En 1931, la Cour de cassation a bouleversé l’économie générale des rapports contractuels de droit privé en jugeant que « la condition juridique d’un travailleur à l’égard de la personne pour laquelle il travaille ne saurait être déterminée par la faiblesse ou la dépendance économique du dit travailleur et ne peut résulter que du contrat conclu entre les parties ; la qualité de salarié implique nécessairement l’existence d’un lien juridique de subordination du travailleur à la personne qui l’emploie » (Civ. 6 juillet 1931, D. 1931, 1, p. 131). La subordination dont il est ici question n’est ni une situation de dépendance considérée par le droit pour justifier des mesures protectrices (cf. le droit de la consommation), ni une manière d’interpréter des prérogatives de pouvoir pour justifier un contrôle particulier de leur exercice (cf. la réforme du droit des obligations de 2016). La subordination, telle que conçue par le droit du travail, s’entend d’un lien de droit qui fonde le rapport de travail salarié sur un principe juridique d’inégalité et de soumission du salarié à l’exercice du pouvoir de direction de l’employeur. A ce titre, le lien de subordination constitue à la fois un effet nécessaire du contrat de travail et l’indice déterminant (le critère ?) de sa qualification (JEAMMAUD, 2000). Si l’analyse de la subordination renvoie le plus souvent à celle du contentieux, technique, de la reconnaissance du contrat de travail, l’appréhension de cette notion du point de vue du droit du travail impose de porter le regard plus largement. La subordination, en effet, constitue « la pierre angulaire d’un droit qui a pour objet essentiel d’encadrer l’exercice du pouvoir qu’il confère ainsi à une personne sur une autre » (SUPIOT, 2002). On pourrait dire qu’elle participe de l’économie générale du droit du travail. Partant, la subordination doit s’envisager, non seulement comme une notion, objet d’interprétations successives dans le contentieux du travail, mais également comme un dispositif d’interprétation de certaines règles issues du droit du travail ou encore comme une manière d’envisager les rapports sociaux dans l’entreprise. De manière contemporaine, cependant, la subordination est l’objet de critiques. Est fréquemment relevé qu’elle ne dirait plus la réalité de la relation de travail, ou encore qu’elle serait devenue impropre à décrire l’opération de qualification du contrat de travail. Doit-on, suivant l’opinion commune, faire le constat de la fin de la subordination, comme il fût un temps question de la « fin du travail » ? Nous ne le croyons pas et c’est à la démonstration de la « valeur » de la subordination qu’est consacrée la présente contribution.
La subordination comme notion
La subordination, d’abord, constitue le critère du contrat de travail. C’est de cette terminologie qu’usent les juges (du fond et de cassation) pour caractériser l’existence d’une relation de travail salarié. Résumé à l’essentiel, le contentieux de la qualification du contrat de travail laisse apparaître des principes et des figures. Principe d’indisponibilité de la qualification qui empêche les parties d’imposer leur propre qualification par stipulations contractuelles (A.P., 4 mars 1983, école des roches, n° 81-15.290). Principe de réalisme selon lequel l’existence d’une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties ni de la dénomination qu’elles ont donnée à leur convention mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité des travailleurs (Soc., 19 décembre 2000, Labanne, n° 98-40.572). Des figures également, au travers des indices retenus au soutien de la qualification : l’autorité sur le travail (ordres, directives, sanctions) ; la maitrise des conditions d’exécution du travail (le service organisé) ; l’absence d’indépendance (la charge et la répartition des risques). Surtout, la subordination s’est imposée comme une notion juridique à la suite de l’arrêt Société générale du 13 novembre 1996 (Soc., 13 novembre 1996, n° 94-13.187). Faisant acte définitoire, la Cour de cassation a énoncé que le lien de subordination est « caractérisé par l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ; le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail ». Une telle définition correspond-elle encore aujourd’hui aux pratiques de qualification ? Si l’on se réfère aux pratiques contentieuses les plus récentes relatives aux travailleurs de plateforme (Soc., 28 nov. 2018, Take eat easy, n° 17-20.079 ; Soc., 4 mars 2020, Uber, n° 19-13.316 ; Soc., 13 avr. 2022, Voxtur, n° 20-14.870), la réponse est incontestablement positive, la Haute juridiction rappelant in extenso les termes de l’attendu de principe de l’arrêt Société générale. Néanmoins, deux éléments ont semé le trouble, au long des décisions rendues par la Cour de cassation, sans toutefois emporter disparition de la subordination : la référence au service organisé et la promotion de l’indépendance.
