Héritée du sens commun, la notion de réorganisation n’est pas de celles dont la trempe juridique est la plus évidente. C’est ce qu’elle suggère, dans son acceptation courante, qui est lourd de sens. Davantage que son examen étymologique. L’annonce d’une réorganisation, dans un collectif de travail, c’est la menace de licenciements ou de perturbations majeures des conditions de travail ou d’emploi. Cette réalité immédiate, de même que le caractère de plus en plus permanent des réorganisations tel qu’il est souligné par les sociologues du travail, ne peut laisser le juriste indifférent. Le vocable révèle quelque chose que le droit organise mais ne dit pas. Ou si peu. Là se lit sans doute la force du terme et l’intérêt de s’y attacher.
Le sens de la « réorganisation », en droit, n’est donc pas à chercher du côté du droit positif, bien qu’il y connaisse un succès croissant – des trois occurrences du terme dans le Code du travail, aucune n’est antérieure à 2016. D’origine jurisprudentielle, la plus célèbre de ces incarnations – la « réorganisation pour la sauvegarde de la compétitivité » – y est d’ailleurs désormais inscrite, à l’article L. 1233-3, au rang des motifs économiques de licenciement. Elle n’en épuise pourtant pas le sens, loin s’en faut. S’agit-il d’une simple préférence lexicale, adoptée pour le caractère englobant du terme, ou de la traduction d’une réalité́ plus profonde ?
Distinguer la notion de réorganisation d’une idée proche, celle de restructuration, permettrait-il d’en élucider le sens ? Pas davantage. La confusion héritée du langage courant – puisqu’ « organiser » c’est d’abord « doter d’une certaine structure » – ne trouve pas de clarification dans l’usage qu’en fait le législateur, lequel mobilise les deux termes de façon relativement interchangeable. Un amalgame prospère, car le terme de « restructuration » a longtemps été mobilisé pour viser toutes les opérations susceptibles d’avoir des incidences sur l’emploi. C’est sous cet angle des « incidences » qu’ont été menées l’essentiel des études en droit social : les mécanismes de la restructuration relevant d’autres branches du droit, le droit du travail ne serait voué qu’à « recevoir » ces opérations et gérer leurs conséquences néfastes sur l’emploi – conception qui prend par ailleurs appui sur le présupposé d’une finalité historique protectrice du droit du travail, que lui assigne une représentation dominante. C’est précisément en renversant cette approche qu’il est permis d’identifier la « réorganisation » comme objet juridique à part entière. Elle désigne alors la mise en cause collective des conditions de travail ou d’emploi, non comme simple incidence mais bien comme fin en soi. À condition d’accepter l’évidence : loin de se borner à palier les conséquences sur l’emploi, le droit du travail organise bel et bien ces opérations.
C’est ainsi que l’on comprend pourquoi la notion de réorganisation ne peut guère souffrir de définition a priori, qui ne soit artificielle. La réorganisation épouse en réalité les formes que les différents régimes érigés par le droit ont pu façonner. Une singularité qu’elle doit à ce que, une fois n’est pas coutume, ce soit ici le régime qui fait la catégorie, et non l’inverse. Ainsi se conçoit-elle, dans sa pluralité, à partir des régimes édifiés pour permettre son épanouissement, à commencer par le premier d’entre eux, le droit du licenciement pour motif économique.
L’idée de réorganisation est en effet ancienne, si ce n’est fondatrice, en droit du travail. C’est elle qui se cache derrière la « mise en cause de l’emploi » dont il a été démontré, dans des écrits qui ont inspiré la jurisprudence, qu’elle est le véritable objet du droit du licenciement pour motif économique. Depuis la séquence législative de 1973, 1975 et 1986, et la jurisprudence ainsi suscitée, ce droit est « causé ». Il soumet l’employeur à un ensemble cohérent aiguillonné par l’impératif de justification, s’incarnant dans trois piliers : cause réelle et sérieuse, procédure, obligation de reclassement. Il a connu dans les années 1990 un double mouvement d’inclusion. Le régime édifié s’applique non au seul licenciement mais à « toute rupture du contrat de travail » résultant d’une cause économique, et régit l’ensemble du processus de réorganisation non la seule issue potentielle (y compris les modifications du contrat dès le stade de la simple proposition, depuis les célèbres arrêts Framatome et Majorette de 1996). Mais la tendance s’est ensuite inversée. D’importantes soustractions à la procédure des grands licenciements collectifs, telles que les propositions de modification du contrat en 2005 ou encore la pratique, favorisée par le législateur, des départs dits « volontaires », ont initié un mouvement qui a depuis connu un essor fulgurant. Les régimes applicables à ces opérations se sont donc différenciés, en fonction de leurs modalités d’exécution. Cette logique d’éclatement du traitement juridique des réorganisations a trouvé une justification et un moteur puissant dans le recours à la « volonté », individuelle et collective.
