Dans un sens général, les groupes de sociétés peuvent être décrits comme des entités dont l’existence se constate à travers les pouvoirs qu’ils exercent. Ce pouvoir appréhendé au niveau de la société de tête, a au moins trois points d’application principaux. Tout d’abord, les organes sociaux des filiales peuvent être contrôlés par la société mère. Un tel contrôle peut aussi être de pur fait et résulter de relations personnelles ou contractuelles entre les sociétés du groupe. Ensuite, l’organisation interne du groupe peut aussi permettre un contrôle plus direct des activités des filiales en les intégrant dans une même structure organisée. Enfin, le pouvoir des groupes peut s’exercer sur leur environnement et leurs relations d’affaires avec les sous-traitants et fournisseurs. Les groupes ont, quelle que soit leur activité, une sphère d’influence qui s’étend très au-delà du seul contrôle des filiales et affecte la vie des populations dans le domaine de la santé, de l’environnement, de l’emploi. Leur impact sociétal, qui peut être mesuré par le nombre considérable de clients servis et d’emplois créés, donne aussi la mesure de leur pouvoir d’influence sur les externalités négatives engendrées par leurs activités.
Le poids économique des groupes est désormais considérable, surtout lorsqu’on envisage également leur dimension multinationale. L’un des faits les plus marquants de l’ère industrielle du XXème siècle réside dans cette réalité économique. L’ère du numérique a accentué cette puissance en faisant naître de grands acteurs mondiaux dont la puissance égale celle des Etats-Nations. L’enjeu pour les Etats est désormais de savoir dans quelle mesure un tel pouvoir, qui est aussi l’expression d’une liberté économique, peut être régulé.
STRUCTURATION JURIDIQUE DES GROUPES DE SOCIÉTÉS
Les groupes de société prennent appui sur la technique de la personnalité morale qui est une réalité technique et abstraite conceptualisée par le système juridique. Le découpage de l’organisation économique en plusieurs sociétés présente l’avantage, grâce à l’usage de la personnalité morale, de limiter les risques et les responsabilités. De même, la personnalité morale rend possible des prises de contrôle et la réalisation de montages juridico-financiers complexes dans le but de créer de la valeur et d’organiser son contrôle et sa répartition entre différentes catégories d’intérêts qui participent à sa création, actionnaires, dirigeants, salariés. De même cette technique permet aux groupes multinationaux de prendre appui sur plusieurs systèmes juridiques et d’optimiser les contraintes, notamment fiscales, qui pèsent sur leurs activités.
Par ce procédé, les groupes de sociétés ont introduit une faille durable dans la cohérence du droit positif. Dès le début du XXème siècle, la présence des groupes s’est révélée énigmatique au regard de la contradiction interne qu’entretient la notion de groupe. Pour résoudre cette contradiction, les auteurs ont proposé plusieurs solutions qui se sont toutes révélées insuffisamment explicatives de l’évolution du droit positif. Ces solutions reposent sur une même démarche tendant à opérer des dissociations pour résoudre un conflit au sein du système juridique. Selon une première conception restée célèbre, les « sujets de droit formels » que constituent les filiales devraient être distingués du « sujet de droit réel » que serait le groupe. Cette solution que l’on doit à Rousseau au début du XXème siècle (ROUSSEAU 1926) a été ensuite reprise pour qualifier ce sujet de droit réel « d’Entreprise », « d’ensemble économique », « d’entité » ou sujet que l’on a pu tenter d’appréhender à travers le « contrôle » exercé par la société mère. Or, toutes ces théories, construites à partir d’une observation empirique de la réalité économique, ont peut-être buté sur un même obstacle, à savoir la volonté de rétablir la cohérence du droit positif en tentant de réduire la faille grâce à une adaptation du droit au fait et en faisant éventuellement, suivant les recommandations de l’Ecole du droit économique, « table rase » des catégories classiques considérées comme inadaptées (CHAMPAUD 1962). La conséquence logique de cette démarche serait d’aboutir à une personnification du groupe au-delà de la personnalité morale des sociétés le composant.
Une autre perspective consiste à prendre acte de la dimension politique du droit des groupes et des objectifs désordonnés et contradictoires poursuivis par le droit contemporain pris dans les tourments de l’ère de la modernité. Source d’un conflit de normes au sein du système juridique, le droit des groupes exprimerait des choix, et une hiérarchisation des objectifs poursuivis par les règles qui s’y appliquent, pour déroger selon les cas aux effets du principe d’autonomie juridique des sociétés apparentées. Aussi la faille dans la cohérence du droit positif mérite-t-elle d’être prise comme une conséquence nécessaire de la complexité du traitement juridique de cette pratique économique.