Subordination v. service organisé
A compter des années 1970, est apparue une nouvelle terminologie au soutien de la reconnaissance du contrat de travail : celle du service organisé (AP. 18 juin 1976, n° 74-11.210). La tentation fût grande d’y voir le nouveau « critère » du contrat de travail, au point que la Cour de cassation a dû rappeler l’évidence selon laquelle « le travail au sein d’un service organisé peut constituer un indice du lien de subordination lorsque l’employeur détermine unilatéralement les conditions d’exécution du travail » (Soc., 13 novembre 1996, précité). Le service organisé, rappelons-le, ne qualifie pas les manifestations de pouvoir sur la personne du travailleur, ou encore sur son travail, mais invite à considérer les conditions d’exécution du travail (lieu, horaires, moyens matériels). La logique, cependant, demeure : il est toujours question d’identifier l’exercice d’un pouvoir unilatéral. L’objet de ce pouvoir est cependant plus global – d’une subordination personnelle à une subordination plus fonctionnelle. Il tend à saisir la direction et le contrôle, non seulement sur le travail, mais également sur les conditions de travail, et plus largement sur les formes juridiques qu’empruntent les acteurs économiques pour organiser leur activité. De ce point de vue, il convient de rappeler l’évidence : d’une part, l’opération de qualification du contrat de travail et du lien de subordination n’est pas une opération de « description » du monde, mais une démarche de contrôle des modes d’organisation du capital et des formes juridiques de la mobilisation de la main d’œuvre ; d’autre part, l’opération de qualification est une action finalisée, en l’occurrence par l’imputation aux entreprises, en tant qu’organisation de travail, des responsabilités qu’elles encourent à raison des modes d’organisation de leur activité économique. Le lien est étroit entre qualification, subordination, et imputation. Ainsi le service organisé n’opère aucune rupture avec la notion de subordination. Car, si la subordination (sub-ordinare) renvoie à la soumission à un ordre, elle ne dit rien de l’« ordre » auquel elle entend soumettre le salarié. Pendant longtemps, l’ordre fut celui de la grande entreprise : celui de la hiérarchie. Aujourd’hui, la métrique a changé : il est question de contrôle, de management par objectifs et de décentralisation productive. L’actualité récente des travailleurs de plateforme confirme la pertinence de l’articulation entre subordination et service organisé. Dans son arrêt Uber du 4 mars 2020 (Soc., 4 mars 2020, précité), la Cour de cassation use à deux reprises de la terminologie de « service organisé », d’abord pour démasquer la fausse indépendance des travailleurs de plateforme (qui étaient « intégré un service de prestation de transport créé et entièrement organisé par la société Uber BV »), ensuite pour désamorcer la critique liée à l’absence d’obligation d’accepter la prestation proposée (« à propos de la liberté de se connecter et du libre choix des horaires de travail, (…) dès lors que lorsqu’un chauffeur se connecte à la plateforme Uber, il intègre un service organisé par la société Uber BV »). C’est dire si le service organisé n’est pas un critère alternatif au lien de subordination, mais une manière de décliner la compréhension juridique des rapports de travail tels que conçus et organisés par les acteurs économiques.