Si, depuis plus de vingt ans des lignes de fuite font vaciller l’empire du droit du licenciement pour motif économique, il n’en sort pas indemne lui-même de l’application distributive de ses règles à des ruptures qui lui sont ainsi soustraites. La conception du droit du licenciement pour motif économique comme s’appliquant à un processus et à l’ensemble des mises en cause de l’emploi pour motif économique connaît ainsi une victoire à la Pyrrhus.
Depuis quelques années, le mouvement s’accélère, et l’édifice est ébranlé au point de remettre en cause le paradigme dont il est porteur. Une décennie s’achève depuis la loi du 14 juin 2013, réforme qui marque sans conteste le début d’une séquence de réformes au rythme effréné. Emprise et empire du droit du licenciement pour motif économique sont remis en cause.
Son emprise, d’abord. La faculté du régime classique de saisir le pouvoir de l’employeur est comme édulcorée. Il est amplement reconfiguré par la loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi avec l’introduction d’un contrôle administratif préalable, en matière de grands licenciements collectifs, et l’intronisation subséquente du juge administratif aux dépens du juge judiciaire. Conséquence – et objectif – de ce changement de règne, la voie est pavée pour une approche plus « pragmatique », d’accompagnement. Le droit du licenciement pour motif économique se trouve, par ailleurs, profondément altéré, sous l’impulsion notamment de la loi dite « Travail » et des ordonnances de 2017, et parfois des juges. Sanctions, délais de procédure, motif économique, obligations de reclassement et ordre des licenciements, peu de domaines y échappent.
Son empire, ensuite. Fruit d’une construction patiente, l’empire du droit du licenciement pour motif économique est largement amputé. Des régimes concurrents braconnent sur ses terres, par le biais d’accords collectifs organisant des ruptures ou des modifications des conditions de travail et d’emploi. La pratique des plans de départs volontaires conventionnels avait ouvert la voie, ainsi que les accords de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences. L’anticipation de difficultés futures – qui est également au cœur du motif de « réorganisation pour la sauvegarde de la compétitivité » – est ainsi devenue, paradoxalement, source de justification de suppressions d’emplois. Une logique promise à un avenir prospère. Sur le versant de la modification des conditions de travail et d’emploi, les accords de réduction du temps de travail (loi Aubry de 2000) puis de modulation du temps de travail (loi Warsmann de 2012), amorcent de curieux arrangements, qui remettent en cause l’articulation classique entre contrat de travail et norme conventionnelle d’entreprise, aux dépens du premier. À partir de 2013, le rythme s’accélère, le législateur introduit de nouveaux types d’accords collectifs, accords de mobilité interne et accords de maintien de l’emploi, à l’impérativité normative renforcée vis-à-vis du contrat de travail. Après différentes tentatives levant progressivement tous les verrous, une version syncrétique abrogeant les précédentes est adoptée : l’accord de performance collective (APC).
Avec ce nouveau type d’accord, le Rubicon est franchi, les réorganisations sont émancipées du droit du licenciement pour motif économique, sans même qu’il soit nécessaire de les justifier par de quelconques difficultés économiques. Quant à l’articulation du contrat et de l’accord ou à la justification du licenciement du salarié récalcitrant, encore discutées sous le règne des versions précédentes, l’accord de performance collective brûle tous les ponts. Il consacre un « motif spécifique qui constitue une cause réelle et sérieuse », dépouille le régime de licenciement des salariés récalcitrants des garanties inhérentes aux licenciements collectifs et systématise la prévalence des dispositions conventionnelles sur les clauses contractuelles contraires, alors « substituées ». La justification du licenciement de l’opposant à l’accord tient au fond à ce que celui-ci manquerait à une « solidarité » induite par le principe majoritaire, par un « intérêt collectif », alors même que ce régime aboutit à priver de droits les salariés face à l’exercice d’un pouvoir patronal consolidé. Un renversement majeur. La secousse est d’autant plus forte que, pour la première fois, les aménagements permis touchent à l’ensemble du socle contractuel, et l’accord ne connaît plus ni contenu obligatoire, ni limite en termes de dégradation des conditions de travail et d’emploi. Pari réussi, pour la première fois le dispositif rencontre un succès considérable.