RÉCEPTION JURIDIQUE DES GROUPES DE SOCIÉTÉS
Le traitement juridique des groupes de sociétés repose sur deux principes corrélatifs : celui de la relativité des qualifications qui conduit à des définitions fonctionnelles du groupe au regard des buts spéciaux poursuivis par le législateur ; celui de transparence des sociétés du groupe qui traduit une hiérarchisation des règles en conflit au sein du système juridique, celle qui vise une situation de fait particulière sous-jacente au groupe et le principe d’autonomie des personnes morales qui s’oppose formellement à l’application de cette règle. De cette manière les tribunaux ont pu appréhender, sous le voile de la personnalité morale des sociétés composant le groupe, différents abus pour les sanctionner ou les situations de fait sous-jacentes donnant prise à une règle du système juridique ne pouvant s’appliquer en raison de l’autonomie formelle des filiales.
Toutes les branches du droit en ont tiré des conséquences spéciales et limitées aux objectifs poursuivis, en dérogeant ponctuellement aux effets de la personnalité morale des sociétés.
Pour le droit du travail, les conséquences de la présence des groupes ont été assez tôt intégrées, à l’initiative notamment de la jurisprudence qui a, par exemple, été à l’origine de la notion d’unité économique et sociale, cristallisée ensuite par la loi et au-delà de la seule question de la représentation du personnel dans le groupe. Cette jurisprudence n’a fait que faire prévaloir les exigences des règles sur les IRP sur le principe d’autonomie des personnes morales qui s’y opposait d’un point de vue strictement formel.
Mais les conséquences de la présence des groupes semblent devoir aller bien au-delà. C’est la définition du contrat de travail qui se trouvera peut-être un jour remise en cause dans son acception classique. Le modèle de l’employeur tend en effet à se décomposer sous l’effet de la diversification et de la complexification des formes d’organisation des activités productives. Alors que la définition du lien de subordination juridique repose sur l’existence d’un rapport étroit, interpersonnel, liant l’employeur au salarié, les modes complexes d’organisation de l’entreprise sous-jacente ont constamment éloigné le salarié du véritable titulaire du pouvoir. Ne faut-il pas entrevoir alors l’émergence d’un nouveau paradigme imposant peut-être l’élaboration de nouveaux concepts et de nouvelles règles d’imputation des obligations permettant de concevoir la responsabilité de l’employeur, moins en fonction de sa direction, qu’au regard du pouvoir qui l’inspire et qui s’en trouve être le bénéficiaire économique ? La notion de relation de travail permettrait ainsi, au-delà du cadre étroit du contrat de travail, de donner une forme juridique à la relation qui unit le salarié à la gouvernance et aux décideurs dans le groupe. De même, elle permettrait de donner aux salariés de nouveaux moyens d’information pour accéder aux preuves indispensables à la défense de leurs droits. Peut-être est-ce aussi dans cette perspective que devrait être replacée l’analyse du co-emploi qui tente de tirer les conséquences de cette relation de travail cristallisée dans le groupe en dehors de la configuration particulière du lien de subordination juridique.
A cette évolution, il faut ajouter l’impact du mouvement en faveur de la Responsabilité sociale des entreprises qui conduit à appréhender le groupe, moins sous l’angle habituel de la relation de contrôle que sous celui de ses activités, le groupe étant perçu comme un ensemble de relations d’affaires placées sous son influence. En poursuivant l’idée, ne faudrait-il pas d’ailleurs considérer le groupe comme une communauté de travail impliquée directement ou indirectement, à travers les fournisseurs et sous-traitants des sociétés contrôlées ? Le cadre des activités du groupe pourrait être la source d’obligations spécifiques, dérogeant au principe d’indépendance des personnes morales, comme celle du devoir de vigilance des sociétés mères consacré par la loi du 27 mars 2017.
COULOMBEL P., Le particularisme de la condition juridique des personnes morales de droit privé, Paris, Imprimerie Moderne, 1950
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HANNOUN Ch., Le Droit et les Groupes, Paris LGDJ, 1991
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ROUSSEAU H, Note sous Req 20 nov.1922, Recueil Dalloz, 1926, I, 305
SUPIOT A., « Groupes de sociétés et paradigme de l’entreprise », Revue trimestrielle de droit commercial, 1985, p. 622
Devoir de vigilance, Employeur, Entreprise, Groupement d’employeur, Liberté d’entreprendre, Mise au travail, Pouvoir, Pouvoir d’organisation
Charley Hannoun
Décembre 2022