Subordination v. indépendance
Plus problématique, sans doute, est la promotion de l’indépendance dans les dispositifs contemporains. On se souvient que, depuis 1994 (loi n° 94-126 du 11 février 1994 relative à l’initiative et à l’entreprise individuelle), existent dans le code du travail des présomptions de non-contrat de travail (art. L. 8221-6 du code du travail). Si ces présomptions sont simples, dans la mesure où elles peuvent être renversées par la preuve de l’existence d’un lien juridique de subordination permanente (Civ. 2ème, 7 juillet 2016, Formacad, n° 15-16.110), elles imposent au raisonnement judiciaire une étape supplémentaire qui complexifie parfois l’analyse des solutions retenues : les juges doivent d’abord exclure l’indépendance pour ensuite caractériser la subordination (parfois les deux opérations sont réalisées en miroir). Récemment, le législateur est allé plus avant, à propos des travailleurs de plateforme, en tentant d’imposer une présomption irréfragable de non-salariat (Loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités), fort heureusement censurée par le Conseil constitutionnel (Décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019). Doit-on cependant y voir les prémices d’une lente dégradation de la force performative de la référence au lien de subordination ? Pour l’heure, un tel constat ne s’impose pas. Tout au contraire, l’analyse de la jurisprudence de la Cour de cassation laisse apparaître les ressources que constituent la référence au service organisé pour dévoiler les montages juridico-économiques auxquels se livrent certaines sociétés (Soc., 4 mars 2020, précité). Ce que révèle plus certainement cette promotion de l’indépendance, c’est l’émergence d’un nouveau registre argumentatif dans la détermination de la qualité des parties : les juges sont ainsi confrontés au modèle et à la rhétorique du marché, cependant qu’ils y répondent par celle de l’organisation et de l’entreprise (PASQUIER, 2020). La subordination, néanmoins, n’a rien perdu de sa superbe dans l’analyse des décisions relatives à la qualification du contrat de travail
La subordination comme outil
La subordination, ensuite, peut être envisagée comme un outil. Outil, précisément, dédié à l’attribution de signification dans l’interprétation de certaines règles ou mécanismes issus du droit du travail. Au plus fondamental, elle permet de comprendre la manière dont, juridiquement, l’employeur entre en « possession » de l’objet du contrat de travail, i.e. la force de travail. La subordination, dans un contrat qui engage la personne du salarié, apparaît ainsi comme un « substitut fonctionnel à la dépossession » (FABRE-MAGNAN, 1998). Plus avant, la subordination aide à donner sens à certaines règles ou pratiques jurisprudentielles dédiées à l’identification des aires du pouvoir de l’employeur. On citera pour exemple la protection de la vie personnelle du salarié. Si la Cour de cassation considère que les agissements du salarié qui relève sa vie personnelle ne sont pas constitutifs d’une cause de licenciement, ni même par extension de justification à une mesure disciplinaire (Soc., 14 mai 1997, n° 94-45.473), c’est précisément parce que la subordination n’est pas sans limite. La vie personnelle n’est donc pas un droit, mais une frontière à l’emprise de la subordination. De la même manière, si le temps de travail effectif est défini comme « la durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles » (C. trav., art. L. 3121-1), c’est que le temps de travail est un temps contraint, soumis à l’exercice du pouvoir de l’employeur. Également, si le salaire est dû lorsque le salarié se tient à la disposition de son employeur (Soc., 28 février 1962, Bull. Civ. V, n° 231), c’est parce que le salaire n’est pas uniquement la contrepartie d’un travail (au sens d’activité), mais celle d’un travail subordonné (au sens d’une mise à disposition de la force de travail du salarié sous la contrainte du pouvoir de l’employeur). C’est sans doute encore la subordination du salarié qui justifie, par dérogation à l’article 1353 du code civil, un aménagement de la charge de la preuve au bénéfice du salarié (parmi d’autres, C. trav., art. L. 1134-1 et L. 1154-1). En d’autres termes, on peut affirmer que la subordination est et demeure la ratio legis de nombre de dispositifs en droit du travail. Cependant, deux éléments viennent semer le trouble : l’invocation croissante de la volonté du salarié et l’affirmation des libertés et droits fondamentaux des travailleurs.
