait alors un risque limité pour les employeurs. Les mutations du travail rendent aujourd’hui moins fiable la prévision de la quantité de travail réalisée dans un temps donné. La réticence actuelle et grandissante de la mesure du travail par le temps puise ici peut-être sa réelle justification. Le travail à la tâche s’avérerait alors le moyen pour l’employeur de s’assurer du lien entre salaire et quantité de travail fourni. C’est dans cet objectif que sa promotion doit être comprise, c’est-à-dire comme une protection de l’employeur, et non comme un réel manque de pertinence du temps à encadrer, limiter et mesurer le travail subordonné du salarié.
BERNARD S., Le nouvel esprit du salariat. Rémunérations, autonomie, inégalités, PUF, 2020
CAPITANT H., CUCHE P., Cours de législation industrielle, 2ème éd., Dalloz, 1921
COTTEREAU A., « Droit et bon droit, Un droit ouvrier instauré puis évincé par le droit du travail (France, 19ème siècle) », Annales (Histoire, Sciences sociales) 2002, n° 6 nov.- déc., numéro spécial « Histoire et droit », p. 1521
DOCKÈS E., La détermination de l’objet des obligations nées du contrat de travail, Dr. soc. 1997, p. 140
DURAND J.-P., Le travail à domicile, étude effectuée pour le compte du Ministère du travail, convention n° 1788/267, Université Limoges, 1980
HENNEBELLE D., Essai sur la notion de salaire, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2000
LYON-CAEN G., Le salaire, t.2 Droit du travail (dir.) G.H. Camerlynck, 2ème éd., 1981
MAZEAUD H., L. et J. , CHABAS F., Leçons de droit civil, Obligations théorie générale, 9ème éd., Montchrestien, 1998, p. 231
PALLANTZA D. , La créance de salaire, L’Harmattan, 2014, p. 179
PASQUIER Th., L’économie du contrat de travail. Conception et destin d’un type contractuel, LGDJ, 2010
Marianne Girier-Timsit
Décembre 2022