Ainsi, force est de constater que si, en vingt ans, les « pratiques » de réorganisation n’ont pas substantiellement changé, l’ordonnancement autour de cet objet s’est, quant à lui, radicalement transformé. On gagne dès lors à arpenter les terres du traitement juridique des opérations de réorganisation, au prisme de l’hypothèse de l’émergence d’un droit des réorganisations, compris non comme un état statique du droit, mais comme un mouvement à l’œuvre. Elle permet de rendre compte, ensemble, de l’éclipse, ou plutôt de la mue du droit du licenciement pour motif économique, et de l’essor de régimes concurrents, dans leur dynamique respective et dans leurs interactions. En effet, les régimes concurrents ne s’étant pas construits « à côté » du régime classique, mais bien à son encontre, ils en demeurent les héritiers – au prix de certaines fictions, telles que le « motif spécifique de licenciement » qu’introduit le régime des APC. En retour, l’essor de ces régimes n’a pas été sans incidence sur le régime classique – pour ne donner qu’un exemple, le contrôle administratif auquel a été soumis le plan de sauvegarde de l’emploi est calqué du régime des ruptures conventionnelles créé en 2008. Un jeu d’influences réciproques à saisir, pour rendre raison des règles actuelles dans toute leur hybridité.
Il est alors possible de dégager des traits caractéristiques communs du droit des réorganisations, par-delà la diversité des régimes. D’abord, la force d’une figure émerge, incarnée dans les APC et les accords portant rupture conventionnelle collective (RCC) : ce type d’accord sollicite l’expression de la « volonté » du salarié et tire de ce double ressort conventionnel comme une légitimité pour modifier ou rompre le contrat de travail. Du reste, la porosité entre accords de rupture et accords de modification des conditions de travail et d’emploi s’accentue. Les premiers s’inscrivent de plus en plus dans une « gestion courante », tandis que les seconds sont prompts à aboutir malgré tout à des ruptures.
Au-delà des accords, des marqueurs communs se font jour, propres au régime classique comme à ses régimes concurrents : la généralisation d’un contrôle administratif préalable, le glissement de l’exigence de justification au contrôle de la conformité de l’accord, l’affaiblissement de l’obligation de reclassement au profit de « l’accompagnement », et enfin, clé de voûte du système, la contingence de l’accord collectif. Ce dernier point est particulièrement significatif. Plutôt que de l’y substituer le législateur a systématiquement ajouté la voie négociée à la voie unilatérale, de sorte que l’avantage supposé des organisations syndicales face à un employeur tenu de rechercher leur signature est largement fictif. Au point que se dessine comme une mécanique de défaveur. La portée, considérable, du jeu entre ces deux voies ne peut être saisie qu’en pensant le droit des réorganisations comme un tout, et c’est sans doute en vertu de cela, au fond, qu’il fait système.
Le droit des réorganisations ménage ainsi une certaine immunité au pouvoir de l’employeur, laquelle emprunte plusieurs voies. D’abord le recours à la négociation collective, dans toutes ses subtilités et ses contorsions actuelles. Si le contrôle des accords collectifs de réorganisation reste à construire – pour l’APC, le rapport de l’OIT publié le 16 février 2022 y invite instamment – la « raison conventionnelle » qui semble dominer aujourd’hui le droit du travail n’en donne pas les gages. Pourtant, et le constat est ancien, loin de tempérer le pouvoir patronal elle peut en incarner l’un de ses « modes d’exercice ». Deuxième voie, la caution de l’administration, un « écran » pour le pouvoir de l’employeur, dont elle devient à bien des égards le supplétif. Et enfin, le postulat que l’adaptation permanente et la sécurisation des entreprises seraient la meilleure protection pour l’emploi.
Renforcé à la faveur de la crise actuelle, cet impératif d’adaptation suggère que soient généralisées les ingénieries de réorganisation et de sécurisation juridique des entreprises, à la promotion desquelles semble parfois se résumer le droit du travail. Pourtant, c’est au service de la recherche d’économies que bien des accords de réorganisation sont mis en œuvre : plus de deux tiers des APC prévoient des baisses de rémunération considérables, sans pour autant être porteur d’engagements sur l’emploi (seuls 10 % en contiennent) ni même être limité dans le temps (seul un tiers le sont) – sans compter les ruptures ainsi provoquées. Ces dernières années, rares sont les grands groupes qui n’aient d’ailleurs combiné ces différents dispositifs (APC, RCC, APLD, PSE…) au point de mettre en lumière qu’il ne s’agit pas de maintenir l’emploi – on cherche vainement l’impérieuse nécessité de réduire les salaires lorsqu’ils sont pris en charge par l’État – mais bien de reporter sur les salariés le poids des turbulences actuelles.
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Accord sur l’emploi, Accord de gestion, Convention Collective de Travail, Décision, Entreprise, Flexicurité, Groupe, Justification, Licenciement, Objectivation, Pouvoir, Pouvoir d’organisation, Procéduralisation, Réorganisation, Unilatéralisme.
Hélène Cavat
Décembre 2022