Subordination et volonté du salarié
Peut-on vouloir et être soumis à la volonté d’autrui ? Un auteur avait souligné l’aporie logique que constituait la « subordination volontaire » (SUPIOT, 2002). On pourrait aujourd’hui relever l’émergence d’une nouvelle contradiction : celle de l’attrait pour la volonté du travailleur subordonné. Si la volonté, prise ici dans son sens commun d’aptitude de l’individu à librement s’engager ou se désengager, n’a jamais été bannie du droit du travail (cf. le régime de la modification du contrat de travail), elle a longtemps été considérée comme « suspecte ». Elle fait aujourd’hui un « retour en force » remarqué (SACHS, 2012). On songera au premier chef aux dispositifs dédiés à la rupture du contrat de travail et « fondés » sur la volonté du salarié. La rupture conventionnelle constitue, de ce point de vue, l’expression la plus aboutie de la référence à la volonté du salarié. Et l’on ne saurait contester que la procédure, imposant un entretien préalable, un délai de réflexion et une homologation par l’administration, témoigne d’une protection du consentement sans précédent en droit du travail. Mais n’est-ce pas l’arbre qui cache la forêt ? Prenons l’exemple des accords de performance collective. On sait que, formellement, le salarié a le droit, confronté à une modification de son contrat de travail par un accord de performance collective, d’exprimer son refus, c’est-à-dire de dire sa volonté de refuser. Mais, en réalité, il ne s’agit pas d’un acte de volonté : soit le salarié se soumet à l’application de l’accord collectif, soit il prend le risque d’un licenciement. Dans les deux cas, il renonce. C’est donc moins un acte de résistance par la volonté qu’un acte de renonciation par la soumission à la raison conventionnelle (CAVAT, 2020). De la même manière, le salarié qui prend acte de la rupture de son contrat de travail, exprime-t-il une volonté, en l’occurrence celle de se désengager du rapport de travail ? Certains auteurs le soutiennent, allant même jusqu’à considérer qu’elle témoigne d’un pouvoir de résiliation unilatérale du salarié (GEA, 2019). Les risques encourus par le salarié à l’occasion de la prise d’acte interrogent cependant sur la pertinence d’une analyse en termes de volonté. Car la volonté impose, c’est le principe même, l’expression d’un consentement libre et éclairé. Le salarié est-il libre et éclairé lorsqu’il prend le risque, sous la contrainte d’un manquement présumé grave de l’employeur, d’une imputation contentieuse « aux torts de l’employeur » alors que le résultat de son action est radicalement indéterminé (effet d’une démission ou d’un licenciement) ? Déplaçant le regard vers l’exécution du contrat de travail, le régime des clauses de variation rend tout aussi fragile la référence à la volonté. Clause de mobilité, clause de variation de la rémunération, les stipulations ont fleuri et démontré, si besoin en était, que le contrat de travail demeure un vrai contrat et un espace de stipulation (JEAMMAUD 1990). Par-là, on voudrait (i.e. les parties) laisser penser que le salarié peut donner son accord à une pré-constitution de son accord ultérieur. Le salarié consent par avance à ne plus donner son accord par la suite. A l’analyse, cependant, plus que d’un acte de volonté, il s’agit d’un « consentement en blanc » (FABRE-MAGNAN, 2012) qui garantit à l’employeur de s’abstenir d’actualiser le consentement du salarié au moment de la mise en œuvre de la clause. Utiliser les ressources contractuelles pour contourner le consentement du salarié, c’est en réalité forcer la volonté du salarié. Le sentiment qui ressort, en définitive, est que le registre de la volonté est bien plus souvent utilisé pour justifier des actes de pouvoir « masqués » que pour asseoir une faculté d’engagement ou de résistance du salarié. La volonté, comme registre d’engagement, concurrence la subordination (et le pouvoir) bien plus qu’elle ne la libère.
Subordination et libertés et droits fondamentaux
Peut-on être à la fois subordonné et titulaire des libertés et droits fondamentaux ? Ainsi que le rappelle un auteur, « la liberté, en tant que pouvoir d’autodétermination, constitue avant tout un pouvoir sur soi-même ». Mais « à autrui, elle est opposable », elle est l’expression vigoureuse d’un acte de résistance (LYON-CAEN A., 2012). Or, depuis que le législateur a introduit, à la suite du Conseil d’État (CE, 1er février 1980, n° 06361), le registre des libertés et droits fondamentaux dans le corpus du droit du travail, on sent comme un vent de liberté souffler sur le manteau vieilli de la subordination. Au cœur de ce mouvement, l’article L. 1121-1 du code du travail dispose que « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ». Partant, le salarié ne serait-il pas (un peu) moins subordonné du fait de la titularité de libertés et droits fondamentaux ? On peut en douter pour plusieurs raisons. D’abord, si l’article précité sonne comme une interdiction, en réalité il ouvre à la restriction aux libertés et droits fondamentaux dès lors que celle-ci est justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché. En d’autres termes, l’article L. 1121-1 n’est ni le siège des libertés et droits fondamentaux, ni un régime d’interdiction des atteintes à ces droits et libertés, mais le cadre des restrictions légitimes autorisées par le droit. Ainsi, l’atteinte au droit du libre choix du domicile personnel et familial peut-elle être justifiée si elle se révèle indispensable aux intérêts de l’entreprise (Soc., 12 janvier 1999, n° 96-40.755). Il en va de même à propos de la protection des effets personnels du salarié (Soc., 3 avril 2001, n° 98-45.818), de sa liberté d’expression (Soc., 14 décembre 1999, n° 97-41.995) ou encore de sa liberté religieuse (Soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845). Si bien qu’en réalité, l’article L. 1121-1 participe autant de la protection des libertés et droits fondamentaux du salarié qu’à la ‘normalisation’ – au sens d’encadrement et légitimation – des atteintes à ces droits. Plus avant, l’on doit souligner que les libertés et droits fondamentaux sont « victimes » d’une forme de réversibilité ou de bilatéralisation qui en dénature la signification (PASQUIER, 2022) : le droit à l’emploi est utilisé pour justifier une restriction à la liberté religieuse qui in fine aboutit au licenciement d’un salarié (Soc., 19 janvier 2022, n° 20-14.014) ; le droit à la preuve est mis au service de l’employeur pour lui permettre de produire des éléments de preuve en principe illicites qui in fine participent de la sanction du salarié (Soc., 10 novembre 2021, n° 20-12.263) ; la référence aux licenciements nuls, car attentatoires aux droits et libertés fondamentales, sert à justifier le caractère raisonnable de barèmes d’indemnisation dont l’objet est justement de réduire substantiellement les dommages et intérêts en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse (Soc., 11 mai 2022, n°s 21-15.490 et 21-15.247). C’est peu dire que la protection des libertés du salarié peut jouer à double emploi. Enfin et surtout, l’introduction de dispositifs dédiés à la protection des droits et libertés du salarié n’a jamais signifié la fin de la subordination du salarié : elle en est, tout au contraire, l’éclatante expression. C’est justement parce que le salarié est subordonné, très subordonné, que des libertés et droits fondamentaux lui sont attribués. Mais avec une limite certaine liée à ce que certains auteurs ont qualifié d’« ambivalence » du droit du travail (JEAMMAUD, 1990) : le régime des libertés et droits fondamentaux protège autant qu’il soumet le salarié à des restrictions, certes légitimes, mais des restrictions tout de même. La subordination demeure donc, et elle s’étend même aux libertés les plus essentielles (telles que la liberté d’expression, la liberté religieuse ou encore le droit au respect de la vie privée) dès lors que sont remplies les conditions de justification et de proportion imposées par le droit.
La subordination comme principe
La terminologie de principe est une notion sensible, d’un maniement délicat. Elle peut s’entendre de principe-règle, de principe-interprétation, ou encore de principe-justification (JEAMMAUD, 2004). Dire ici que la subordination est un principe n’emporte pas que celle-ci aurait une autorité supérieure, une vocation naturelle. Considérer la subordination comme un principe revient à poser une règle d’interprétation (d’aucuns diraient un paradigme), non seulement des règles applicables à la relation de travail, mais encore de la relation de travail elle-même : le travail salarié doit, dans les faits, être regardé comme un travail subordonné. N’y a-t-il pas cependant un contre-temps ? On voit fleurir en effet des analyses et discours vantant la « liberté » dans le travail, l’inopérance de la référence à la subordination et à la hiérarchie dans les organisations de travail contemporaines. Est-ce à dire que le droit du travail serait en décalage par rapport à la « réalité » qu’il prétend ordonner ? On pourrait évidemment répondre que le droit, comme système normatif présidant au gouvernement des comportements sociaux, ne se soucie pas outre mesure des évolutions de la réalité puisque, justement, il est un système normatif et non pas descriptif. Mais cela serait sans doute insuffisant. Car si l’on passe le caractère relativement auto-réalisateur et militant des discours consacrés à l’entreprise « libérée », plusieurs critiques (recevables) interrogent sur la pertinence de la subordination comme principe d’interprétation des rapports sociaux dans l’entreprise : la référence à l’autonomie du salarié et le passage de la subordination au contrôle de l’activité.
Subordination v. autonomie
Plusieurs critiques de la subordination comme principe gouvernant les rapports sociaux dans l’entreprise ont été portées par les sciences sociales. En histoire, d’abord, au terme d’un réinterprétation historiographique d’ampleur de l’émergence du capitalisme contemporain et de la grande entreprise, un lieu commun est tombé : celui selon lequel la subordination serait née à l’occasion de l’apparition du capitalisme industriel. Tout au contraire, certains historiens soutiennent, d’une part, que la période de la première révolution industrielle ne fût pas celle de la subordination, mais celle de la « faible hiérarchie, forte autonomie », (LEFEBVRE, 2009), d’autre part, qu’il a fallu à la fois une révolution juridique (COTTEREAU, 2008) et managériale (LEFEBVRE, 2009) pour parvenir à la grande transformation hiérarchique du travail et l’invention de la grande entreprise. Partant, les auteurs relèvent que le management de la relation de travail serait entré dans une nouvelle révolution, faite d’autonomie dans la subordination et de quête de protection de la personne au travail (SUPIOT, 2000 ; LEFEBVRE, 2009). L’on doit cependant souligner que, même conceptualisée sous les autours de l’autonomie dans la subordination, cette dernière ne disparaît pas. On pourrait même dire qu’elle s’accentue : d’une normalisation du travail, on semble passer à une normalisation des personnes. L’emprise sur la personne du salarié n’en ressort que plus forte et le besoin de protection plus impérieux. Car l’autonomie dans la subordination ne signifie pas la disparition de la contrainte : l’autonomie dont il est question n’est pas tant une dimension du travail mise au service du salarié, mais une idéologie mise au service de l’organisation. Idéologie tendant à convaincre les travailleurs que leur salaire est à la hauteur de leur travail et de leurs efforts, mais qui en réalité produit une euphémisation de la subordination et le passage du contrôle à l’autocontrôle, de l’exploitation à l’auto-exploitation (BERNARD, 2020). Plus ambitieuse, alors, est la critique formulée par les sciences de gestion. Dans une analyse audacieuse des théories du management modernes, plusieurs auteurs soulignent le passage d’une représentation fondée sur la hiérarchie de l’organisation à celle de l’autorité des managers sur le travail (notamment, SEGRESTIN, 2015). Ce déplacement n’est pas sans incidence sur la représentation que l’on peut avoir de la relation de travail elle-même. L’échange inhérent au contrat de travail ne serait plus celui d’une subordination contre une protection, mais celui d’une mise à disposition d’un potentiel d’action du salarié contre un salaire : « dans le contrat de travail, il faut prendre en compte le fait que le flux d’activité, qui transforme le potentiel de l’individu, est cette fois décidé par l’autorité de gestion » (SEGRESTIN, 2015, p. 81). Cette manière de considérer la relation de travail emporte l’abandon d’une théorie marchande du travail pour une nouvelle théorie du « potentiel » du salarié recelant des possibilités infinies et à construire. Partant, les auteurs invitent à envisager le contrat de travail, non plus seulement comme un contrat de subordination, mais comme un contrat d’« engagement », fondé sur la créativité potentielle du salarié, en lien avec la ou les missions de l’entreprise. Cette nouvelle manière de voir le travail, le salariat et l’entreprise, ne manque pas d’attrait. Elle renouvelle sans doute l’une des données fondamentales du droit du travail contemporain et pourrait trouver à s’exprimer dans les dispositifs juridiques dédiés à la gestion des compétences. S’il existe très certainement une différence entre le travail prescrit et le travail réel (MONCHATRE, 2021 ; BEGUIN et alii, 2021), entre plus fondamentalement entre le travail subordonné et le travail autonome, l’on ne peut toutefois manquer de relever que, justement, l’une des caractéristiques des organisations contemporaines de travail repose, comme un substrat à l’autonomie retrouvée, sur le contrôle de l’activité des salariés. Le contrôle apparaît alors comme la face (cachée) de l’autonomie. Contrôle que d’ailleurs, d’aucuns ont proposé de substituer à l’idée de subordination.
Subordination et contrôle
Faut-il substituer le contrôle à la subordination ? Dans l’analyse des décisions les plus récentes de la Cour de cassation, rendues à propos des travailleurs de plateforme, certains auteurs ont proposé de substituer au critère traditionnel de la subordination celui du contrôle sur l’activité du salarié dans la caractérisation de l’existence d’un contrat de travail (LOKIEC, 2019). Si l’on peine à adhérer à ce changement, tant la jurisprudence laisse apparaître la permanence et la plasticité du critère du lien de subordination, en revanche, la référence au contrôle semble bien imprégner l’exécution contemporaine du rapport de travail. La métrique des données et la gestion algorithmique du rapport de travail doivent à ce titre être prises au sérieux dans la considération des nouvelles formes d’exercice du pouvoir, et donc de la subordination (LOKIEC, ROCHFELD, 2018). A l’ordre du contremaître qui contrôlait le travail salarié par référence au chronomètre se substitue celui de l’algorithme qui autorise la surveillance du salarié par référence à ses données personnelles. L’évaluation du travail par les données devient alors à la fois un mode de contrôle de l’activité salarié et un système de gouvernance à la fois par le chiffre (SUPIOT, 2015) et par les données (GOUTTENOIRE, 2021). Quelle part prend le droit du travail à l’institutionnalisation et la légitimation de ce nouveau mode de management par le contrôle des données ? Pour l’heure, il en est sans doute à son balbutiement. On peut cependant déceler dans certains dispositifs récents l’émergence d’un véritable régime du contrôle de l’activité du salarié par les données. Si à n’en pas douter, le RGPD jouera un rôle fondamental dans la construction de ce nouvel imaginaire de la subordination gouvernée par les données et l’algorithme, c’est sous l’angle des libertés et droits fondamentaux que sont actuellement saisies les premières manifestations de cette subordination algorithmique. A ce titre, une nouvelle fois, la grammaire des libertés et droits fondamentaux témoigne de la fonction « normalisatrice » des actes de pouvoir de l’employeur : si celui-ci doit respecter un principe de transparence et de proportionnalité dans le contrôle des salariés (Soc., 20 novembre 1991, Néocel, n° 88-43.120), il est habilité à prendre connaissance des données personnelles du salarié dès lors qu’elles sont stockées sur un matériel de l’entreprise (Soc., 18 oct. 2006, n° 04-48.025) et peut même se prévaloir de données issues d’éléments extérieurs à l’entreprise dès lors qu’ils sont indispensables à l’exercice de son droit à la preuve (Soc., 10 nov. 2021, n° 20-12.263). On pourrait multiplier à l’envi les illustrations récentes de cette confrontation entre données personnelles du salarié et régime des libertés et droits fondamentaux, mais l’on en retiendra la tendance fondamentale : le droit est en cours de construction d’un régime du contrôle de l’activité par les données qui ne témoigne pas de la disparition de la subordination. Tout au contraire, le rapport de travail, assis sur l’idéologie de l’autonomie contrôlée, trouve dans le contrôle par les données la nouvelle métrique de la subordination. Quel destin promettre à cette évolution ? Certainement pas la disparition des actes de pouvoir dans l’exécution du rapport de travail. La relation de travail, même autonome, voire « émancipée », est et demeure une relation de pouvoir, de contrôle et de subordination.
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Droits fondamentaux, Entreprise, Entreprise de plateforme, Employeur, Flexicurité, Management algorithmique, Organisation du travail, Qualification, Pouvoir, Risques, Travail indépendant, Unilatéralisme
Décembre 2022